Sur la nationalité
Dénaturalisés. Les retraits de nationalité sous Vichy
Claire Zalc
Seuil, 2016, 400 p., 24 €
Livrer sur demande. Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)
Varian Fry
Traduit par Édith Ochs
Agone, 2017, 504 p., 15 €
La crise des migrants en Europe, le projet enterré de dénaturalisation des personnes condamnées pour faits de terrorisme en France, les Executive Orders de Donald Trump contre les ressortissants de certains pays à majorité musulmane ont ramené ces derniers mois la nationalité, ses variations et ses enjeux politiques au cœur de l’actualité. Deux ouvrages, l’un sur les dénaturalisations et retraits de nationalité sous le régime de Vichy, et l’autre, un récit autobiographique de Varian Fry autour de son sauvetage de plusieurs centaines d’intellectuels, artistes et militants en 1940-1941, proposent plusieurs perspectives historiques sur ces éléments d’apparence banale : le passeport, les documents d’identité, la liberté ou non de quitter son pays et, finalement, l’identité.
Le livre de Claire Zalc intéressera autant l’amateur d’histoire que de politique. Il retrace les mécanismes d’exclusion et de discrimination à petite échelle et l’histoire variable de la nationalité et de son acquisition en France. Vichy et sa politique xénophobe proviennent en effet de la loi du 10 août 1927, qui facilitait l’obtention de la nationalité française, et d’une série de mesures prises au milieu des années 1930, qui restreignaient déjà l’exercice de certaines professions, médicales et légales entre autres, pour les étrangers et les naturalisés. L’intention d’exclusion de Vichy provient de l’utilisation de la déchéance de nationalité, procédure prévue de longue date dans les textes légaux, mais utilisée à peine seize fois entre 1927 et 1940 (contre 900 000 acquisitions de nationalité entre ces deux dates). Le consensus historique estime aujourd’hui à 15 000 le nombre de retraits de nationalité entre 1940 et 1944, qui précèdent souvent la déportation pour des Juifs établis de longue date en France, comme le montre l’exemple de la famille Abramowicz dans le livre.
Dénaturalisés est une étude historique, mais aussi une enquête sur la justice, une certaine justice, un certain milieu : celui des juges et des juristes de la Commission de révision des naturalisations. Le lecteur s’étonne au fil des pages, ou s’interroge, sur leur profil : universitaires, membres de la Cour de cassation, conseillers d’État, avocats généraux, spécialistes de droit public ou administratif. L’élite juridique et légale du pays se met au service d’une politique de discrimination. Le chapitre « Contester » revient d’ailleurs sur un fait connu des étudiants en droit et des historiens de nos institutions : la relative complicité, l’inaction dans les faits, du Conseil d’État face aux dénaturalisations. On apprend, dans le dernier chapitre, l’absence de condamnation et l’avancement de carrière pour les anciens membres de la Commission, comme Raymond Bacquart, membre du Conseil supérieur de la magistrature dans l’après-guerre.
Claire Zalc nous confronte surtout, par son enquête, à des réalités que nous n’osons plus imaginer : des individus vivant depuis des années sur un territoire, en possession de papiers en règle, et se retrouvant du jour au lendemain apatrides, illégaux dans leur propre pays. L’historienne insiste sur la dénaturalisation comme « désignation » et facilitation par l’État français de la déportation voulue par l’Allemagne national-socialiste, et rappelle ainsi des réalités factuelles propres à démonter l’irrecevabilité politique et légale du régime pétainiste.
Livrer sur demande, réédité en poche par les éditions Agone avec une excellente postface de Charles Jacquier explicitant le rôle des syndicats et des intellectuels dans les événements narrés par le livre, nous conduit à Marseille, en zone libre, juste après la défaite de 1940. Varian Fry, 32 ans à peine, journaliste progressiste ayant décrit la réalité des manifestations antisémites en Allemagne dès 1935, est envoyé en France par l’Emergency Rescue Committee avec une liste de deux cents artistes et militants à faire sortir « du plus gigantesque piège humain de l’histoire ». Parmi eux, Marc Chagall, Max Ernst, André Breton, mais aussi des sociaux-démocrates allemands, des anarchistes espagnols, des socialistes italiens. Entre consulats, diplomates, faux papiers et obtentions in extremis de visas de sortie, il s’agit de faire sortir le plus d’individus pour échapper à l’article 19 de l’armistice de juin 1940, qui contraint la France à « livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich ».
Varian Fry parvient dans son récit à décrire ce que Lévi-Strauss, dans les premières pages de Tristes Tropiques, ou Zweig, dans sa correspondance, ont retranscrit d’après leurs expériences : la fuite de milliers d’individus, la volonté de partir à tout prix, une bonne partie du Vieux Continent ne désirant qu’émigrer vers le Nouveau Monde. Les difficultés, les imbroglios, les incompréhensions, les freins posés par l’administration française et le consulat des États-Unis se multiplient au fil du livre. Elles culminent quand l’auteur parvient à empêcher l’arrestation de Marc Chagall par un coup de téléphone plein de persuasion, avant sa confrontation à Maurice de Rodellec du Porzic, figure de la collaboration à Marseille. Le dialogue entre l’Américain idéaliste, déterminé et défenseur des droits de l’homme, et le Français antisémite et partisan de l’autoritarisme, est digne d’un roman mais saisissant d’un point de vue historique.
Dénaturalisés et Livrer sur demande se rejoignent en ce qu’ils nous proposent les histoires de milliers d’individus pris au piège d’une politique. Ces deux livres nous renvoient à une époque sans liberté de mouvement, sans espace Schengen, sans Union européenne, et où le contentieux administratif et le recours légal n’étaient plus appliqués. La dénaturalisation s’y lit comme la vengeance d’un pouvoir d’extrême droite contre l’identité et la nationalité de certains, du Juif naturalisé jusqu’à Charles de Gaulle et René Cassin, eux aussi victimes de ces mesures. Une nouvelle preuve que les régimes autoritaires et extrémistes s’attaquent en premier lieu à ce qui fait l’essence de l’être humain : son nom, ses papiers, son individualité et son appartenance à une communauté nationale.