Nos écrans à l'écran
La crainte d’une fuite en avant dans les nouvelles technologies, d’un changement de mode de réflexion, d’une perte de contrôle habite le cinéma comme l’ensemble de la société. La référence en termes de prospective technologique sur notre devenir en tant que civilisation reste Minority Report (2002), à la fois parce que les décors et la production design du film résultent de la consultation de plusieurs scientifiques par Steven Spielberg et parce que sont présents dès aujourd’hui dans nos vies plusieurs éléments que nous pensions futuristes (comme les panneaux publicitaires écrans, ou la reconnaissance faciale par les caméras de surveillance). Ici, l’anticipation a rejoint notre réalité : le contrôle par Tom Cruise de multiples écrans tactiles et de grands panneaux digitaux par simples mouvements est désormais un horizon atteignable bien avant 2054, date de l’action.
La technique « en extérieur »
Même dans The Social Network (2010), David Fincher filme le personnage de Mark Zuckerberg comme un technicien, en transe lorsqu’il crée le code informatique de Facebook : un artiste de la programmation, capable d’innovations soudaines, ou d’improvisations proches de l’eurêka ! d’Archimède. La scène inaugurale où le héros pirate les sites des facultés d’Harvard joue davantage sur le montage saccadé et sur le flot des explications techniques que sur le pari d’une immersion dans les procédures (peu de plans rapprochés, une attention à la vitesse, aux mouvements des mains sur le clavier, à la dextérité du hacker). Le rapport au réseau, à l’écran, demeure une extériorité, où de jeunes gens inventifs et surdoués, passés par les grandes universités ou la Silicon Valley, choisissent l’internet pour bâtir leur carrière, en pleine application de la sociabilité accrue qu’exige la société moderne. La plupart des personnages ne comprennent d’ailleurs que peu le fonctionnement interne de Facebook, et l’inadaptation des non-informaticiens (les Winklevoss, archétypes des possédants sportifs, habituellement rois des campus américains, leurs avocats, et même la figure de Larry Summers, ancien ministre de l’Économie) est flagrante face à la jeunesse et aux compétences poussées de Zuckerberg ou de Sean Parker.
La même approche extérieure affecte Shame (2011) de Steve McQueen, qui décrit le quotidien d’un dépendant au sexe avec une froideur charnelle maîtrisée, mais en s’attardant peu sur les écrans du héros, Brandon. Son ordinateur, sa webcam, les sites pornographiques ou de call-girls existent en tant que moyens d’exacerbation de ses pulsions ; mais le réalisateur passe plus de temps à filmer ses rendez-vous, dans lesquels son héros peine à se montrer naturel, ou ses rapports problématiques avec sa sœur, qu’à explorer une possible aliénation de la sexualité à cause du virtuel. Comme si l’humain ou le psychologique gardaient encore un rôle central dans nos existences ultraconnectées, avec ici une considération pour la chair, et la perte de conscience par la recherche d’un plaisir réel, après le virtuel. La faute morale n’advient pour Brandon, personnage hors norme, exploitant au maximum les possibilités offertes par les écrans, que lorsqu’il ne parvient pas à préserver son « e-réputation » : lorsque son supérieur hiérarchique lui annonce que le contenu de son disque dur est répugnant, puis quand sa sœur découvre son addiction à la pornographie : deux moments où la vie privée et la vie professionnelle, toutes deux conservées dans des fichiers, se confondent.
Des pratiques ou des dérives ?
Cette idée de perte d’humanité est plus explicite dans le récent Her (2014) de Spike Jonze, grâce au choix d’un récit à la fois imaginaire (une société où tous les rapports reposent sur le virtuel, mais où la mode et le design copient les formes et les couleurs des années 1970) et identificateur, via la focalisation sur un seul personnage, Theodore. L’une des meilleures scènes le montre faisant l’amour par oreillette interposée avec une femme qu’il ne connaît pas, dont il perçoit uniquement la voix, sans jamais voir son visage, après une rencontre en ligne. Mais le monde de Spike Jonze ne nécessite justement plus d’écrans, les individus utilisant à leur place des unités centrales miniatures, systèmes d’exploitation contrôlant la domotique de leur appartement, leur baladeur ou leur ordinateur. Theodore ne tombe pas amoureux d’une machine, mais d’un logiciel. Cette centralisation des appareils rappelle les recherches actuelles sur le cloud, lieu universel de stockage de nos données, indépendant de nos différents écrans (Smartphones, tablettes ou ordinateurs), dans une dématérialisation et une miniaturisation des technologies (consécutives de la célèbre loi de Moore, selon laquelle la taille des interfaces ne peut que diminuer dans le temps).
Sorti le 10 décembre 2014, Men, Women and Children se propose d’incarner le premier film choral de l’ère des réseaux. Si le produit final correspond bien à notre époque, et n’aurait pu s’imaginer dix ans auparavant, il s’avère, de fait, plus choral que virtuel. Plusieurs figures de la contemporanéité numérique y cohabitent : la jeune fille anorexique, la mère de famille technophobe, les sites de rencontres, la pornographie en ligne, la géolocalisation, la pression sociale autour du sexe. Mais le réalisateur et scénariste Jason Reitman signe une œuvre avant tout sociologique (la vie et les affects des parents et élèves d’un lycée texan), qui n’exploite les textos, les messages sur Tumblr ou les photos osées que pour les faire apparaître sur le grand écran. Cette technique de mise en scène constituait déjà l’atout majeur du thriller Non-Stop (2014) de Jaume Collet-Serra, dans lequel un terroriste envoyait ses menaces via Sms au policier de l’air interprété par Liam Neeson, à l’intérieur même de l’avion qu’il comptait détourner. Cette timidité face aux conversations à l’écran se retrouvait aussi cette année dans Bird People, où Pascale Ferran préférait faire réciter les textos des passagers du Rer par des voix off (mais parvenait à un bon rendu visuel du logiciel Skype).
La peur d’une obsolescence de la représentation peut apparaître, tant les modèles de téléphones et les modes de communication changent vite. Au moment de la sortie de son film Grand Central (2013), la cinéaste Rebecca Zlotowski expliquait ne pas vouloir inclure de téléphones portables à l’écran, car elle pressentait que l’appareil semblerait ancien d’ici quelques années. Pourtant, un réalisateur, actuellement, ne peut se départir de nos nouveaux écrans, de nos derniers usages. Men, Women and Children, en se concentrant surtout sur les textos, ne montre pas les applications Instagram ou Tinder, très populaires chez les jeunes. Si un tableau exhaustif manquerait sans doute plusieurs pratiques virtuelles, ou au contraire pourrait se vouloir trop englobant, il convient pour autant de ne pas laisser se creuser un fossé générationnel, tel que le dessine Sils Maria (2014) d’Olivier Assayas, où la confrontation entre Juliette Binoche (l’actrice révérée et littéraire) et Chloë Grace Moretz (la starlette insolente actuelle) révèle en réalité le choc entre deux modes de vie, et à terme deux manières d’être.