Le cinéma des frères Coen
La filmographie de Joel et Ethan Coen frappe peut-être d’abord par leur maîtrise de tous les genres cinématographiques, et leur intégration dans le grand récit national des États-Unis. Du thriller sombre de Cormac McCarthy, No Country For Old Men, ils tirent un western moderne, où le Texas sert de territoire de passage à plusieurs figures de l’imaginaire collectif américain : un shérif (Tommy Lee Jones), un cow-boy (Josh Brolin), un mercenaire coiffé d’un stetson (Woody Harelson), un tueur (Javier Bardem), des cartels mexicains, de la drogue, une mallette remplie de billets… Peu étonnant cependant, venant d’auteurs qui, dès leur écriture du scénario de Mort sur le gril (Sam Raimi, 1986), mélangeaient comédie et film noir, et réinventaient le film labyrinthique en 1991 avec Barton Fink, le portrait angoissant, sur fond de Seconde Guerre mondiale, d’un auteur de théâtre exploité par Hollywood.
Virtuoses assurément, ces réalisateurs ne cherchent pourtant pas à mettre la forme à distance, même lorsque l’ironie permet de réfléchir autour du genre, comme dans les remarques cyniques de l’avocat dans The Barber (2001). Comme le remarquait le critique Yannick Dahan, il semble que depuis True Grit (2011), les Coen abordent les genres avec une implication beaucoup plus sincère, un recours bien moindre aux artifices, aux excentricités d’écriture ou de mise en scène, qui avait connu un certain sommet avec Ladykillers (2004), remake d’un film britannique du même nom datant de 1955, où Alec Guiness interprétait le rôle repris par Tom Hanks. Ce renversement d’approche intervient même plus tôt, peut-être avec No Country For Old Men, un film sans aucune musique, à la mise en scène épurée, où le sang, les meurtres et la violence apparaissent en tant que tels, comme les actes de personnages presque effrayés par leur place dans le monde, le comportement à adopter, et l’inhumanité atteignable par certains. Le Texas, les studios hollywoodiens, l’Ouest, les grandes villes ou le Sud fonctionnent comme autant de milieux qui dictent leur rôle à des individus marqués par un habitus américain sans arriver tout à fait à l’incarner.
Le duo de réalisateurs pourrait même se vanter d’avoir créé un personnage mythologique moderne en la personne de Jeffrey Lebowski, alias le Dude, protagoniste de The Big Lebowski (1998). Incarnation de l’éternel détendu et inconséquent, repoussant les responsabilités, ce joueur de bowling peu exigeant quant au respect des règles ne demande au fond que le remboursement de son tapis. Cette figure de la décontraction face aux grands enjeux de la vie, fréquemment tancée à ce sujet par les personnages sérieux qu’elle rencontre, fait depuis plusieurs années l’objet d’un véritable culte au sein de la pop culture. Sans doute parce qu’il incarne la tentation de s’extraire des exigences quotidiennes, du travail, des conventions sociales. Depuis quinze ans maintenant, des fans acharnés de The Big Lebowski se déguisent en Dude et organisent une grande convention, le Lebowski Fest, à Louisville dans le Kentucky. Avec Walter, son ami et partenaire de bowling – autre passe-temps iconique des États-Unis – ils forment un irrésistible duo d’archétypes pourtant bien réels, le slacker et le vétéran du Vietnam, toujours prompts à débattre de l’absurdité des déboires du Dude.
Ne pas prendre le spectateur pour un idiot, écrire des personnages intelligents et multidimensionnels, travailler impeccablement la mise en scène et la photographie grâce à leur chef opérateur Roger Deakins : ces exigences cinématographiques placent les frères Coen parmi les meilleurs réalisateurs actuels. Jamais de moindre exigence dans la direction d’acteur, l’écriture des scénarios ou le cadrage des plans. Les bandes originales, souvent brillantes, peuvent rendre hommage à la musique bluegrass (O Brother, 2000), comme à la folk de Greenwich Village (Inside Llewyn Davis, 2013) ou encore au lyrisme des westerns (True Grit). Il faut revoir No Country For Old Men (2008) pour constater comment même l’interprète d’un troisième rôle, une tenancière de motel ou un vendeur de supérette incarnent leur personnage avec une justesse et une tension remarquables. Ou admirer la simplicité magistrale de la mise en scène, quand l’arrivée d’un tueur se voit signifiée par un voyant rouge dont le clignotant accélère, sur fond de bruits d’arme à feu à travers les cloisons. Qu’un citoyen comme un autre trouve dans le désert de l’argent sale, ou se voie poursuivi par un marginal assassin, sous le regard incompréhensif d’un shérif qui regrette en ouverture la permanence de la violence et rêve en épilogue de son père, voici un cadre qui regorge de mythes. L’héroïne de True Grit, une adolescente de 14 ans, se lance dans sa quête de vengeance entourée d’un trio triplement mythique : un ancien soldat confédéré, un Texas ranger et un hors-la-loi.
Cette versatilité dans les styles, les régions ou les thématiques peut d’autant plus surprendre du fait de leur milieu : enfants de la bourgeoisie juive de Minneapolis, l’une des grandes villes du Midwest agricole, les frères Coen peuvent tout aussi bien mettre en scène des coachs sportifs ou des analystes de la Cia (Burn After Reading, 2008), des bagnards en cavale (O Brother) ou des avocats vénaux (Intolérable Cruauté, 2003). Parcourant toute l’étendue et la diversité du pays, leur cinéma compose peu à peu un tableau d’ensemble, par petites pièces, des États-Unis du dernier siècle, du Texas à Washington via le Mississipi. Les voici donc, les great American filmmakers.