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The Front Runner de Jason Reitman

The Front Runner propose le récit de la courte campagne à l’investiture démocrate de Gary Hart, sénateur du Colorado, en 1987. Le film évoque la transformation de la politique outre-Atlantique, ou comment les élus devinrent des people comme les autres, et les médias une force intrusive dans leur vie privée.

Sous-catégorie du film politique, le film de campagne est un genre parfait pour les États-Unis, pays dont les élections présidentielles sont éminemment (télé)visuelles, depuis Nixon perdant face à Kennedy en 1960, entre autres à cause de son apparence lors du débat final, jusqu’aux affiches «  Hope  » de Shepard Fairey en soutien à Obama en 2008. Restent en mémoire Primary Colors (Mike Nichols, 1998) sur Bill Clinton, Bobby (Emilio Estevez, 2006) sur le dernier jour de Robert F. Kennedy, ou Les Marches du pouvoir (George Clooney, 2011) autour de primaires fictives du Parti démocrate. The Front Runner propose le récit de la courte campagne de Gary Hart, sénateur du Colorado ayant dû abandonner, malgré son statut de favori, sa course à la candidature démocrate en 1987, suite à des accusations d’adultère. Implicitement, il propose dans le même temps un sous-texte sur la transformation de la politique outre-Atlantique, ou comment les élus devinrent des people comme les autres, et les médias une force intrusive dans leurs vies privées.

Jason Reitman excelle tout le long de son film dans le portrait de tout le milieu de la politique américaine : autant les militants que les journalistes ou les volontaires de campagne. Gary Hart, interprété par Hugh Jackman, est présenté, dans le scénario, comme un expert, un politicien concentré sur les sujets importants, comme la prolifération nucléaire ou l’économie, mais peu enclin à la communication moderne et peu adapté au nouveau paysage médiatique. La scène décisive du récit le montre déjeunant avec un journaliste et se plaignant des questions sur son couple, déplorant l’inclusion de la vie privée dans la politique. Une colère passagère, qui suit la dernière question de ­l’entretien : pourquoi le sénateur s’est-il brièvement séparé de sa femme ? A-t-il connu des difficultés dans son mariage ? Mais, comme le montre un court plan rapproché sur le carnet de son interlocuteur, ce thème vient bien après des dizaines d’autres, ne constitue pas encore une priorité, en 1987.

En écho, une scène ultérieure représente les reporters du Washington Post en plein débat : pourquoi ne respecteraient-ils pas l’intimité de Hart comme ils le firent pour les liaisons de Kennedy ou de Johnson ? Parce que « les temps ont changé », répond l’un d’entre eux, sans pour autant que quiconque n’y voie un progrès pour le journalisme ou la recherche de la vérité. Le problème demeure l’impossibilité de trouver un modèle intermédiaire entre l’indulgence générale des années 1960 et l’indiscrétion permanente à partir des années 1980. De même lorsque Johnny Carson, légendaire présentateur du Tonight Show, insère des blagues sur le candidat et son adultère présumé dans son monologue : la politique devient un sujet de comique télévisuel, la moquerie un obstacle à affronter pour tout politicien aux ambitions nationales.

Il est ainsi quasi comique de voir comment sont représentés les journalistes du Miami Herald, quotidien qui dévoile les infidélités de Hart : comme une sorte de parodie à charge du film d’investigation, genre très noble et prisé aux États-Unis, des Hommes du Président (Alan J. Pakula, 1976) à Spotlight (Tom McCarthy, 2015). Ici, «  l’enquête  » et «  la révélation  » se voient ridiculisées : il est impossible de prouver que Hart a trompé sa femme, et l’article lançant les accusations se fonde sur une intrusion délibérée dans sa vie privée, aux contours légaux ou déontologiques flous. Le changement d’époque plusieurs fois invoqué par des personnages se devine lorsque nous voyons apparaître, fait nouveau en 1988 mais familier aujourd’hui, les innombrables caméras de chaînes d’informations, et les reporters prêts à poser les questions les plus indiscrètes à des personnes sortant de chez elles.

Une telle thèse est d’autant plus remarquable, en tant qu’autocritique, du fait de la co-écriture du scénario par Matt Bai, grand journaliste politique, et Jay Carson, militant ayant travaillé pour plusieurs grandes figures du Parti démocrate. Nous pouvons dans le même temps identifier une analyse des dérives d’une certaine transparence qui se retourne contre ceux qui la prônent ; l’ironie restant que Hart avait invité les journalistes à le suivre, et à constater à quel point sa vie privée était banale ! Des brèves remarques sur ses qualifications, ses cheveux ou sa belle allure, la presse passera vite aux pires indiscrétions, jusqu’à cette question finale si peu appropriée, à l’époque, pour le sujet politique : « Sénateur, avez-vous commis un adultère? » Le jeu de Jackman, incapable de répondre avec autant d’aplomb que lors des répétitions avec ses volontaires, laisse deviner l’incongruité de Hart face à une telle interpellation, qui ne nous étonnerait hélas plus aujourd’hui.

The Front Runner se lit donc comme un film sur les origines de notre système médiatico-politique actuel et de ses valeurs. Ou comment l’éthique de nos représentants élus fut remplacée par une version uniquement intime de la morale. Ou, pour reprendre les craintes à propos du futur du directeur de campagne de Hart lors d’un dialogue, pourquoi il est devenu impossible pour un candidat de ne pas parler de son mariage, de ne pas exposer sa famille lors d’une campagne. Un spectacle qui n’épargne aucune source ­d’informations, comme lorsqu’un militant du Parti démocrate apo­strophe un journaliste du Washington Post en lui déclarant que son journal « de référence » s’apparente désormais à un tabloïd.

La scène finale du discours de retrait de Hart, assez classique dans son contenu en tant que moment du genre film politique (Mr. Smith au Sénat, Frank Capra, 1939), appuie ce propos, lorsque le candidat explique pourquoi ces attaques, ce harcèlement, risquent de décourager les esprits brillants ou bien intentionnés de se lancer en politique. La citation de Jefferson invoquée (en réalité une paraphrase, la phrase originale portait sur la forme de gouvernement, pas sur les dirigeants) sur le danger potentiel que les Américains se retrouvent avec le président qu’ils méritent, porte bien deux sens : un rappel de l’idéal politique à l’origine des États-Unis, celui d’une république que dirigerait une aristocratie intellectuelle, et un regret face à ce qu’est devenue sa vie démocratique. Amertume que conserve l’ancien sénateur du Colorado aujourd’hui[1].

Impossible alors de ne pas penser à l’élection présidentielle de 2016, aux innombrables critiques personnelles contre Hilary Clinton, au piratage des courriers du Parti démocrate et à la victoire d’un homme, Donald Trump, à la personnalité ô combien critiquable qui ne lui valut pourtant aucune déconsidération électorale. Mais sans doute cette entrée de la superficialité en politique doit-elle être identifiée plus tôt dans l’histoire, comme le suggère le prologue de The Front Runner. Gary Hart aurait perdu de peu l’investiture démocrate en 1984, face à Walter Mondale, en raison d’une question de ce dernier lors d’un débat sur le programme du premier : « Where’s the beef? » («  il n’y a rien à se mettre sous la dent  »). Portrait de l’inadaptation d’un homme politique uniquement «  coupable  » dans sa vie privée, le film de Jason Reitman nous interpelle d’autant plus, et ne nous instruit que davantage, dans notre époque de tweets ou de déclarations irréfléchies pouvant «  faire l’information  » pendant toute une journée…

 

 

[1] - Maureen Down, “Trump and the Hart-less presidency”, New York Times, 2 novembre 2018.

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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