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Dans le même numéro

L'œuvre-fleuve au cinéma

août/sept. 2015

#Divers

Pourquoi acceptons-nous, en tant que spectateurs, de nous enfermer plusieurs heures dans les salles obscures pour voir de très longs films ? Ou de regarder une série toute la nuit ? N’est-ce que le plaisir de la vision, l’impression d’avoir réussi une épreuve après un film de trois heures, une saison entière ?

Le sujet n’est pas neuf : d’Intolérance (D. W Griffith, 1916) à Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962) en passant par les Dix Commandements (Cecil B. De Mille, 1959), les genres du péplum ou du film historique atteignaient, à l’ère classique hollywoodienne, des durées de plus de trois heures. Mais de nos jours, quel média visuel, entre le cinéma et la télévision, possède le plus fort pouvoir d’attraction ? Les Mille et Une Nuits de Miguel Gomes1, trilogie de six heures au total autour de la cure d’austérité au Portugal pendant la crise, a constitué l’un des événements cinéphiliques de l’année. De Sur écoute (The Wire, description thématique de Baltimore et de sa délinquance) à Treme (portrait de La Nouvelle-Orléans post-Katrina), certaines des séries les plus appréciées relèvent de la « tentative d’épuisement » au long cours d’un lieu et d’une époque.

La salle de cinéma, en imposant le noir, en nous conviant à désactiver nos téléphones, à nous taire, nous plonge dans un espace de concentration où tous les regards convergent vers l’écran. Pendant toute la durée du film, nous sommes assurés de ne rien voir d’autre, de ne pas nous trouver perturbés par les influences extérieures. De même, devant une série, en Dvd ou en téléchargement, le spectateur peut se créer un effet d’immersion via le binge watching (regarder d’une seule traite le plus d’épisodes possible, ou toute une saison), que renforcent les procédés scénaristiques de cliffhanger (terminer sur un suspens à résoudre par la suite) ou de focalisation sur plusieurs personnages.

Fiction au long cours

Si œuvre-fleuve signifie le plus souvent œuvre longue, nous pouvons pour autant avancer qu’il n’est pas besoin de viser une durée maximale pour étreindre une très longue période. Tout l’art du cinéma réside justement dans le montage, la capacité à avancer ou reculer de plusieurs mois ou années, grâce à un seul plan, un raccord maîtrisé. En moins de deux heures, à l’aide d’un scénario d’une densité dramatique rare, Balada Triste (Alex de la Iglesia, 2010) couvre toute la dictature franquiste, de la guerre civile à l’assassinat de Carrero Blanco. À la fin du Nouveau Monde (2005), film-fleuve en cela qu’il explore à son rythme le thème de la colonisation de l’Amérique, Terrence Malick parvient en quelques minutes à évoquer toute la fin de vie de Pocahontas, grâce à un enchaînement précis de plans, renforcé par le lyrisme de la musique de Wagner, sans que nous éprouvions le besoin d’un récit « exhaustif ».

De fait, si la série autorise ses créateurs, par ses ambitions et son format, à étendre leurs récits sur plusieurs heures, le cinéma demeure restreint par des limites de temps et de moyens, qui l’obligent ainsi à maîtriser ou transgresser une grammaire précise pour parvenir à l’efficacité, à la beauté. Fassbinder ne put adapter en quatorze heures Berlin Alexanderplatz (1980) qu’à la télévision. Olivier Assayas parvint à sortir son Carlos (2010) dans les salles obscures au prix de deux heures trente de coupes par rapport à la version télévisuelle originelle, qui développait au maximum les ramifications de l’engagement politique et de l’action terroriste de son héros. Film-fleuve signifie sans doute ceci : le choix de prendre son temps, de laisser les images et la capacité de compréhension du spectateur livrer le sens, d’accepter une certaine lenteur dans le récit. Sans pour autant s’astreindre à des durées exceptionnelles.

Le film-fleuve marque alors nos mémoires non pas par une recherche du spectaculaire, ou une maestria explicite, mais au contraire par une lente infusion de son message. La célèbre séquence du Parrain où Coppola effectue un montage parallèle entre le baptême du neveu de Michael Corleone et les meurtres des rivaux du nouveau godfather agit comme le final d’un grand opéra, l’acte d’entrée dans le crime d’un personnage au départ montré comme le plus raisonnable de la famille. L’apparition d’Alexander Von Humboldt visitant le village de l’action à la toute fin de Heimat (2013) s’inscrit comme l’aboutissement de l’émancipation du héros, de sa reconnaissance en tant que savant autodidacte.

Bien sûr, le film-fleuve peut parvenir à susciter une suspension d’incrédulité rapide ou immédiate chez le spectateur, happé par les enjeux du scénario, le talent de la mise en scène. Sous ses aspects de simple film policier, les Infiltrés (Martin Scorsese, 2006) propose sans doute l’œuvre maîtresse sur le Boston contemporain, via des allusions à l’histoire de la ville, aux différentes universités et un discours sur les rapports de classes : des détails scénaristiques au service implicite d’une description plus large.

L’œuvre événement

Souvent, l’œuvre-fleuve converge vers le film historique, plus ou moins réel. Même de pures fictions comme le Parrain, 2e partie ou Il était une fois en Amérique (Sergio Leone) ne se déparent pas de la reconstitution à grande échelle des milieux immigrés dans le New York du début du xxe siècle : Ellis Island, quartiers juifs ou italiens… A contrario, Mystères de Lisbonne (Raoul Ruiz) vaut surtout pour sa structure de feuilleton et ses intrigues entrecroisées, plus que pour une approche historique : le sujet est mieux traité dans Non ou la Vaine Gloire de commander (Manoel de Oliveira, 1990), film sur quelques défaites militaires portugaises, hélas indisponible en Dvd.

En clair, les spectateurs ont tendance à chercher des intentions sociologiques, ou sérieuses, pour des films très longs, comme si leur format devait se justifier. D’autant plus devant le genre du film choral, avec pour acmés Short Cuts et Magnolia, souvent considérés comme les meilleurs films sur Los Angeles, insurmontables en raison de leur durée dépassant les trois heures, ambitieux au-delà du possible dans leurs nombreuses sous-intrigues : de véritables sommes fictionnelles.

Dans une époque où il devient très difficile d’aller voir tous les films sortant chaque semaine, l’existence d’œuvres-fleuves apparaît, sinon comme une anomalie, du moins comme une source d’événements uniques. L’impression de regarder de grands moments de cinéma, des strates mémorielles dans sa vie de spectateur, parcourt l’esprit devant les Mille et Une Nuits, The Place Beyond The Pines (Derek Cianfrance, 2014) ou le Dernier des injustes (Claude Lanzmann, 2013). Autant de films, parmi d’autres, qui échappent à la frénésie du montage, au projet de capter à tout prix l’attention du spectateur, à une voie qui n’envisage que le choc, la « claque » comme solution à l’ennui supposé du public.

Devant une œuvre-fleuve, l’œil peut perdre en intensité, la pensée se laisser aller davantage à un esprit d’escalier, mais l’ambition du propos, la faculté à contrôler les expositions et révélations du récit permettent toujours de revenir à la chronologie du film, reconstructible par le montage. À terme, les répliques les plus marquantes, les scènes les plus essentielles parviennent même plus efficacement à nous imprégner, à nous toucher, car elles obéissent justement à une logique travaillée du crescendo.

À la fois pures expressions des apports artistiques du cinéma sur la conscience et des possibilités qu’offre la forme du long-métrage, et oppositions à la standardisation des films (d’une durée précise, selon un certain cahier des charges impliquant tel casting pour tel genre, avec telles libertés possibles dans le scénario), les œuvres-fleuves s’affirment comme des tentatives de repousser les acquis perceptifs du spectateur (par la durée, le choix d’un rythme lent, d’une longue période d’action), et les possibilités du langage visuel.

  • 1.

    Les Mille et Une Nuits (2015), de Miguel Gomes, vol. 1, l’Inquiet (sortie le 25 juin 2015), vol. 2, le Désolé (sortie le 29 juillet 2015), vol. 3, l’Enchanté (sortie le 26 août 2015).