
Revenu universel : dépasser le théorème d’impossibilité
Au-delà de la controverse sur sa soutenabilité économique, le revenu universel soulève des enjeux philosophiques : à quelles finalités vient-il répondre ? Et est-il compatible avec notre modèle social ?
Longtemps marginalisé, le revenu universel connaît depuis quelques années un engouement tout aussi croissant qu’inédit. Dans le sillage des initiatives suisse et finlandaise, l’idée s’est imposée comme un thème majeur de la dernière campagne présidentielle et s’affirme désormais comme une perspective non seulement désirable mais crédible. Non plus comme un « fantasme d’excentriques [1] », comme « l’utopie des utopies [2] », mais comme le potentiel « nouveau pilier de notre système de protection sociale [3] ».
Dans ce contexte, ses partisans se trouvent de plus en plus fréquemment, et en toute logique, confrontés à la question de la faisabilité de leur projet. « Au-delà des débats philosophiques, affirme par exemple Clément Cadoret, le cœur du problème réside sans doute dans le caractère réaliste ou non d’une telle proposition [4]. » Tendanciellement, le problème ne serait donc plus de savoir quelle est l’idée défendue et pourquoi, mais comment la mettre en place et avec quels résultats. Il s’agirait de passer de l’utopie au réel.
Une telle reconfiguration des débats n’est pourtant pas sans poser problème. Le revenu universel atteint il est vrai un niveau de publicité inédit et il devient donc nécessaire, sinon urgent, d’établir sa faisabilité à court ou moyen terme. Mais lesdits « débats philosophiques » ne peuvent être simplement exclus de cette évaluation. Que faut-il en effet entendre par « faisabilité » ? En quoi peut-on dire qu’une politique publique est réaliste ? Il ne s’agit pas tant de savoir si un revenu universel est finançable ou non que de montrer que les conditions dans lesquelles il le serait lui permettraient de produire les effets qui sont attendus de lui, tant en termes d’autonomie individuelle que de justice sociale. Autrement dit, son acceptabilité dépend en grande partie de l’adéquation entre l’orientation politique du choix de son instauration et la réalité effective de ses conséquences économiques et sociales.
Dans cette perspective, l’éclairage de la théorie politique devient tout à fait crucial : le revenu universel ne sera pas réaliste sans une adhésion publique au sens politique de ce choix. Et l’évaluation de sa faisabilité revient dès lors à répondre aux interrogations suivantes : quelle est la visée sociale d’une telle réforme ? Dans quelle mesure répond-elle à de véritables attentes collectives ? À quelles conditions est-elle susceptible d’emporter une adhésion publique suffisante ? Et plus généralement, en quoi pouvons-nous légitimement voir dans le revenu universel le pilier d’une nouvelle sécurité sociale ?
La question du financement et ses limites
Une interrogation domine le débat public : le revenu universel est-il réaliste ? Or faire la preuve de sa faisabilité ne signifie pas simplement démontrer la possibilité de le financer. Le problème est autrement plus complexe et pourtant trop souvent traité en surface.
De fait, les débats laissent régulièrement place à des estimations très vagues, s’en remettant au simple calcul « population × montant annuel = coût du revenu universel ». Calcul intuitif très justement qualifié de back-of-the-envelope calculation par Guy Standing[5] et qui, pour être évidemment faux, permet d’écarter l’idée d’un revers de manche. On obtient en effet de la sorte, pour des montants allant par exemple de 500 à 750 euros par mois, un coût brut compris entre 400 et 600 milliards d’euros, soit une somme à peu près comprise entre le budget de l’État et le total des dépenses de protection sociale. Manifestement illusoire.
Or un tel survol de la question fait face à deux grandes limites. D’une part, le coût brut ne saurait être calculé de manière aussi simple. Plusieurs nécessités pratiques font en effet que, au sein d’un espace politique donné, tout le monde ne toucherait pas ce revenu universel, ou pas au même niveau. Différents montants seraient ainsi susceptibles d’être alloués en fonction de l’âge ou de la situation : montant plus faible pour les mineurs par exemple, sous contrôle des parents et en remplacement des allocations familiales ; montants supérieurs également pour les 18-25 ans ou pour les personnes âgées[6].
Par ailleurs, ce revenu universel serait partiellement autofinancé. Il se substituerait ainsi à certaines prestations existantes, de fait rendues superflues (Rsa, garantie jeunes ou prime d’activité) et pourrait être accompagné par la suppression du quotient conjugal. Enfin, et contrairement à une erreur courante, son coût ne s’ajouterait pas purement et simplement à celui des prestations sociales conservées. Il en serait en fait déduit : une part plus ou moins importante des différentes prestations déjà versées étant ainsi composée du socle universel et inconditionnel ; le complément dépendant toujours soit d’allocations contributives comme le chômage et les pensions de retraite, soit de l’assistance et de ses différentes conditions (allocation aux adultes handicapés, minimum vieillesse, etc.).
L’acceptabilité d’une réforme fiscale
D’autre part, c’est en réalité surtout son coût net qui est décisif dans l’évaluation de sa soutenabilité. Rappelons en effet que, pour une partie non négligeable de la population, plus ou moins importante en fonction du seuil de rentabilité choisi, l’impôt versé serait équivalent, sinon supérieur, au revenu universel perçu. De fait, une partie des bénéficiaires bruts seraient en réalité des contributeurs nets, dont l’impôt supplémentaire financerait le revenu universel des bénéficiaires nets. Bien que distribué universellement ex ante, celui-ci ne serait donc pas disponible également pour chacun ex post, l’administration fiscale reprenant au final d’une main ce qu’elle avait donné de l’autre.
Différents scénarios sont envisageables. Associé par exemple à la double mise en place d’une individualisation de l’impôt et d’un prélèvement à la source, le revenu universel pourrait tout à fait ne représenter, pour les quelque 23 millions de salariés français, qu’une ligne supplémentaire sur la feuille de paie. Il ne serait que virtuellement versé à tous dans son entièreté, car seul le différentiel, négatif ou positif, entre son montant et celui de l’impôt dû, serait respectivement déboursé ou taxé par l’État.
Sa mise en place ne se limite donc pas, rappelle justement Marc de Basquiat, à une « question de réorganisation des prestations sociales », mais consiste « avant tout [en] une réforme fiscale [7] ». Et si celle-ci devait nécessairement faire des gagnants et des perdants, une probable augmentation substantielle du taux de prélèvement permettant ainsi à Rutger Bregman d’affirmer sans détours que « les riches paieront pour le revenu universel des pauvres [8] », il reste qu’un revenu universel modeste pourrait également voir le jour « sans alourdissement de la pression fiscale globale [9] ».
Dans tous les cas, le coût net d’un tel projet serait donc in fine égal à zéro. Et nous pouvons par conséquent reformuler la question de son financement comme étant celle de l’acceptabilité de la réforme fiscale correspondante, tant en termes économiques (efficacité de l’impôt, impact redistributif, évolution des comportements productifs, etc.) qu’en termes politiques (consentement à l’impôt, réduction des inégalités, partage du temps de travail, etc.).
La faisabilité ou les conditions pratiques de la désirabilité
Mais il y a plus. Non seulement cette question du financement est souvent mal posée, mais encore et surtout elle n’est pas, en tant que telle, la bonne question à poser. Peu importe, en effet, la soutenabilité budgétaire d’un tel projet, si les conditions pratiques de sa mise en place se révèlent incompatibles avec les objectifs qui le motivaient a priori. Effet de manche mis à part, l’invocation récurrente d’un nécessaire « passage de l’utopie au réel » est donc passablement hasardeuse. Elle tend à dissocier le pourquoi du comment, à reléguer la question politique derrière la contrainte financière, lorsque l’appréciation de la faisabilité d’une politique publique n’a de sens que si elle permet de confirmer ou non sa désirabilité.
« Comment donc écarter les facilités du pragmatisme, sans céder au vertige du doute philosophique ? », pourrions-nous alors nous demander avec Claude Lefort[10]. Pour moi, la question n’est donc pas simplement de savoir si un tel projet est réaliste, mais plutôt de savoir si les conditions dans lesquelles il serait réalisé permettraient de répondre aux attentes qu’il suscite. S’il est en effet nécessaire, note justement Julien Dourgnon, de ne « pas sous-estimer la puissance systémique d’un tel dispositif [11] », le risque est au moins aussi grand de tomber dans l’excès inverse.
L’appréciation de la faisabilité d’une politique publique
n’a de sens que si elle permet
de confirmer ou non
sa désirabilité.
Un exemple clef de cette difficulté est sans doute la question de la pauvreté. Puisque certains y voient en effet un moyen de l’éradiquer, il s’agit peut-être avant tout de savoir si un revenu universel améliorerait substantiellement la situation des plus démunis. Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak suggèrent sur ce point que, pour ne pas détériorer la situation actuelle des bénéficiaires de l’aide sociale, le revenu universel devrait être d’un montant au moins égal à 785 euros mensuels par adultes, 315 euros par enfants et 1 100 euros pour les plus de 65 ans ou les personnes handicapées. Un dispositif qui représenterait, selon eux, une dépense supplémentaire de 480 milliards d’euros bruts[12].
Ce que révèlent sans doute de telles analyses, ce n’est pas, loin s’en faut, que le revenu universel serait strictement impossible à financer. Il s’agit plutôt de faire face au constat suivant : pour faire au moins aussi bien que le système actuel, son coût ne serait certes pas insurmontable sur le papier, mais supposerait une réforme socio-fiscale d’une telle complexité – tant en termes d’acceptabilité politique que d’ingénierie budgétaire –, que l’objection cruciale à sa mise en place prendrait finalement la forme d’une interrogation, tout aussi triviale qu’imparable : tout ça pour ça ? Ne pourrait-on pas obtenir des effets similaires à moindre coût, en commençant par généraliser l’accès, toujours trop limité, à un revenu garanti pour les 18-25 ans, et en luttant contre le non-recours et la stigmatisation des « assistés » par la « dé-conditionnalisation » de l’aide ?
Le théorème d’impossibilité du revenu universel
D’autant qu’il ne s’agit encore là que de faire au moins aussi bien que le système de protection actuel. En effet, mis à part ses avantages en termes d’accès aux droits, la justification centrale du revenu universel – celle qui doit en faire non pas une simple réforme des minima sociaux, mais un véritable support de transformation sociale – est certainement sa capacité à modifier notre rapport au travail, à faire en sorte que celui-ci ne soit plus une contrainte mais un choix, voire que sa place diminue au profit d’activités dites autonomes.
Peut-on réellement présenter le revenu universel comme le socle d’une autonomie individuelle renforcée vis-à-vis du travail subi, du travail aliéné, si son montant devait être, par contrainte budgétaire, inférieur au seuil de pauvreté ? Ne risquerait-on pas en effet, comme le suggère Thomas Piketty, d’aboutir malgré nous à « une conception au rabais de la justice sociale », oubliant que celle-ci « ne s’arrête pas à 530 euros ou 800 euros par mois [13] » ?
La justification centrale
du revenu universel est
sa capacité à modifier
notre rapport au travail.
Loin de s’épuiser dans la seule question de son financement, la faisabilité du revenu universel doit dès lors être plus généralement envisagée à partir de l’écart, de la tension inévitable entre, d’une part, le choix de sa mise en place, les justifications politiques de ce choix et la manière dont il s’incarne dans les modalités retenues et, d’autre part, les multiples effets systémiques qu’il devrait entraîner. Écart, autrement dit, entre ce qui motive l’idée et ce que, soutenable, elle permettrait dans les faits ; entre les différentes promesses de justice sociale et d’autonomie individuelle qui la portent et la réalité incertaine de ses conséquences économiques et sociales.
Tout l’enjeu étant ainsi de déterminer s’il est possible de résorber cet écart, de dépasser le théorème d’impossibilité du revenu universel. Ce « paradoxe », en réalité « connu de longue date [14] », voulant que : soutenable, il ne serait pas en mesure de répondre aux attentes qu’il suscite ; réellement porteur de changement social, il serait très difficilement réalisable. Et les récentes recommandations du Sénat semblent par conséquent tout à fait raisonnables : ce revenu n’ayant pas encore véritablement « fait la preuve de ses avantages par rapport à d’autres évolutions de notre système social », il convient de substituer une stratégie des « petits pas » à l’espoir d’un « “grand soir” des minima sociaux [15] », en commençant par multiplier les expérimentations à différentes échelles.
Une fausse solution, l’expérimentation
Il faut pourtant, sur ce point comme sur le précédent, apporter un sérieux bémol. Si elle ne se limite donc pas à un enjeu budgétaire, l’évaluation de sa faisabilité ne sera pas plus définitivement réglée par la simple collection empirique des preuves de son efficacité. Au-delà des limites inhérentes aux expérimentations elles-mêmes[16], il faut en effet bien voir que cette efficacité ne peut être appréhendée que relativement à des objectifs donnés. Objectifs à l’aune desquels les modalités mêmes du ou des types de revenu universel expérimentés sont ou seront déterminées. Or ceux-ci sont éminemment disparates. On le sait, il existe de multiples raisons de défendre la mise en place de quelque chose comme un revenu universel. Comment, pour ne prendre qu’un exemple, imaginer concilier des visions du devenir souhaitable de la société aussi éloignées que celles qu’expriment respectivement le très libéral projet « Liber » de Gaspard Koenig et de Marc de Basquiat et le revenu inconditionnel défendu par Baptiste Mylondo comme outil de décroissance[17] ?
Le décalage, sinon le gouffre, entre la transformation sociale radicale envisagée avec enthousiasme par nombre de ses promoteurs et la réalité empirique des expérimentations menées à ce jour en est sans doute la meilleure illustration. Les militants du Mouvement français pour un revenu de base (Mfrb) admettent d’ailleurs avec lucidité que ces initiatives « ne promeuvent pas véritablement un revenu de base émancipateur, universel et inconditionnel » et « répondent avant tout au besoin de s’adapter aux mutations de l’emploi ». Pour eux, « l’intérêt des projets expérimentaux est certes considérable mais il ne doit pas dissimuler, voire servir de prétexte pour reléguer et retarder la réalisation de cette idée puissante [18] ». Une telle affirmation pose pourtant problème : implicitement, elle fait du choix de ses modalités une question strictement pratique, en regard d’un principe théoriquement valable dont il faudrait assurer coûte que coûte la réalisation.
Trop souvent en effet, une stratégie de promotion consensuelle est adoptée par ses défenseurs, reléguant leurs divergences pour mieux faire avancer la cause. C’est tout le sens d’un slogan, régulièrement mis en avant dans le débat anglophone : basic income is not left or right, it’s forward. Il serait la réponse apolitique à la crise de notre État social ; un progrès inéluctable auquel nous finirions tous par reconnaître la force de l’évidence. Nous doutons cependant de la possibilité d’isoler plus longtemps une unique substance idéale derrière la variété des propositions existantes. L’heure est sans doute au désaccord. Car les modalités de sa mise en place, de manière expérimentée ou généralisée, incarnent et continueront quoi qu’il arrive d’incarner des options politiques divergentes.
Certes, leur choix serait tout aussi inévitablement soumis à une exigence d’efficacité qu’à un compromis pragmatique entre les différentes parties prenantes à sa mise en place. Il n’en demeurerait pourtant pas moins guidé par des orientations proprement normatives : sur l’avenir du travail, la nature des droits sociaux, le sens de la solidarité, etc. Et le moment du choix ne peut donc être que celui de la consécration d’une orientation particulière, plus ou moins incompatible avec les autres.
Une nouvelle sécurité sociale ?
Le revenu universel pourrait-il en effet former le socle d’une nouvelle sécurité sociale ? Telle est donc la question primordiale. Pour s’en convaincre, on notera que son appréhension se fait avant tout par raisonnement contrefactuel, à partir de l’anticipation plus ou moins intuitive de ses conséquences possibles. De fait, au-delà du risque d’inflation, le cœur du problème, l’aspect sur lequel se déchirent véritablement promoteurs et détracteurs, tient à l’évolution de l’offre et de la demande de travail qui en résulterait. Deux scénarios types, radicalement divergents, sont respectivement envisagés.
Dans le premier, le revenu universel ferait office de subvention indirecte aux emplois peu rentables mais socialement utiles en abaissant le salaire de réserve, il encouragerait une diminution du chômage par la réduction du temps de travail consécutive à l’augmentation d’un temps partiel choisi, et stimulerait par conséquent l’entrepreneuriat, le travail associatif et les emplois de l’économie sociale et solidaire. Dans le second, il aboutirait au contraire à une parcellarisation accentuée de l’emploi par la multiplication des contrats précaires (intérims, stages, contrats zéro heure) et à la résurgence accélérée d’un travail à la tâche dans ladite « économie du partage ». Il conduirait à la diminution du pouvoir de négociation syndical ou encore au repli des femmes sur le travail domestique.
Si l’on peut douter qu’une expérimentation, aussi bien conçue soit-elle, puisse jamais les fournir, seules des preuves empiriques pourraient pourtant venir, pour chaque proposition, confirmer ou non ces anticipations. Mais comment ne pas voir que cette dimension positive du problème est en même temps éminemment et indissociablement normative ? De fait, il n’est possible de rendre pleinement compte de ces différents scénarios potentiels qu’à la condition de les réinscrire dans le cadre normatif qui leur donne sens : celui d’un modèle où la protection comme l’intégration sociale des individus reposent avant tout sur le rôle statutaire de l’emploi.
Revenons par exemple, pour l’illustrer, à l’évaluation présentée par Henri Sterdyniak. Celui-ci, redoutant la « dégradation du poids du salaire » dans le revenu disponible, considère en effet que : « Pour les salariés, tout se passerait comme si leur revenu était payé pour moitié par leur employeur, pour moitié par l’État (par le revenu universel), autrement dit, comme si leur effort productif ne l’était pas assez pour leur permettre de vivre sans le secours de la collectivité. […] Un tel revenu de base ferait perdre aux travailleurs la fierté de gagner leur vie par leur travail. Il accentuerait encore leur difficulté à se mobiliser pour défendre leurs conditions de travail et d’emploi ainsi que leur droit à recevoir le juste produit de ce travail [19]. »
Force est de reconnaître que ces propos relèvent de la pure conjecture. Aucune donnée empirique présentée par l’auteur ne lui permet en effet de démontrer qu’une telle situation devrait nécessairement advenir. Il n’est pas moins rigoureux de supposer que la certitude de l’accès immédiat et permanent à un revenu de remplacement renforce au contraire le pouvoir de négociation salarial, pousse à l’amélioration des conditions de travail et à l’augmentation des salaires.
Le refus de l’inconditionnalité
Une telle analyse repose donc entièrement sur une appréhension normative tout à fait contestable de l’incompatibilité de l’inconditionnalité de ce revenu avec un modèle essentiellement structuré autour de la lutte pour la juste répartition de la valeur, ou, pour le dire comme Thomas Piketty, celui « d’une société fondée sur la juste rémunération du travail, autrement dit le salaire juste, et pas simplement le revenu de base [20] ».
Plus que son efficacité « technique », ce qui est rejeté est donc, selon Daniel Zamora, un « projet intellectuel et politique qui vise à liquider une certaine conception de la justice sociale ainsi que l’héritage institutionnel de l’après-guerre [21] ». Ses partisans auraient alors beau jeu d’affirmer ne pas vouloir « remettre en cause les systèmes publics d’assurances sociales », mais plutôt « compléter et améliorer la protection sociale existante [22] », ce revenu, puisque garanti inconditionnellement, c’est-à-dire au mépris des besoins comme du mérite, n’en introduirait pas moins une rupture trop profonde, trop radicale et, partant, dangereuse, avec l’État social tel qu’il a été pensé et tel qu’il s’est historiquement construit. Il parachèverait un démantèlement déjà à l’œuvre à travers la fiscalisation croissante de la sécurité sociale : « Dans sa forme la plus achevée, […] un revenu de base financé par l’impôt se substituerait au système de protection sociale financé principalement par les salaires [23]. »
De ce point de vue, le revenu universel n’est pas seulement irréaliste, il est également illégitime. Il serait impossible de le justifier au sein de ce qui, en dépit des restrictions qui lui sont imposées depuis plusieurs décennies, demeure le cadre de justification publiquement reconnu comme légitime : celui d’un système de protection fondant les droits sociaux sur le travail, que Robert Castel a nommé « la société salariale [24] ».
Une adhésion publique incertaine
Il ne saurait donc y avoir d’évaluation axiologiquement neutre d’une quelconque politique publique, tout comme il ne saurait y avoir quelque chose comme un pur « gouvernement par la preuve [25] ». Et la faisabilité du revenu universel dépend dès lors crucialement de l’adhésion publique au choix politique présidant à son instauration. C’est pourquoi, qu’on le veuille ou non, lesdits « débats philosophiques », ceux qui se jouent au niveau des concepts, des valeurs qui orientent historiquement l’action publique, ont un rôle essentiel à jouer dans l’évaluation de ce choix.
Délibérément mise à part la possibilité d’en financer durablement telle ou telle version, empiriquement établie comme efficace, le revenu universel ne pourra donc être pleinement réaliste qu’à la condition supplémentaire que le sens qui lui sera donné – « nouveau pilier de la sécurité sociale », « socle d’autonomie individuelle dans la société postindustrielle », « simple rationalisation d’un système illisible et stigmatisant », voire « contrepartie à la dérégulation du marché du travail » – puisse susciter une adhésion qui lui fait encore largement défaut aujourd’hui.
Deux facteurs expliquent ce déficit d’adhésion : un obstacle pratique, la croyance dans l’impossibilité de fait de le financer[26], et un obstacle théorique, la conviction de son incompatibilité de principe avec notre modèle social. Pour ne retenir que le second, on peut faire l’hypothèse que le revenu universel demeurera politiquement infaisable tant qu’aucun projet soutenable de mise en œuvre ne sera généralement reconnu – simultanément au niveau de ses justifications de principe et de l’anticipation de ses effets systémiques – comme s’inscrivant légitimement dans la continuité de la sécurité sociale.
Le problème est donc en grande partie de savoir ce que l’on entend par « sécurité sociale ». S’il convient de se méfier de représentations trop essentialistes, unifiant la diversité des approches derrière le fantasme moniste de la Sécurité sociale, il ne s’agit pas pour autant, comme pourraient le craindre certains, de contribuer à l’élaboration d’un cheval de Troie contre l’institution démocratique qu’elle incarne. Un effort de légitimation devrait plutôt conduire à explorer la compatibilité profonde entre les principes cardinaux du revenu universel et son inconditionnalité ; à se demander s’il ne peut pas rejoindre « l’horizon d’un dépassement par le haut du modèle de l’emploi salarié » envisagé par Alain Supiot et non précipiter le « retour au “travail marchandise” »[27]. Autrement dit, s’il n’y a pas là un moyen de perpétuer, voire d’approfondir, l’application d’une conception partagée de la justice sociale, et si la modification contemporaine des attentes individuelles et collectives relatives à l’intégration sociale, à l’inscription dans la division du travail, ne justifie pas la déconnexion partielle ou totale entre emploi et droits sociaux.
Faire surgir les termes du choix
En définitive, la faisabilité politique du revenu universel doit donc être interrogée sur deux plans à la fois : du côté de ses différents effets systémiques, en fonction des modalités choisies – ce qui passe nécessairement par la simulation budgétaire et l’expérimentation sociale –, et du côté du sens politique du choix de ces modalités. Dès lors, et dans l’attente de ressources empiriques supplémentaires issues des expérimentations en cours ou à venir, un effort théorique demeure nécessaire, à la frontière de la philosophie et des sciences sociales, pour dégager les différents horizons normatifs en jeu : pour « faire surgir les termes de ce choix [28] ».
Il y a là une étape cruciale dans le travail, nécessaire mais inachevé, de réponse aux objections qui, à tort ou à raison, font encore apparaître cette idée comme ambiguë, désincarnée ou tout simplement inacceptable : c’est-à-dire politiquement infaisable.
[1] Yannick Vanderborght et Philippe Van Parijs, l’Allocation universelle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2005, p. 106.
[2] Expression employée par Laurent Fabius durant la campagne présidentielle de 2012, citée par Stanislas Jourdan, « Le revenu de base. Utopie d’hier, révolution d’aujourd’hui, réalité de demain ? », revenudebase.info, 15 septembre 2012.
[3] Jean-Éric Hyafil (sous la dir. de), le Revenu de base. Un outil pour construire le xxie siècle, Gap, Éditions Yves Michel/Mfrb, 2016, p. 21.
[4] Clément Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique », laviedesidees.fr, 29 novembre 2016.
[5] Guy Standing, Basic Income And How We Can Make It Happen, Londres, Pelican Books, 2017, p. 129-134.
[6] Je laisse ici sciemment de côté deux épineuses questions : celle du statut des récipiendaires et celle de l’uniformité de son montant entre les différentes parties d’un territoire donné.
[7] Marc de Basquiat, « Comment financer le revenu universel ? », laviedesidees.fr, 14 février 2017.
[8] Rutger Bregman, « Les riches paieront pour le revenu universel des pauvres », Usbek & Rica, 3 septembre 2017.
[9] M. de Basquiat, « La critique approximative d’Henri Sterdyniak », blog.revenudexistence.org, 15 décembre 2016.
[10] Claude Lefort, l’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 46.
[11] Julien Dourgnon, Revenu universel. Pourquoi ? Comment ?, Paris, Les Petits Matins/Institut Veblen, 2017, p. 13.
[12] Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, « Le revenu universel : une utopie utile ? », Ofce Policy Brief, no 9, 15 décembre 2016. Une telle approche n’est pas exempte de toute critique. On relève notamment que ce calcul n’a de sens que dans le cas où le revenu universel se substituerait à l’intégralité des minima sociaux, c’est-à-dire non seulement aux allocations familiales et aux aides au logement, mais jusqu’au minimum vieillesse et à l’allocation aux adultes handicapés, ce qui n’est le cas d’aucune proposition existante.
[13] Thomas Piketty, « Revenu de base ou salaire juste ? », piketty.blog.lemonde.fr, 13 décembre 2016.
[14] C. Cadoret, « Revenu universel : halte à la pensée magique », art. cité.
[15] Daniel Percheron (sous la dir. de), le Revenu de base en France : de l’utopie à l’expérimentation, Paris, Sénat, rapport d’information no 35, 13 octobre 2016, p. 95.
[16] Voir notamment « Revenu universel. Comprendre le débat », Les Dossiers d’Alternatives Économiques, no 10, juin 2017, p. 70-83.
[17] Voir Gaspard Koenig et Marc de Basquiat, « Liber, un revenu de liberté pour tous. Une proposition d’impôt négatif en France », Génération Libre, avril 2014 ; Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans conditions. Garantir l’accès aux biens et services essentiels, Paris, Utopia, 2012.
[18] Mfrb, Pour un revenu de base universel. Vers une société du choix, Paris, Éditions du Détour, 2017, p. 193-194.
[19] H. Sterdyniak, « Des minima sociaux au revenu universel ? », dans G. Allègre et H. Sterdyniak, « Revenu universel : l’état du débat », art. cité, p. 36.
[20] T. Piketty, « Revenu de base ou salaire juste ? », art. cité.
[21] Mateo Alaluf et Daniel Zamora (sous la dir. de), Contre l’allocation universelle, Montréal, Lux, 2016, p. 10-11.
[22] J.-É. Hyafil (sous la dir. de), le Revenu de base, op. cit., p. 13.
[23] M. Alaluf, l’Allocation universelle. Nouveau label de précarité, Bruxelles, Couleur livres, 2014, p. 7.
[24] Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
[25] Jules Simha, « Le laboratoire des politiques publiques. Réflexions sur la garantie jeunes », laviedesidees.fr, 3 janvier 2017.
[26] Voir, sur ce point, Erik Olin Wright, Utopies réelles, trad. par Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, Paris, La Découverte, 2017.
[27] Alain Supiot, « Et si on refondait le droit du travail… », Le Monde diplomatique, octobre 2017, p. 22.
[28] Alain Renaut, Qu’est-ce qu’une politique juste ? Essai sur la question du meilleur régime, Paris, Grasset, 2004, p. 37.