Gravity : immersion en apesanteur
Des plans interminables, dont même James Cameron questionnait la faisabilité. Un réalisateur, Alfonso Cuarón, célébré depuis Y tu mamà también (2001), mais dont nous attendions la nouvelle œuvre depuis les Fils de l’homme, en 2006. Un film ne cessant d’être reporté, dans un tournage hermétique. Et au final, un triomphe au box-office, atteignant même un record inédit : Gravity serait le film ayant attiré la plus forte concentration de plus de 35 ans dans des salles aujourd’hui désertées par ce public aux États-Unis, et se positionne à la 49e place des meilleurs films de tous les temps selon le site Imdb. Mais pourquoi une telle effervescence, pour un film qui n’excède pas une heure et demie, avec seulement deux acteurs à l’écran, dont Sandra Bullock, bien plus célèbre aux États-Unis qu’à l’international ?
L’humain et l’espace
Sans doute l’expérience visuelle entraîne-t-elle le consensus. Notamment l’indiscutable plan d’ouverture : vingt-cinq minutes de mouvement de caméra, succédant à une image kubrickienne : une navette spatiale progressant très lentement dans l’orbite terrestre, l’immense planète bleue en arrière-fond. Mais Alfonso Cuarón, contrairement à Kubrick, livre une œuvre non pas contemplative, distanciée, mais immersive. Et ce en utilisant des figures de mise en scène précises : la caméra subjective (depuis le casque de la combinaison spatiale), le plan-séquence, la focalisation sur l’astronaute Ryan (incarnée par Sandra Bullock). Les personnages évoluent dans un milieu froid, pourtant rendu vivant grâce à une succession d’enjeux de survie : rentrer dans un module, éviter les débris de satellite, rejoindre la surface de la Terre. Plongé dès le départ dans le point de vue de Ryan, intégré au vide spatial par une 3D réussie, le spectateur ne peut qu’éprouver une suspension d’incrédulité, que la crédibilité du cadre renforce. La plupart des astronautes interrogés sur le réalisme du film louent la recherche et la reconstitution des scènes dans l’espace.
L’intérêt de cette immersion dans Gravity est qu’elle ne relève pas tant du récit (absence de dimension épique, d’emphase, courte durée du film) que de l’humain. Nous éprouvons la peur de Ryan, crispés dans nos fauteuils pour l’enjoindre de se raccrocher au harnais. Et sa brève dérive dans l’espace, que le réalisateur rend vertigineuse en choisissant un long plan large, nous fait ressentir sa panique, sa solitude, sa soudaine vulnérabilité, une fois qu’elle est sortie du milieu feutré de la station spatiale. Les éléments sales (débris, feu, eau) viennent dégrader l’apparente netteté humaine (les combinaisons, le blanc nacré des engins, la transparence des casques), et la projection au format Imax rend apparentes la sueur, la respiration, la tension sur le visage de Ryan. Ce personnage participe d’ailleurs de l’identification du spectateur, en incarnant un être humain comme les autres, endeuillé et en détresse, à la recherche de sa survie. Même Matt, censé se caractériser par sa compétence, ne se comporte pas comme un expert classique : il ne cesse de plaisanter, même en situation clairement critique. La panique s’atténue vite, avant qu’intervienne la crise, la pulsion de survie. Celle qui se définissait une heure auparavant par son diplôme en astrophysique et sa froideur se comporte maintenant comme une enfant apeurée : sa course dans le vide ressemble à l’agitation réflexe d’un être chétif incapable de nager, et qui viendrait de tomber dans une piscine. Le bassin a ici une profondeur infinie.
Sauver sa propre vie
Gravity agit consciemment en vue d’une « claque », d’un choc, du jamais vu au cinéma, dès son ouverture : sous une musique stridente, les données physiques de la zone située à deux cents kilomètres au-dessus de la terre s’accumulent, jusqu’au panneau final et essentiel : « La vie est impossible dans l’espace. » Logiquement, cette lutte pour la vie, l’oxygène et le retour sur Terre (et donc la redécouverte de la gravité) conditionne le visionnage. Alfonso Cuarón effraie son spectateur, lui montre le danger de la situation, et indique la seule issue au film : rejoindre la planète mère, fouler de nouveau le sol, réactiver ses muscles, ou mourir. Le résultat n’est pas si différent de l’objectif des tragédies grecques : susciter terreur et pitié. Bien sûr, ici, nul chœur ou deus ex machina : comme dans les grands films de genre (Alien, Starship Troopers), de simples humains (des hommes dépassés et une ou plusieurs femmes affirmées) se retrouvent seuls face au danger, sans l’aide d’une technologie désormais défaillante. L’émotion vient toujours quand le spectateur se rend compte que le salut ne réside que dans l’humain et l’initiative : George Lucas l’avait déjà compris, en faisant abandonner à Luke les appareils de guidage électroniques dans Star Wars, épisode IV : Un nouvel espoir.
Car nous, simples « visionneurs », ressemblons à l’héroïne : nous savons, sans y être préparés, que la sécurité et l’assistance (ici, celle de Houston) ne sont que provisoires, et volent en éclats au moindre incident grave. Ainsi, la phrase sans cesse répétée Houston in the blind (« Houston dans le noir », indiquant une transmission sans réponse de la base de la Nasa) résonne à la fois comme un signal de secours et comme un acte de courage volontaire. Il ne s’agit pas de sauver le monde, de prévenir une catastrophe globale, mais de sauver sa propre vie, surmonter sa phobie du vide, sa résignation de simple scientifique sans qualification pour l’espace. Le scénario, le cinéaste et la production considèrent donc leur public comme des adultes, dans un récit où le happy end n’est plus sérieusement envisageable : le retour de Matt dans la capsule de secours n’est qu’une hallucination de Ryan, causée par le dioxyde de carbone. Pas d’idée de rédemption, pas de martyrologie, une absence presque totale de foi chrétienne, aucune histoire d’amour entre personnages, ou de ralentis sur une quelconque joie : le seul enjeu est la sortie d’un environnement hostile, l’espace, pour retrouver l’atmosphère, la fermeté sous ses pieds.
La virtuosité et l’empathie expliquent un tel succès. Des lauriers publics et critiques succédant à ceux d’Avatar et d’Inception, deux films eux aussi cinématographiquement marquants dès leur première vision, identifiables comme des « blockbusters d’auteurs ». Mais Gravity introduit un nouveau motif, propre à imprégner l’esprit du spectateur : l’immersion en tant qu’expérience sensorielle.
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Gravity (2013, durée 1 h 30), réalisation Alfonso Cuarón, avec Sandra Bullock, George Clooney. Sorti en France le 23 octobre 2013.