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Toute institution mérite-t-elle son documentaire ?

juin 2015

#Divers

Depuis plusieurs mois, nous assistons, au fil des sorties hebdomadaires, à une profusion de films documentaires sur des lieux, des institutions. Une classe de français pour élèves non francophones (la Cour de Babel), des asiles psychiatriques en Chine (À la folie), le Musée de l’histoire de l’art de Vienne (le Grand Musée), des médias (À la une du New York Times, les Gens du Monde, la Maison de la radio). Si tous ces films ont été bien accueillis par leurs sujets de tournage, ne créant pas de polémiques, ils reposent avant tout sur une référence commune : celle du documentariste américain Frederick Wiseman.

La « méthode Wiseman »

La « méthode Wiseman » est connue : pas de musique originale, pas de voix off, pas de cartons, pas de commentaire, pas d’intervention du réalisateur, équipe de tournage très réduite, immersion dans les lieux, filmage du maximum d’images possibles. Sa réflexion sur le fond tient en une phrase, synthèse parfaite de son travail :

Une institution est tout endroit dans lequel plus de trois personnes travaillent pendant plus d’un mois.

Deux de ses documentaires sont sortis l’an dernier : At Berkeley (sur la célèbre université) et National Gallery (sur le musée londonien). Des professeurs de sociologie en diffusent des extraits dans des cours de première année. S’il avouait, lors de la sortie du dernier, avoir coupé des passages montrant les réunions budgétaires entre administrateurs du musée, la question économique reste au cœur de ces films : Wiseman montre les manifestations des étudiants, les coupes dans les finances de Berkeley, navigue entre les départements universitaires, les tableaux, les descriptions par les guides. Il ne cherche pas à dénoncer des situations, mais donne à voir des instants au spectateur, auquel incombe tout le travail d’analyse. Il bénéficie de plus de l’indulgence des institutions qui l’accueillent, enclines à la représentation en tant que services publics n’ayant, en principe, rien à cacher.

Comme nous le voyons, les principes de réalisation de Frederick Wiseman tiennent en quelques lignes, et se reproduisent facilement. Ne risquons-nous pas d’obtenir un réflexe de facilité chez les documentaristes, tentés par l’application unilatérale de ces méthodes (involontairement parfois) ?

Parmi les œuvres citées, le Grand Musée est sans doute celle qui souffre le plus de cette « wisemanisation » du documentaire. Le spectateur ne s’émeut que devant quelques séquences : le don par une riche famille autrichienne des vêtements militaires d’un ancêtre, la restauration d’un tableau autrefois attribué à Rubens, le travail quotidien du conservateur des objets d’arts. Mais le film souffre trop de la comparaison avec National Gallery, tant leurs deux sujets semblent proches : la transformation des musées et institutions culturelles en lieux globaux, en recherche d’attractivité touristique, et en adaptation face à la baisse du financement public. A contrario, la Maison de la radio ne dit absolument rien sur les travaux à Radio France ou les relations de travail, bien qu’il réhabilite le métier de journaliste radio. Il participe, tout comme les Gens du Monde, d’une satisfaction de la curiosité du spectateur : mettre un visage sur un nom, suivre les coulisses d’un média affectionné, rire de la trivialité de certaines saynètes (comme lorsque les rédacteurs du Monde espèrent que Michel Rocard ne succombera pas à son malaise, car il faudrait alors retrouver et publier sa nécrologie d’urgence).

Fiction et documentaire

Il semble difficile d’identifier ce qui crée la qualité cinématographique d’un documentaire. Un projet comme l’École de médecine, produit et diffusé par Arte en dix épisodes de vingt-six minutes, qui suivent le quotidien de l’université Paris-Descartes (institution universitaire et hospitalière), des amphithéâtres de première année aux soutenances de thèses, serait-il qualifié de « cinéma » s’il parvenait dans les salles obscures ? Et, sur la question des institutions, où commence cette catégorie ? La Cour de Babel, tout comme Être et avoir, ne suit que des classes particulières, et non pas un établissement entier ou une académie scolaire dans son ensemble. Ils ne prétendent pas « montrer » la réalité de l’enseignement en tant que fait social. De même la série des Profils paysans de Raymond Depardon, malgré la réussite majeure de son portrait du monde rural, ne peut se définir comme un documentaire sur « l’institution agricole ».

Plus étrangement, il faut également identifier une nouvelle catégorie d’œuvres : celle de fictions où des acteurs professionnels rejouent des situations réelles. Polisse (sur la brigade des mineurs) ou les Bureaux de Dieu (scènes observées dans un centre du Planning familial) participent de cette nouvelle frange du cinéma. Le film ne peut alors pas se contester sur le fond (puisque tous les dialogues sont vrais, toutes les tensions entre protagonistes authentiques), mais sa réussite formelle nécessite une éthique de mise en scène. Car il devient très facile d’impressionner le public avec des images choc (dans Polisse, le plan fixe sur le bébé mort-né, les disputes parfois violentes entre policiers, les interpellations), sans se poser des questions de rythme, de placement de la caméra. Claire Simon parvient, avec les Bureaux de Dieu, à une pudeur de la caméra, accentuée par le jeu empathique de ses comédiens (voir la réussite de Michel Boujenah). Maïwenn recherche davantage dans Polisse la confrontation des ego, quitte à risquer une confusion entre les personnages, les acteurs, et la réalité des scènes représentées : hormis le commandant (Frédéric Pierrot) et le directeur de la brigade (Wladimir Yordanoff), les autres policiers du film se réduisent à des fonctions de complicité : les deux meilleures amies (Karin Viard et Marina Foïs), le petit nouveau (Jérémie Elkaïm), le sentimental fermé (Nicolas Duvauchelle)… Sans décrire au final les évolutions du métier de policier, en dehors d’un évident esprit de corps bien représenté.

Car la tentation paraît toujours grande pour les cinéastes de réaliser le film absolu ou définitif sur leur sujet, celui qui ferait figure de référence indépassable. Mais ces intentions vont à l’encontre même du projet de Wiseman, qui ne se montre jamais prétentieux (au mieux malicieux) dans ses préparatifs, déclarant trouver le sens de ses œuvres au moment du montage, phase bien plus longue que le tournage, et capable de décider de rester quelques semaines dans une salle de sport (Boxing Gym) pour une durée finale d’à peine une heure trente. Le cinéma ne permettant jamais la représentation exhaustive d’un sujet (il suffit de lire le Lièvre de Patagonie1 pour comprendre toutes les difficultés, et les refus de témoigner, que rencontra Claude Lanzmann sur Shoah), l’optimum du documentaire ne se trouve ni dans une durée trop longue, ni dans un impressionnisme de la forme courte : devant les Gens du Monde ou le Grand Musée, nous sortons de la salle en pensant que le film pourrait durer deux fois plus longtemps. Et ne risquons-nous pas, du fait de l’unité des mises en scènes (plans fixes, intrusion de la caméra dans des réunions, filmage sans commentaires d’échanges entre les individus), de regarder à terme des documentaires qui, en plus de traiter des mêmes sujets, se ressembleront tous ?

  • 1.

    Claude Lanzmann, le Lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009