L'irrévérence de la comédie américaine
Depuis plusieurs mois, des mouvements se font sentir aux États-Unis dans le genre comique, à la fois au cinéma et à la télévision. Si la France a depuis longtemps accordé à la comédie une dimension majeure, de Robert Benayoun et ses essais sur Buster Keaton ou Jerry Lewis à Emmanuel Burdeau (et son livre Comédie mode d’emploi, le seul paru en français sur Judd Apatow), les réseaux sociaux et la distribution à l’international des films permettent aujourd’hui une visibilité maximale aux productions américaines. Mais qui domine vraiment ce genre, en sachant que des cinéastes comme Noah Baumbach (dont le récent While We’re Young se perd dans un scénario méta-textuel et un trop-plein de citations) ou Wes Anderson assument plus ou moins explicitement de réaliser des comédies, catégorie pouvant se questionner pour leurs films ?
Le simple visionnage de Trainwreck, nouveau film de Judd Apatow sortant en novembre en France (mais déjà un succès en salle outre-Atlantique) nous donne l’impression qu’une ère vient de passer. Pour la première fois dans sa carrière de réalisateur, il ne signe pas le scénario, écrit par l’actrice Amy Schumer, issue de la scène stand-up. Malgré sa moindre implication dans l’écriture (a contrario d’œuvres comme Funny People ou 40 ans : mode d’emploi, véritables réflexions sur la comédie, aux résonances autobiographiques), le spectateur sent tout son talent de directeur d’acteurs : le basketteur LeBron James interprète son propre rôle, tout en autodérision, Tilda Swinton, méconnaissable, campe une rédactrice en chef d’un cynisme incroyable, et Ezra Miller surjoue consciemment son personnage d’adolescent genré ambigu. Comme toujours, il parvient à mélanger propos générationnels (ici, les jeunes filles qui refusent le couple) et air du temps pour obtenir un pur produit de divertissement assumé : de nombreux sportifs apparaissent, l’univers des magazines féminins est dépeint. Et une fois de plus, Apatow parvient à lancer une nouvelle génération d’acteurs, en la personne seule d’Amy Schumer, à qui il offre son premier grand rôle ; tel était déjà le cas pour Seth Rogen dans En cloque mode d’emploi (2007) ou Jonah Hill dans Supergrave (2007, réalisé par Greg Mottola).
Aujourd’hui, nous assistons au règne de cette galaxie, de cette écurie Apatow, sorte de mentor de la comédie américaine au cinéma, producteur de plusieurs titres, et son meilleur auteur. Seth Rogen, Jonah Hill, James Franco, Bill Hader ou Michael Cera ne cessent de jouer dans des comédies qui, pour populaires qu’elles soient, restent des réussites cinématographiques : 22 Jump Street, Nos pires voisins, l’Interview qui tue… Autant de films où cohabitent rythme, mélange de références, outrance des situations. Se forme ainsi une sorte de deuxième Frat Pack (groupe informel d’acteurs comiques comme Ben Stiller, Owen Wilson, Will Ferrel…), avec pour sommet de distribution et de mise en abyme C’est la fin (Evan Goldberg et Seth Rogen, 2013), où Rogen, Hill, Franco, Cera et Jay Baruchel jouent leur propre rôle, et sous prétexte d’un scénario apocalyptique, multiplient les allusions et les plaisanteries sur leurs filmographies respectives. Enfin, remarquons l’imprégnation de ces comédiens dans d’autres genres que la comédie : Jonah Hill a joué dans le Stratège (2011) et le Loup de Wall Street (2013), rôles qui lui valurent deux nominations aux Oscars, et Seth Rogen interprétera Steve Wozniak dans Steve Jobs, prochain film de Danny Boyle écrit par Aaron Sorkin (scénariste de The Social Network).
Late-shows
Une contemplation du paysage télévisuel comique américain actuel nous oblige à nous intéresser aux multiples late-shows. Dans ce domaine également, des fluctuations s’effectuent en permanence. Notons qu’il n’existe quasiment aucune interpénétration entre télévision et cinéma dans leur dimension comique, à l’exception du Saturday Night Live (Nbc), lieu de première apparition pour Steve Martin ou le duo des Blues Brothers (John Landis, 1980). Si Jimmy Fallon (The Tonight Show, Nbc) ou Conan O’Brien (Conan, Tbs) excellent dans l’exercice de l’entertainment (relance permanente des invités, vitesse des entretiens, capacité à susciter l’embarras ou la confession, et donc à terme le rire), ils n’abordent que rarement le sujet politique : O’Brien ne reçoit jamais d’hommes politiques, et Fallon, quand il en invite, brise leur image sérieuse en les impliquant dans des sketchs (les gouverneurs républicains Jeb Bush et Chris Christie furent ainsi invités à “Slow Jam the News”, séquence où toute tentative de discours partisan est désamorcée par les blagues de l’animateur).
D’un autre côté, nous avons vu cet été Jon Stewart quitter son poste de présentateur du Daily Show (Comedy Central), émission de décryptage de l’actualité, où Stewart se moquait des erreurs factuelles et des discours biaisés des conservateurs, et évoquait avec une réelle liberté de ton les violences policières ou la question raciale dans ses monologues. Explicitement à gauche, il termina d’ailleurs sa dernière prise d’antenne par une tirade sur la nécessité de dénicher et de remettre en cause les bullshits de source gouvernementale ou journalistique. De même Stephen Colbert, qui dans The Colbert Report (Comedy Central, arrêté en 2014) avait créé un personnage parodique de présentateur républicain, singeant ainsi la chaîne Fox News et ses journalistes. Son discours de 2006 au gala des correspondants de la Maison-Blanche, où, sous sa double identité, il délivrait un discours d’une ironie sans nom devant un George W. Bush médusé, ou son invention sémantique truthiness (traduisible par « véritude », croyance infondée en une vérité absolue), restent comme de grands moments comiques. Colbert doit reprendre en septembre sur Cbs le late-show autrefois animé par David Letterman.
Depuis un peu plus d’un an, un nouveau venu dans l’éventail des émissions comiques réalise une apparition remarquable : John Oliver, ancien du Daily Show, désormais présentateur d’une émission hebdomadaire sur Hbo, Last Week Tonight. Le format, autant que le contenu, surprend : Oliver réalise des monologues face caméra de plus de quinze minutes, parfois vingt (disponibles sur la chaîne YouTube de l’émission), sur des sujets éminemment politiques : les droits des personnes transgenres, le statut de Washington DC, le fisc, les inégalités de revenu, l’indépendantisme écossais, la dette étudiante… Dans une époque dite court-termiste, où beaucoup s’inquiètent de l’impossibilité de fixer son attention, de mener une réflexion au long cours et où les jeunes générations se voient accusées de désintérêt pour la politique, toutes les vidéos de John Oliver dépassent les deux millions de vues, avec des pics à six ou huit millions pour ses monologues sur les télévangélistes, les armes nucléaires et son interview d’Edward Snowden.
Mais d’où provient donc le pouvoir d’attraction du comique américain, d’un point de vue français, européen ? Sans doute en premier lieu de la maîtrise affichée par les acteurs et animateurs dans le divertissement, leur capacité à mélanger le futile et le sérieux, leur talent d’interprétation. Plus encore, l’absence en France de tout late-show, d’une tradition télévisuelle de comédie, ne fait que renforcer notre intérêt pour toutes les productions américaines : même une émission comme Le Petit Journal reste avant tout un produit journalistique, certes souvent ironique, mais trop empli d’un esprit de sérieux ; et Yann Barthès n’est pas Jon Stewart, en ce qu’il n’apostrophe pas, n’utilise pas la première personne. Enfin, une caractéristique essentielle de la comédie américaine demeure sa capacité de dérision hors du commun : quel acteur français accepterait, comme Tom Cruise dans Tonnerre sous les tropiques (Ben Stiller, 2008) de jouer un producteur hystérique chauve en surpoids, brisant ainsi son image ? Combien de députés voudraient participer à un équivalent de “Better Know a District”, segment du Colbert Report où l’animateur recevait un membre de la Chambre des représentants ? Et quelle chaîne de télévision diffuserait un tel mélange de comique affiché et de dérision politique ? Où l’on voit que la qualité audiovisuelle et cinématographique ne provient pas toujours des organismes publics (Apatow et tous ses acteurs s’inscrivent dans une pure logique de studios, tous les late-shows sont diffusés sur des chaînes privées), et comment l’audace et l’irrévérence restent les valeurs fondamentales pour provoquer le rire.