Marion, mon amour
Un an après une élection présidentielle pleine de surprises, la mode n’est plus aux scénarios politiques écrits à l’avance. Pourtant, la rumeur enfle sur les réseaux sociaux : Marion Maréchal (Le Pen) aurait des chances sérieuses de devenir la prochaine présidente de la République. Il a suffi que Jacques Attali déclare qu’une femme sera élue en 2022 pour que la machine à fantasmes se mette à tourner à plein régime. D’un homme si bien informé de l’avenir, on ne peut attendre que des informations fiables. Dans le cas où les promesses du « nouveau monde » ne seraient pas tenues, Marion paraît désormais bien mieux placée que Marine pour relever le gant.
La jeune femme a beaucoup pour plaire. Lorsqu’il a organisé son entrée en scène lors des élections législatives de 2012 (elle n’avait que vingt-deux ans), son grand-père savait parfaitement ce qu’il faisait. Ceux qui espéraient voir le cauchemar « Le Pen » s’achever de leur vivant en prendront pour une génération de plus. Sans doute ne prévoyait-il pas que sa petite-fille finirait par abandonner un nom aussi encombrant. La jeune femme veut donner un maximum de chances à l’école de sciences politiques qu’elle vient de fonder à Lyon, et qui se fixe pour la énième fois l’objectif de mettre Gramsci et la théorie de l’« hégémonie culturelle » au service de l’extrême droite. Étrange époque que celle où le nom « Maréchal » est censé faire taire les inquiétudes démocratiques.
Dans la famille, Marion n’est pas la moins intelligente. Elle est sans doute la plus convaincue. Elle est assurément la plus belle. Le physique ne fait rien à l’affaire, dira-t-on, et c’est seulement à propos des femmes que l’on s’autorise à associer libido et politique. Freud a pourtant expliqué l’identification des masses au chef par des phénomènes comme l’amour et l’hypnose. Davantage que l’adhésion aux idées, ce sont les investissements libidinaux qui protègent une foule du chaos et de la panique qui ne cessent de la menacer. Il est vrai que Freud prenait pour exemples l’Armée et l’Église, deux institutions où le chef est presque toujours un homme qui commande d’autres hommes. Mais il écrivait à une époque où l’intronisation d’une femme à la tête d’un parti politique, surtout d’extrême droite, était tout bonnement impensable.
Or Marion Maréchal est perçue comme une femme très différente de sa tante. On l’a vu pendant le débat d’entre-deux-tours : Marine Le Pen, dont le charme est aussi absent que la subtilité, n’hésite pas à entrer dans des guerres confuses. Convaincue qu’elle s’adresse à un électorat insensible à l’éternel féminin (et qui demeure majoritairement constitué d’hommes), elle aurait plutôt tendance à se précipiter sur le ring. L’échec de cette stratégie virile a donné des idées aux animateurs de la « fachosphère » : et si l’extrême droite avait besoin de douceur ?
Marion Maréchal arbore sans difficulté le sourire compassionnel qui fait passer la xénophobie pour une attitude charitable. Lors de son discours devant la Conservative Political Action Conference à Washington, ses « fellow Conservatives » sont, paraît-il, tombés sous le charme. L’accent français de la conférencière n’explique pas tout. Il y a longtemps qu’aux États-Unis, les mouvements les plus réactionnaires mettent en avant de jeunes et jolies personnes auxquelles on donnerait le bon Dieu sans confession. Sur Fox News, dire des horreurs avec un sourire Ultra Brite n’a pas seulement l’avantage de retenir le spectateur devant son écran. Cela démontre aussi que des opinions faites pour séduire les perdants de la mondialisation peuvent être défendues par des Vip au physique irréprochable.
Loin de ces cercles néoconservateurs, Marion éveille les mêmes désirs, énoncés plus crûment. Le rappeur Sofiane lui a récemment dédié une chanson où il l’invite à « faire un tour chez lui » : « Où tu veux on ira, dans mon 93 je t’emmène/ J’arrête les 100G, pour toi j’veux changer, Marion Maréchal. » Il y a peu de chances que la jeune femme soit du voyage, mais ce genre de propositions renforce son aura. Pour la suivre ou pour la convaincre, le jeune homme de bonne famille et le mauvais garçon feraient volontiers un bout de chemin avec elle.
Marion Maréchal incarne à la perfection la modernité des antimodernes. Si l’on veut se faire une idée de ce paradoxe, il suffit de jeter un coup d’œil à l’Incorrect, un magazine qui ne cache pas son béguin pour l’ancienne députée du Front national[1]. De la première à la dernière page, s’affiche la même certitude : le « gauchiste » (qui va de Mélenchon à Macron) est un peine-à-jouir qui a transmis son impuissance à la société. À force de proclamer que « tout est permis », les héritiers de Mai 68 auraient fait en sorte que plus rien ne soit possible. La technostructure, l’immigration, la pédagogie, le marxisme, l’islam : à ceux qui douteraient qu’il existe un point commun entre ces phénomènes, l’extrême droite à la mode répond par le désenchantement érotique du monde. Selon elle, les garçons d’aujourd’hui qui ne sont pas déjà devenus homosexuels n’osent plus s’adresser aux filles. Soit parce qu’elles portent un foulard, soit parce qu’elles ont trop bien intégré le fait d’avoir des droits. Pour les « incorrects », le salafisme et la théorie du genre font système. Ils renforcent tous deux la culpabilité d’un homme blanc en plein trouble identitaire.
À l’inverse, la benjamine de la famille Le Pen réactive des désirs d’autrefois. Son traditionalisme nous transporte à l’époque de l’Église préconciliaire et du Paris d’avant la Gay Pride. Dans le monde de Pie xii et de Michel Audiard, chacun savait à quoi s’en tenir en matière de morale sexuelle. Ce qui n’interdisait pas au « Français » de rire des prêtres en soutane. Une politique à la Joseph de Maistre avec un esprit voltairien : dans notre pays, la gauloiserie a toujours fait bon ménage avec l’affichage de mœurs intransigeantes. C’est seulement s’il existe une loi naturelle hors de contestation possible qu’il devient plaisant de s’autoriser de temps à autre un petit écart.
Marion Maréchal apparaît comme une femme émancipée du féminisme et, par là, rassurante pour beaucoup d’hommes. Autoritaire et ingénue, elle offre aux contempteurs de la révolution sexuelle l’exemple de ce qu’il faisait bon vivre sous des normes plus rigides. Il ne faut pas s’y tromper : en France, la critique des réformes sociétales a toujours été menée au nom d’un certain hédonisme. Faute de tradition luthérienne, l’ascèse n’y a jamais été prise au sérieux, même par les esprits les plus conservateurs. Lorsque l’on veut réhabiliter les interdits, c’est au nom d’un art de vivre prétendument menacé par les progrès de la technique, l’individualisme débridé et l’égalisation des conditions.
L’appétence pour une figure comme celle de Marion Maréchal est un nouveau signe de la ringardisation de la gauche. Déjà paralysée par les incohérences idéologiques, la voilà délestée de tout Éros. Il est loin le temps où Jean Seberg évoquait le lien naturel entre la beauté et le progressisme. Pour les lecteurs de l’Incorrect qui cachent mal leur mépris, l’incarnation de gauche, ce n’est déjà plus que le cheminot et l’étudiante en sociologie de Tolbiac.
À défaut d’improviser une érotique un peu moins réactionnaire, il reste à appeler par son nom le genre de désirs que suscite Marion. Il est fait de la passion pour l’ordre et du goût petit-bourgeois pour la transgression. Michel Foucault a donné un jour le conseil suivant à ses lecteurs : « Ne tombez pas amoureux du pouvoir. » Le texte s’intitulait « Introduction à la vie non fasciste[2] ».
[1] - Voir Jean-Louis Schlegel, « La droite en mal d’hégémonie culturelle », Esprit, décembre 2017.
[2] - Michel Foucault, « Introduction à la vie non fasciste », dans Dits et Écrits, tome iii, Paris, 1994, texte no 189, p. 133-136. Il s’agit de la préface à l’édition américaine de l’Anti--Œdipe. Capitalisme et schizophrénie où Deleuze et -Guattari écrivaient : « Hitler faisait bander les fascistes. Les drapeaux, les nations, les armées, les banques font bander beaucoup de gens. » (Paris, Minuit, 1972, p. 352).