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Enquête – L'installation du Front national dans la vie politique française : comment réagir, comment agir ?

par

Esprit

La progression du Front national marque l’échec des stratégies de lutte (politiques, médiatiques, intellectuelles…) contre l’extrême droite. Pourquoi cet échec ? Quelles leçons en tirer ? Marine Le Pen s’emploie à « dédiaboliser » le Front national et élargit sa base électorale : en quoi cela modifie-t-il la critique de ses idées ? Faut-il considérer le FN comme un parti comme les autres ?

Bernard Perret – La réponse est claire : la « dédiabolisation » du FN est désormais un fait acquis. Il ne reste plus qu’à critiquer point par point ses idées et ses propositions avec la même rigueur et la même impartialité que celles de n’importe quel autre parti. Cela paraît d’autant plus indiqué que le programme du FN est notoirement incohérent sur de nombreux points, notamment sur le plan économique.

Daniel Lindenberg  – Pas plus que le Pcf hier, le FN n’est aujourd’hui un parti comme un autre, dans la mesure où, se pensant comme le représentant exclusif du « Peuple », il ne reconnaît pas la légitimité de ses concurrents et vise à remodeler la société selon un schéma non républicain. C’est ce qu’il faudrait expliquer au lieu de se polariser sur des aspects certes importants mais partiels, comme le racisme. Il faut aussi comprendre que la stratégie « bleu marine » qui insiste sur l’économique et le social ne veut nullement dire que le FN tournerait le PS sur sa gauche, comme on a pu le lire jusque dans les colonnes de Libération. Unir le social au national, c’est le b.a.-ba du fascisme, on a honte de devoir le rappeler !

Lucile Schmid – Je me souviens de Vincent Peillon, il y a trois ans je crois, qui n’était pas venu sur le plateau de l’émission Mots croisés au motif qu’il devrait y débattre avec Marine Le Pen. Je me rappelle pourtant également avoir trouvé ce même Vincent Peillon remarquable, le 21 avril 2002 au soir, face à Jean-François Copé, lui renvoyant le fait que l’élimination de Lionel Jospin au premier tour tenait aussi à l’instrumentalisation du thème de l’insécurité par le parti et Jacques Chirac. Pourquoi cette différence de comportement entre le fait de parler du Front national avec un adversaire de droite et le fait d’affronter en direct Marine Le Pen ?

Pas de réponse simple, mais le constat que se confronter physiquement aux représentants du Front national (même si c’est seulement pour échanger des arguments) est difficile. Ceux qui débattent dans les médias, les leaders politiques de la droite à la gauche ne savent pas comment faire avec le FN, pour deux raisons me semble-t-il : ils devraient d’abord davantage travailler le fond de leurs arguments, contester les contrevérités du Front national avec précision (chiffres, exemples) au lieu d’être valeurs contre valeurs. Ils devraient ensuite formellement assumer une réelle conflictualité et leur refus du projet porté par ce parti (comme par exemple Daniel Cohn-Bendit l’a fait au Parlement européen vis-à-vis du chef du parti populiste hongrois Viktor Orban). S’affronter au Front national, c’est quelque part sortir l’exercice de débat politique de son caractère policé, d’une forme de virtualité.

Sur l’attitude des médias ensuite, comment ne pas remarquer qu’ils sont passés à une forme de tout ou rien ? Avant, on se bouchait le nez à l’idée d’inviter Marine Le Pen. Depuis 2012, c’est elle qui commente l’actualité française avec une position de surplomb. La question n’est pas la normalisation du Front national. La question est l’attitude à adopter vis-à-vis des arguments utilisés et de la forme prise par un discours bien rodé. Là encore, contester les arguments sur le fond et résister à une forme de prise de pouvoir sur les plateaux télé est indispensable. Cela suppose une préparation solide, approfondie et une vraie résistance psychologique.

Jean-Pierre Peyroulou  – Faut-il considérer le FN comme un parti comme les autres ? Je crois que c’est une fausse question. En politique, il n’y a pas des partis qui conviennent ou ne conviennent pas ; il n’y a que des rapports de force. En reprenant certains de ses thèmes, Nicolas Sarkozy a essayé, avec succès d’ailleurs en 2007 et moins en 2012, de siphonner les voix d’une partie des électeurs du FN. En Italie et en Espagne, il n’y a plus de Msi de Gianfranco Fini (certes, il y a la Ligue du Nord) ou de parti franquiste, car ces tendances ont été intégrées dans les formations ou les majorités de Berlusconi et dans le Ppe.

Le problème est qu’en France, l’Ump couvre à peu près tout le champ de la droite parlementaire et républicaine. Or pour siphonner le Front national, il faut deux droites qui ne se ressemblent pas, l’une libérale, girondine et européenne (plus ou moins l’ex-Udf), l’autre souverainiste, jacobine, étatiste (plus ou moins l’ex-Rpr, dans la veine de Dupont-Aignan), capable d’intégrer une partie des cadres et électeurs du FN, de repousser le parti à l’extrême droite et par conséquent de l’affaiblir. Si l’on comparait les discours de Marine Le Pen aujourd’hui et de Jacques Chirac ou de Charles Pasqua sur l’immigration et les fractures sociales au cours des campagnes électorales en 1988 ou 1995, on n’observerait peut-être pas une différence considérable.

Hugues Lagrange – Je ne crois pas que les idées du FN new-look se soient propagées du fait d’une inattention au retour d’idées racistes, au sens que ces mots ont hérité de la période coloniale. Et les subtilités du racisme différentialiste n’ont pas beaucoup d’impact sur l’opinion. Le FN new-look incarne une posture nationaliste identitaire, qui est xénophobe et anti-immigrée sans visée impériale. Exploitant les réactions devant les signes visibles de l’islam, à l’instar de beaucoup d’autres en Europe, le parti new-look parvient à se faire le porteur d’un sentiment national structurant face aux inquiétudes de la mondialisation.

Bien sûr, la radicalisation de l’islam et sa visibilité en Europe en font un objet privilégié de cristallisation des peurs. Mais ne se trompe-t-on pas en ne voyant dans ce parti que le parti de la peur et du rejet de l’autre ? N’exprime-t-il pas aussi un désir assumé de néotradition et d’affirmation de valeurs conservatrices autoritaires remises en cause par le mariage pour tous et l’ouverture des frontières (valeurs auxquelles les immigrés pauvres venus d’Afrique sahélienne et du Maghreb adhèrent en grande partie) ?

Jacques Darras – Il eût fallu interdire le parti à l’époque Le Pen père. Désormais c’est trop tard, bien évidemment. Si la « dédiabolisation », largement relayée par les médias dans le but d’émousser l’aiguillon et d’affaiblir la charge négative, finit par réussir, se posera à terme le problème de la cohérence de l’Ump et de la droite. Cela se joue d’ailleurs sous nos yeux, la fracture entre Sarkozy et Juppé, droite « décomplexée » contre gaullisme historique, étant l’enjeu. Savoir ce qui en résultera relève de l’art divinatoire. Malgré l’intelligence politique de Marine Le Pen, j’ai l’intuition (l’espoir ?) que son « offre » s’édulcorera avec sa progression jusqu’à rentrer dans le schéma d’une droite dure. A-t-on oublié la dureté, la rigidité du gaullisme initial contre quoi s’est déchaîné Mai 68 ?

Le FN, né sous forme d’antigaullisme total, porte et colporte désormais l’ombre fantomatique de ce dernier – nationalisme cocardier, planification étatique, rééquilibrage vis-à-vis de l’Otan, donc de la Russie, etc. Le chemin de la fille au père est l’absolu de la contradiction.

À titre personnel, quelle attitude pensez-vous devoir adopter devant l’installation du FN dans le débat public, les milieux professionnels et à l’échelle politique locale ?

B. Perret – Refuser au FN sa place dans le débat public n’aurait plus aucun sens. La seule bonne réponse est de relever le niveau de l’offre politique : le populisme n’a d’autre force que la faiblesse intellectuelle et morale des partis de gouvernement. Un accord de gouvernement entre l’Ump et le FN restant très improbable, la question de l’attitude à adopter vis-à-vis d’un pouvoir populiste se pose exclusivement au plan local. À cet égard, la vigilance est de mise, mais il semble difficile de contester la légitimité d’une municipalité dominée par le FN.

D. Lindenberg – Je pense qu’il faut inlassablement dénoncer les mensonges et les amalgames de ce parti – y compris en ce qui concerne l’histoire –, ce que la plupart des journalistes et des leaders d’opinion semblent incapables de faire. Il faut cesser de faire comme si le FN « posait les bonnes questions », mais y apportait de mauvaises réponses. Mais cela ne suffira pas sans un projet démocratique et européen enfin crédible.

L. Schmid  – L’attitude que nous devons adopter me semble devoir se définir en deux temps.

D’abord, rechercher concrètement, en situation, pourquoi cette implantation se produit à un niveau local, dans un contexte professionnel, etc. Les raisons sont diverses, s’expliquent par un contexte, une histoire, des vides de la part des acteurs traditionnels, mais aussi du fait de l’émergence de nouvelles questions, de nouvelles situations, de la capacité du FN à cristalliser les votes issus de ce contexte nouveau. Or les acteurs politiques traditionnels sont très loin d’être capables de repérer ces questionnements émergents ou ces situations en amont ; lorsqu’ils les identifient, ils les esquivent ou y répondent par des slogans ou un déni. La manière dont le FN a su mettre la question de la viande halal au centre du débat politique pendant la campagne présidentielle me semble très emblématique. Le sujet de l’alimentation est à la fois concret, quotidien et représentatif de la diversité des habitudes culturelles et des appartenances identitaires. C’est peut-être pour cette raison qu’il était soigneusement esquivé par les partis politiques traditionnels… A contrario d’ailleurs, alors que le souci de se nourrir sainement ne cesse de progresser, Eelv n’a pas réussi à capitaliser sur le sujet de l’alimentation. Est-ce le signe de la difficulté à marquer les esprits en politique aujourd’hui lorsqu’on ne crée pas d’effet de scandale ou de provocation ?

C’est sans doute aussi que le débat politique pour les échéances nationales reste exagérément symbolique et abstrait. Et que le Front national a réussi à donner le sentiment qu’il connaissait les situations concrètes… sans qu’il soit même besoin pour lui d’y apporter des réponses pour obtenir les suffrages des électeurs.

Je donnerai un exemple vécu de la manière dont le FN s’installe sur certains dénis. Dans la ville où je suis élue locale à Vanves, au sud des Hauts-de-Seine, aux élections municipales, le maire Udi a été réélu au premier tour avec un score historiquement haut en mars 2014. Devant la satisfaction de ses soutiens, je me suis permis de déclarer que cela n’empêchait pas le FN d’être en situation d’arbitre au second tour dans de nombreuses villes et qu’à Issy-les-Moulineaux, à quelques encablures, une liste FN s’était montée et avait fait plus de 5 %. Il me fut répondu qu’il n’y avait pas de FN à Vanves (nous étions sans doute dans leur esprit une sorte de village gaulois, ou peut-être, comme la France avait été épargnée par le nuage de Tchernobyl, Vanves était épargnée par le FN). Quelques semaines plus tard le FN réalisait aux européennes, à Vanves comme à Issy-les-Moulineaux, environ 10 % des voix. La nécessité d’une réflexion sur les peurs, les carences, l’émergence de nouvelles incertitudes et le fait d’en débattre me semble donc cruciale. Dans ce score, le double de celui des précédentes élections européennes, se mélangeaient le rejet d’une Europe qui ne protège pas et dont les mécanismes ne sont pas compris, mais aussi les craintes locales liées à la construction d’une mosquée, les peurs liées à (un peu) plus d’insécurité (trafic de drogue, augmentation des cambriolages, etc.), les déceptions à l’égard du gouvernement. Ce qui est remarquable, c’est que les scores du FN ont été obtenus sans aucune implantation locale préalable. Alors que toutes les étiquettes politiques perdent de leur force, celle du FN est devenue un identifiant puissant et attractif.

Ensuite, à partir de ce travail de compréhension qui ne peut se contenter de concepts mais doit s’élaborer en situation, il est essentiel d’organiser des espaces de confrontation et de débat. C’est important pour combattre le Front national sur le fond, c’est aussi important pour ne plus donner le sentiment que l’on a peur d’un parti qui, justement, instrumentalise les peurs des électeurs pour recueillir leur vote.

J.-P. Peyroulou – Face au FN, je ne vois pas d’autres solutions, à titre individuel, que de répondre à ses arguments par les moyens de la raison et par l’exemple de son engagement. Mais je crois que si notre pays ne devient pas moins inégalitaire en matière de revenus, de patrimoine, de logement, s’il n’offre pas à la jeunesse des débouchés à la mesure de ses espoirs, si nous n’avons pas d’autre horizon collectif que celui de rembourser la dette, si l’Europe n’apparaît pas comme un moyen de progrès social, la nation se fragmentera, les thèmes du FN l’emporteront et alors ce parti fera, seul ou avec des alliés, la conquête, tôt ou tard, du pouvoir.

H. Lagrange – Quelle attitude adopter dans le débat public ? Un plaidoyer résolu pour une identité politique européenne. Depuis 1989, l’Europe, dont les frontières apparaissaient comme durablement sédimentées par l’histoire, a connu plus que toute autre région du monde (à l’exception récente de quelques pays d’Afrique) des bouleversements de frontières considérables. La dévolution d’une série d’attributs politiques à une entité qui n’est pas un État fédéral, venant d’un ensemble de nations qui prétendaient simultanément rester ou redevenir (celles qui sont issues du démembrement du glacis soviétique) des nations à part entière, sans soustraction de leurs prérogatives, est arrivée au terme de ses contradictions. Cette construction, qui s’est faite sans s’énoncer comme un projet politique, par petits pas, en catimini, à travers l’élargissement du marché commun, est comme telle intenable. Pour vaincre les nationalismes et donner de l’espoir aux Européens, il faut affirmer un véritable projet supranational européen – ou se condamner : telle est, à mon sens, la meilleure réponse au Front national.

J. Darras – C’est la question la plus difficile, assurément. Il convient d’abord, me semble-t-il, en tant qu’artiste et intellectuel, de prendre conscience du fossé immense qui sépare les « circulants » dont nous sommes, voyageurs transfrontaliers fréquents allant en une heure d’avion à Berlin, Milan, Amsterdam, munis du passeport de la langue anglaise, et les « sédentaires » forcés que sont l’immense majorité de nos concitoyens de par leur emploi (travailleurs, petits commerçants, agriculteurs, etc.). L’Europe néo-libérale de Barroso a représenté, ces vingt dernières années, une caricature de cette différence, une amplification du contraste. Aussi bien notre travail est-il de réduire cet écart chaque fois qu’il est possible par l’exemple et le discours. Je trouve à cet égard lamentable le choix récent des représentants français au Parlement de Bruxelles et de Strasbourg, à savoir des politiques usés ou de troisième plan avec lesquels il est impossible d’identifier l’ambition européenne. Comment s’étonner ensuite de la désaffection de l’électorat à leur égard ? Où sont les Delors et autres Cohn-Bendit ?

D’autre part, nos amis intellectuels et artistes ont la tâche impérative de travailler à un socle culturel européen, pour donner incarnation et formes à cet espace postconflictuel dont nos imaginations ont tant de mal à sortir et à se déprendre. Prenant l’exemple de la poésie, art linguistique le plus singulièrement national qui soit, je m’étonne de voir si peu de mes collègues créer aux frontières de leur tradition propre. Tout, ici, est à faire. D’où ce sentiment étrange que Dada 1916 demeure, cent ans après, toujours d’actualité. Qu’avons-nous écrit de décisif depuis cinquante ans sur le voisinage ? Sur les frontières ? Hormis la réflexion courte et sèche d’un Debray ? Ici, comme en économie, il convient d’expérimenter, d’inventer sans relâche. « Moi j’aime la Belgique ! », ai-je lancé, poèmes à l’appui, en 2001. Je me considère en effet désormais Bruxellois autant et sinon plus que Parisien. Cela implique un déplacement, un effort, un « déportement » d’une vie entière chez le voisin immédiat de la France. Écrire n’est pas innocent mais implique l’engagement intégral de la personne. C’est de cette transformation qu’il faut parler aujourd’hui.

Olivier Abel – Que faudrait-il faire, face à ce flux qui revient depuis plus de trente ans occuper le devant de la scène « politique » française ?

1. Glisser une dialectique plus fine de la clôture et de l’ouverture dans toutes les sphères de la vie commune : s’il n’y a aucune clôture des espaces économiques, le besoin de clôture et de protection se concentre dans les sphères religieuses et politiques. C’est là d’abord la tâche du monde économique.

2. Respecter les limites entre les genres de langage, et donner toute sa place à la fonction métapolitique, en bordure du discours politique. C’est là d’abord la tâche du monde médiatique.

3. Sortir du jeu pervers qui fait la bascule du politique entre l’expert sérieux (le professionnel qui ne croit plus en rien) et le militant motivé (le témoin qui pense détenir la vérité tout seul), et faire place à un jeu de langage plus « politique », qui suppose d’accepter que personne n’a raison tout seul, mais que l’on doit faire avec nos adversaires. C’est là d’abord la tâche du monde politique.

4. Déplacer la question et placer en tête de notre agenda politique les vraies vulnérabilités collectives, qui sont systémiques, planétaires, et ne plus laisser croire que les questions « écologiques » soient des questions luxueuses pour plus tard. C’est la tâche de tous.

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    Ce texte est extrait d’une enquête auprès du comité de rédaction d’Esprit sur la progression du Front national, dont l’intégralité est publiée sur notre site internet, www.esprit.presse.fr, rubrique « Actualités ». Vous y trouverez également les biographies des intervenants.