Du développement local à l'intérêt local ?
Si les émeutes de la banlieue parisienne ont convaincu en 2005 que la question urbaine était en passe de devenir la « nouvelle question sociale » dans le « nouveau monde industriel », on n’en continue pas moins à croire que les inégalités persistent entre les territoires et les régions. Toujours le mythe de « Paris et le désert français » ! Et la région Île-de-France est toujours accusée d’aspirer l’énergie du développement et de la croissance nationale. Mais à évaluer les performances locales à la seule lumière du produit intérieur brut par habitant (Pib), on se contente d’observer que l’Île-de-France reste la région locomotive de la croissance nationale en omettant d’ajouter deux points essentiels : d’une part, elle est la région où le revenu par habitant progresse le moins rapidement (en 2001 déjà, l’Île-de-France qui génère 28, 7 % du Pib français ne dispose que de 22, 6 % du revenu disponible brut des ménages français) ; d’autre part, les bénéficiaires du revenu minimum y sont les plus nombreux, comme quoi inégalités locales et chômage ne sont pas le propre des territoires « à la marge » de la croissance. Tel est le tableau inattendu dressé par Laurent Davezies dans la République et ses territoires1 :
Le grand Ouest français, que tout semblait destiné au marasme, voit son revenu par habitant augmenter rapidement. La Côte d’Azur qui, en termes de compétitivité productive, figure parmi les wagons de queue, attire les populations les plus riches.
Ce rééquilibrage signifie que les ressorts de la géographie française des territoires ne sont plus réductibles au développement et à la croissance, et qu’il faut prendre en compte d’autres critères tels que la redistribution, la mobilité et la consommation. Les produits de la redistribution (transferts publics de revenus par le biais des aides sociales et du Rmi, revenus des retraites), de la consommation (transferts privés de revenus accélérés par la dissociation de la résidence et du travail) et du tourisme permettent à des régions à fort potentiel résidentiel (« la qualité du bord de mer ») comme la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca) de ne pas être sur la pente descendante. Si les territoires sont de moins en moins inégaux entre eux en raison de ces circuits inédits de transferts, ils entrent du même coup en compétition non seulement pour produire mais aussi pour capter les aides de l’État et les richesses produites ailleurs. Le développement social et démographique est désormais découplé du développement productif.
De ce constat, il ressort que le développement local qui prétendait responsabiliser les acteurs locaux aux diverses échelles, celui qui a correspondu à la première phase de la décentralisation, laisse la place à un développement local qui cherche à tirer le maximum de bénéfices de l’État-providence et de la dissociation entre espaces de production et territoires de consommation. Si l’on admet cette thèse, il apparaît que le modèle territorial qui l’emporte actuellement est celui de territoires faiblement métropolisés, peu exposés à la mondialisation, bref des capteurs d’aides et de revenus plutôt que des créateurs de richesses. Dès lors, l’intérêt local tend à l’emporter sur l’intérêt général. Et cela d’autant plus que l’État, qui distribue de l’argent et en évalue l’usage, ne recourt plus à des critères normatifs ; et que
la question de la responsabilité politique de participer à la réalisation d’intérêts d’échelle supérieurs est entièrement absente des projets d’agglomération, des schémas régionaux d’aménagement du territoire ou des schémas régionaux de développement économique.
Le développement local qui privilégie l’intérêt local au détriment de l’intérêt général débouche ainsi sur une compétition qui porte sur les aides à aspirer plus que sur la volonté de créer des pôles de développement. Enfin, les inégalités réduites à l’échelle des grands territoires réapparaissent au niveau local dans la mesure où les systèmes d’aide (manifestes dans le cas des banlieues) ne remettent pas en cause une tendance à la résidentialisation/démarcation et à l’éclatement urbain dont les violences de Villiers-le-Bel sont la dernière manifestation brutale.
Si la gauche a des chances de l’emporter dans des métropoles et des communautés urbaines dynamiques (Nantes, Rennes, Lyon, Grenoble…) et soucieuses de développement productif, la conception actuelle du développement local risque de conforter un socialisme municipal qui repose souvent sur un art de capter les subventions qui n’est pas le meilleur indice de progrès social. Les élections municipales seront-elles l’occasion de rééquilibrer le rapport entre l’intérêt local et l’intérêt général ? Rien n’est moins sûr. Mais on ferait bien de s’en inquiéter car la redistribution à la française ne se porte pas si bien et la réduction fréquente du développement local à son offre paysagère n’est pas un signe de dynamisme.
- 1.
Laurent Davezies, la République et ses territoires, Paris, Le Seuil, 2008.