Trois souvenirs de ma jeunesse, d'Arnaud Desplechin
Reprendre un personnage fétiche est un procédé classique en arts. D’Alexandre Dumas – Vingt ans après – à Bret Easton Ellis – Suite(s) impériale(s) –, de nombreux créateurs l’ont utilisé pour retrouver un cadre familier, ou porter un regard neuf sur une période différente. Sorti le 20 mai 2015 et présenté à la Quinzaine des réalisateurs, Trois souvenirs de ma jeunesse nous propose des retrouvailles avec Paul Dédalus, héros récurrent d’Arnaud Desplechin (qui reconnaît dans un entretien avec le magazine Trois couleurs avoir inclus ses propres films dans le corpus de son scénario). Après plusieurs années passées dans les ex-républiques soviétiques, Dédalus rentre en France pour travailler au Quai d’Orsay. Il ne lui reste de son enfance, objet de la plus courte partie du film, que quelques bribes. Un jour, une convocation à la Dgse le force à se rappeler ses années lycée, ramenant à sa mémoire toute sa liaison avec Esther, l’amour de sa vie.
Le labyrinthe d’une œuvre
Ce nouveau film doit en réalité se lire comme la clé de voûte de toute l’œuvre de Desplechin : il ne peut se comprendre sans une vision globale de ses fictions, et un spectateur néophyte échapperait à beaucoup de détails. La liste des renvois faits par le cinéaste entre ses différents longs-métrages frappe l’esprit, depuis le retour de Dédalus, sorte de figure centrale motivant l’écriture, sur laquelle les intrigues peuvent se tisser, les thèmes s’explorer à nouveau. Il y a au final, dans la filmographie de Desplechin, trois Paul Dédalus : le normalien trop penseur (Comment je me suis disputé, 1996), l’adolescent schizophrène (Un conte de Noël, 2008) et le jeune homme futur anthropologue (Trois souvenirs de ma jeunesse, 2015). Aucun ne succède réellement à l’autre, les trois appartiennent à des contextes qui ne se rejoignent jamais, mais des liens existent pourtant entre eux, en particulier un fort désamour envers les parents et une tendance aux troubles mentaux. Ici, le personnage menace sa mère avec un couteau et admet avoir suivi des soins psychiatriques : claires réminiscences d’Un conte de Noël.
Dans Trois souvenirs, nous apercevons ainsi le tableau d’une aïeule du héros, image qui apparaissait déjà dans Un conte de Noël ; la demeure d’Esther abrite une teinturerie comme celle des Vuillard dans le même film ; le deuxième chapitre figure une mystérieuse intrigue diplomatique autour du bloc soviétique, en écho à la Sentinelle (1992) ; dans les bras de celui qu’elle aime, Esther répète « mon ami, mon ami », reprenant la réplique de Faunia à Henri dans Un conte de Noël… Même dans sa mise en scène, Desplechin reprend des techniques qu’il pratique depuis longtemps : les ouvertures et fermetures à l’iris, les enchaînements de plans de plus en plus rapprochés, créant parfois des faux raccords volontaires, les monologues face caméra (pour mieux représenter les lettres, et, une fois, en zoom progressif sur fond bleu, trouvaille inaugurée dans Rois et reine et reprise dans tous ses films de fiction depuis), la voix off : tantôt celle de Mathieu Amalric, qui, de retour à Paris, se souvient, tel le narrateur proustien du Temps retrouvé (et ce n’est sans doute pas un hasard si une des amantes de Dédalus se nomme Gilberte), tantôt celle du réalisateur lui-même. Grégoire Hetzel, compositeur de presque toutes les bandes originales de Desplechin depuis Rois et reine, continue à orchestrer des thèmes mystérieux, par l’usage raisonné des cordes (lors de la séquence à Minsk notamment) et rend une nouvelle fois hommage à Bernard Herrmann (grâce à un air hitchcockien sur l’arrivée d’Esther dans la soirée à Roubaix).
Le scénario explore les obsessions thématiques présentes depuis Comment je me suis disputé : le judaïsme (Paul, pourtant athée, aide des refuzniks à passer en Israël), la tentation du catholicisme (Ivan, le frère de Paul, éprouve une foi que ses amis ne comprennent pas), le couple, la passion, la sexualité, l’anthropologie (le héros étudie auprès d’une étrange ethnologue qui n’est pas sans rappeler le docteur Devereux, psychanalyste d’Ismaël dans Rois et reine ; le spectateur se souviendra également du vrai Devereux, personnage de Jimmy P. : encore un jeu de fiction et d’identités), la littérature (de Joyce, évident inspirateur du patronyme Dédalus, à Yeats, dernier lien entre Paul et Esther). Toujours des personnages emphatiques à l’extrême, trop émotifs et intransigeants pour s’adapter à la vraie vie (Esther souffre trop pour s’épanouir dans sa relation, Paul ne pardonne toujours pas, vingt ans après, à l’un de ses amis d’avoir séduit sa compagne), toujours des situations irréelles dans l’absolu, mais qui témoignent d’un mélange des genres assumé : le hip-hop et la musique classique, Lévi-Strauss et les westerns cohabitent.
Questions sans réponses
Il paraît impossible de relever toutes les concordances entre les films, certaines répliques (« Je te fais honte ? », ou la phrase de Dédalus contre l’intelligence des femmes, rappelant le « Les femmes n’ont pas d’âme » d’Ismaël dans Rois et reine) revenant presque comme des clins d’œil. Mais le spectateur cinéphile voit se dessiner un ensemble, que nous pouvons appeler le « cycle de Roubaix », sorte d’histoire subjective du dernier quart de siècle, constituée par la Vie des morts, la Sentinelle, Comment je me suis disputé, Rois et reine, Un conte de Noël et Trois souvenirs de ma jeunesse.
De 1990 à 2015, ces individus vivent dans le monde d’après l’Urss, où l’amour et la folie, en l’absence de projet politique ou de réelle croyance religieuse, apparaissent comme les dernières voies possibles. Une série dans laquelle Paul Dédalus traverse les incarnations (déjà quatre interprètes, dont trois dans ce dernier film) et les identités (ce que souligne ici jusqu’à l’absurde l’épisode du don de son passeport à un réfugié juif soviétique, mort quelques années plus tard, ce qui « confronte » Paul à son propre certificat de décès), formant à lui seul une sous-partie : la trilogie Dédalus.
Trois souvenirs de ma jeunesse, dans sa synthèse des méthodes et des références de l’œuvre de Desplechin, n’apporte de fait aucune réponse. Esther, femme mystérieuse et attirante, dont nous ne verrons jamais l’incarnation adulte, Emmanuelle Devos, quitte Paul et ne réapparaît pas, ce manque affectant autant le héros que le spectateur. Le récit se déroule de façon lacunaire, selon des instants mémoriels ; et, en voulant expliquer les dix ans de vie de couple de Paul et Esther, le scénario crée vingt années d’ellipse, entre les études de Dédalus et son retour à Paris. Desplechin, loin de livrer des solutions, ce que pouvait laisser espérer la promesse d’une préquelle à Comment je me suis disputé, ouvre au final un champ de nouvelles énigmes dans son univers fictionnel, et joue avec son public fidèle. Dans une courte scène, il s’amuse même de son héros en plaçant Dédalus devant une tapisserie de labyrinthe. Il ironise en fil rouge sur son propre amour pour les mythes grecs : Paul refuse de s’assimiler à Ulysse, mais une de ses amies s’appelle Pénélope, et Esther fait l’objet de toutes les convoitises des jeunes hommes de Roubaix, Ithaque personnelle du jeune Dédalus. N’oublions pas que Trois souvenirs est sous-titré Nos Arcadies (« Bienvenue en Arcadie ! » disait Simon à Faunia dans Un conte de Noël).
Sans doute ne finirons-nous jamais d’explorer, d’analyser toutes les arcanes inexpliqués des films de Desplechin, le plus romanesque des cinéastes français actuels, tant ceux-ci exigent plusieurs visionnages pour livrer leur sens. Sans que nous puissions pour autant, du fait de son talent pour les récits cryptés, les rebonds internes à l’œuvre, et la somme des interprétations envisageables, parvenir à casser le code de ses intrigues. Une perspective aussi fascinante que vertigineuse lorsque l’auteur déclare, dans un entretien à Positif, vouloir un jour revenir sur le parcours d’Ismaël après Rois et reine. Une façon d’ajouter une nouvelle pierre fictionnelle à une filmographie déjà densément cohérente, dans le labyrinthe de ses créations ?