L'hubris de l'Amérique chez Scorsese
On ne compte plus cet automne les événements et publications autour de Martin Scorsese. Exposition et rétrospective à la Cinémathèque (jusqu’au 14 février 2016), catalogue, réédition de ses films en intégrales Dvd et Blu-ray, ou encore parution d’un coffret de quatre CD des bandes originales de ses longs-métrages, réunissant cinq heures de musique. Après Kubrick en 2011, Scorsese se voit élevé au statut de cinéaste universel incarnant le goût de l’époque, que tous les spectateurs, et les cinéphiles, se plaisent à revoir et à encenser. Demy, Burton, Antonioni, sujets de précédentes expositions événements, peuvent toujours susciter quelques réserves. Quels ressorts de l’œuvre scorsesienne expliquent ce triomphe public ? Nous ne sommes pourtant pas tous New-Yorkais, pas tous Italo-Américains, pas tous marqués par une morale catholique…
Orgueil et chute
Il faudrait avant tout rappeler comment Scorsese participa, il y a plus de quarante ans, à deux des films fondateurs du cinéma contemporain : Woodstock (1969), en tant qu’assistant réalisateur, et Mean Streets (1973), son premier grand succès de cinéaste. Woodstock, par ses plans longs, ses décadrages soudains, ou la multiplication des images dans un même cadre (voir la version de Soul Sacrifice par Santana). Mean Streets, dont l’enchaînement travelling avant/travelling arrière lors de l’arrivée de Johnny Boy dans le bar, avec les Rolling Stones en fond et une lumière rouge diffuse, fonctionnait quasiment comme une réponse au travelling arrière d’une noirceur complète au début du Parrain (1972). Utilisation d’une musique non originale en fond sonore (du rock principalement), d’une voix off, plans en mouvement, dynamisme du montage : la patte Scorsese était déjà présente. Son association avec la monteuse Thelma Schoonmaker entérine la continuité de ses méthodes formelles. Pierre Berthomieu a déjà souligné dans ses ouvrages sur Hollywood la manière dont Scorsese filme la violence : toujours avec des effusions d’un sang orangé (dans Taxi Driver, Raging Bull, Aviator…), toujours avec des plongées/contre-plongées, toujours avec une maltraitance des chairs.
La figure foncière la plus connue de sa filmographie reste bien sûr l’hubris, l’orgueil démesuré qui habite tous ses personnages. Il en devient presque une force constitutive de l’Amérique, des rues immigrées de Gangs of New York (2002) au Boston contemporain des Infiltrés (2006). Trois rôles de Leonardo DiCaprio dans sa filmographie ont exacerbé cette dimension, déjà ô combien présente dans Raging Bull (1980) ou Casino (1995). Aviator (2004) montre comment Howard Hughes, businessman névrosé et maniaque, lutte pour son ascension et finit par s’opposer aux magnats de Hollywood et au pouvoir politique (voir la scène magistrale des auditions au Congrès). Shutter Island (2010), adaptation du roman de Dennis Lehane, retourne l’esprit du spectateur en n’offrant que deux possibilités d’analyse : ou bien l’inspecteur Teddy Daniels s’avère vraiment fou, et dans ce cas se trouve de façon légitime enfermé, ou bien il proclame seul la vérité, et se voit condamné par les psychiatres et les policiers. Enfin, le Loup de Wall Street (2013) agit en summum de l’hubris scorsesienne, dans un spectacle de presque trois heures d’outrances, d’injures, d’inconséquence : le syndrome définitif de la maladie natale des États-Unis, l’ambition démesurée. Nul besoin de revenir sur les structures en rise and fall de ces films, introduites dans Raging Bull et développées pleinement depuis les Affranchis (1990). Le héros scorsesien nous ressemble et nous instruit : comment des hommes normaux commettent des actes immoraux, tout en s’inscrivant dans des valeurs (la religion, l’honneur, la famille), et finissent toujours par connaître une chute, conséquence de leurs excès.
L’infiltré du cinéma
On a pu voir dans Scorsese le plus cinéphile des cinéastes, ou l’incarnation américaine de l’amour des films. Réalisateur d’un documentaire sur le cinéma italien et d’un autre sur le cinéma américain (avec Michael Henry Wilson), collectionneur de copies pellicule, créateur de la Film Foundation, organisme finançant la restauration d’anciens métrages (le Guépard ou les Chaussons rouges notamment), son affection n’est plus à prouver. Hugo Cabret (2011), alliance entre l’influence de Georges Méliès et la technologie 3D, vient la confirmer. Et Casino se lit parfois comme une métaphore du cinéma, avec l’utilisation furtive de la musique du Mépris par Georges Delerue. Las Vegas représente le Hollywood des années 1970 : le monologue final de De Niro (The town will never be the same… Today it looks like Disneyland), sur fond d’images de destruction des vieux casinos, symboliserait alors la fin de la pure politique des auteurs dans les studios, qui reprirent la main sur les productions au début des années 1980. Dans le groupe dit du Nouvel Hollywood (Brian De Palma, Francis Ford Coppola, George Lucas, Steven Spielberg ou Scorsese), seuls les deux derniers semblent aujourd’hui en pleine possession de leur inspiration et opportunités artistiques. Si Spielberg assure son indépendance par son empire de productions (Dreamworks) et le contrôle des budgets de ses films, Scorsese s’est toujours intégré dans la logique propre des studios, comme un infiltré capable d’utiliser le système pour parvenir à ses fins.
De son aveu même (lors de sa leçon de cinéma au Festival de Cannes 2007, reproduite dans Croisette de Joann Sfar, Delcourt, 2008), il dut au début de sa carrière apprendre à tourner un long-métrage dans un temps minimal, ce que lui inculqua le mythique producteur Roger Corman. Il sut, dans les années 2000, travailler avec la société Miramax des frères Weinstein pour boucler les très longs et très ambitieux Gangs of New York et Aviator, au prix de conflits autour des budgets et des montages finaux. Et pour quel résultat ! Un diptyque de films globaux sur l’Amérique de 1846 (émeutes à New York entre natives et immigrés irlandais) à 1947 (vol du Hughes H-4 Hercules, le plus grand avion jamais construit), d’une ampleur historique rare, où toutes les luttes ressortent : celles du peuple, des capitalistes, de l’aviation en voie de démocratisation, de l’industrie de guerre, du conflit protestants/catholiques, des résistances contre la conscription au moment de la guerre de Sécession… Même les Infiltrés, dans son prologue, montre les images des émeutes sociales et raciales de Boston dans les années 1970-1980, et fait prononcer par le personnage de Jack Nicholson un discours sur l’intégration des minorités qui surpasse bien des analyses sociologiques. Ironie suprême d’un film sorti en 2006, et qui plaisante sur la capacité des Irlandais à avoir obtenu la présidence des États-Unis en vingt ans, a contrario des Noirs…
Nous autres, scorsesiens
Le cinéma de Scorsese nous parle par ce biais, en ce qu’il décrit notre monde de violence, d’inégalités et de rivalités. Nous nous reconnaissons dans ses héros sans croyances, qui parfois tentent de se rattacher au christianisme, à leurs valeurs, mais chutent par leur faute ou dans l’application d’une condition, d’un programme (ce qui forme tout le sens de la Dernière Tentation du Christ par exemple). Pour le spectateur contemporain aussi, la politique ou les moyens légaux apportent peu de réponses aux ambitions personnelles et à la recherche de prospérité ou de réussite. Un constat énoncé dans les premières minutes des Affranchis (1990) : l’attrait inexplicable et indépassable du crime organisé. Mais les mafieux scorsesiens diffèrent de ceux du Parrain de Coppola en ceci qu’ils ne possèdent plus aucune noblesse, plus d’éthique, à l’exception d’une morale abstraite, tout juste collective : l’honneur, le clan, l’omerta… Frank Costello, chef de la pègre des Infiltrés, ne tient qu’en servant d’informateur au Fbi ; et le parcours des grands criminels semble presque se terminer dans le Loup de Wall Street, où les traders remplacent les gangsters comme corporation de masse responsable des plus grandes malversations de l’époque. Ultime frontière de la vulgarité et de la cupidité, où un personnage comme le Nicky Santoro (Joe Pesci) de Casino, qui heurtait alors les dernières « bonnes mœurs », ne dénoterait même plus au milieu des cols blancs constamment sous drogues, inconscients de leurs vices et de leurs inconséquences.
Au long de nos vies de spectateurs et cinéphiles, nous pûmes ainsi retrouver chez Scorsese ce portrait au long cours de l’Amérique officieuse. Voilà ce qui motive l’affection générale pour ses films, leur adoubement critique et public ; comme le sacre collectif de notre meilleur chroniqueur.