Introduction. Le basculement des puissances
La crise dans laquelle nous nous trouvons depuis 2008 n’a pas encore de nom. Dans un premier temps, on l’a appelée « crise des subprime » pour désigner ces emprunts hypothécaires à risque responsables de l’effondrement immobilier américain. Mais cette désignation n’exprime pas le passage d’un phénomène assez classique et bien délimité – l’éclatement d’une bulle immobilière – à une crise financière sans précédent. La formule de « crise des titrisations » désigne pour sa part le mécanisme de diffusion du choc initial au-delà des frontières américaines et à l’ensemble de la vie économique (les risques de défaut de paiement des emprunteurs immobiliers étaient revendus et combinés avec d’autres types de risques et se trouvaient, par divers mécanismes, dans des portefeuilles d’épargne de banques et de sociétés d’assurances de manière opaque et mal maîtrisée sur l’ensemble des places financières mondiales). On parle aussi de « crise de Lehman » pour se concentrer sur l’événement déclencheur de la panique bancaire, le choix des responsables américains de laisser la banque d’affaires Lehman Brothers aller à la faillite, le 15 septembre 2008, provoquant l’assèchement du crédit interbancaire qui a contraint les États à des interventions massives. On parle aussi couramment de la « crise de 2008 » mais en négligeant cette fois le fait que l’année 2007 en avait ressenti les premiers craquements et qu’elle se prolonge jusqu’en 2010, en prenant une nouvelle tournure avec le risque de la dette grecque et l’émergence dans toute l’Europe d’une « crise des dettes souveraines ». Cet embarras de dénomination montre à quel point nous sommes encore pris dans le filet des événements, acculés en spectateurs, sonnés par l’enchaînement rapide des mauvaises nouvelles.
En Asie, on parle simplement de « crise atlantique ». L’adjectif indique une revanche vis-à-vis de la « crise asiatique » de la décennie précédente, qui a conduit nombre de pays à accumuler des excédents d’épargne et de liquidités pour éviter de recourir à nouveau aux aides des institutions internationales, notamment du Fmi, et à subir leur ingérence en politique intérieure. C’est en détenant la contrepartie des dettes américaines (surtout) et européennes, que les pays asiatiques, au premier rang desquels se trouve la Chine, se préservent aujourd’hui en grande partie des effets de la crise. Mais parler de « crise atlantique », c’est aussi marquer ses distances avec le monde occidental euro-américain et prendre la main sur l’interprétation de ce moment charnière : les puissances mondiales sont en train de basculer, la création de richesse se déplace vers l’Asie, une période nouvelle de l’économie mondiale s’ouvre.
Du point de vue européen, on peut considérer qu’il ne s’agit que d’un rééquilibrage limité : la richesse reste encore de manière disproportionnée du côté des pays industrialisés (« avec une population quatre fois inférieure à celle de la Chine, les États-Unis ont un produit national brut trois fois supérieur1 »). Mais cet été la Chine est devenue la deuxième économie mondiale2. On observe les pays « émergents » avec crainte ou sympathie, comme des concurrents ou comme des nouveaux partenaires, zones de délocalisation ou marchés d’exportation. Mais on ne voit pas que nous sommes sortis de la question du « développement » au sens du « rattrapage » de notre modèle. Les pays asiatiques interprètent la période autrement : ils ne se voient pas comme « émergents » mais comme reprenant la place qui était la leur pendant un millénaire d’histoire économique : la première. La « crise atlantique » n’est pour eux qu’un épisode qui accélère leur retour au rang des principales puissances économiques.
L’histoire économique globale
Des chantiers de recherche internationaux de longue durée, qui traduisent aussi la montée des universités indiennes et chinoises dans la production académique mondiale, offrent désormais des travaux mettant en évidence, sur la base d’archives jusqu’alors inaccessibles, pour des raisons linguistiques, aux chercheurs américains et européens, la longue marginalité de l’Europe (avant même le développement nord-américain) dans les échanges internationaux. Il en ressort une histoire de la mondialisation très différente de celle qui nous est familière : elle ne se focalise pas sur la libéralisation des échanges des années 1980, ni sur la croissance d’après 1945, ni même sur la révolution industrielle du xixe siècle mais sur une histoire économique globale de plus longue durée, qui remonte bien avant le décollage économique de l’Europe. Dans la longue durée, le développement européen n’est qu’un cas parmi d’autres de décollage et de prospérité : l’Empire musulman (632-1055), la Chine des Song (960-1279) ou encore l’océan Indien aux xiiie et xive siècles en sont d’autres exemples. Vis-à-vis de ces ensembles, l’Europe ne représentait qu’une péninsule périphérique, mal reliée et peu productive. L’Asie, jusqu’au xviie, voire xviiie siècle, n’est pas un espace inerte en attente de l’étincelle européenne mais le principal espace économique mondial. Loin des schématiques théories sur les « équilibres de marché », ces travaux internationaux, entrecroisant les approches historiques, sociologiques, économiques, géopolitiques…, permettent désormais de mieux connaître la vie économique vécue sur les terres non occidentales dans la longue durée3.
L’histoire économique sort de l’eurocentrisme.
Corriger l’eurocentrisme, c’est montrer la part, souvent considérable, des sociétés non européennes dans la constitution d’une économie globale, dans la circulation des produits, des techniques, des idées et des institutions. C’est accepter l’hypothèse que l’Europe, au moins jusqu’au xve siècle, est économiquement marginale et peu intéressante en regard des richesses qui sont créées et commercialisées sur les routes de l’Asie ou du Proche-Orient4.
L’Europe est confrontée à une double prise de conscience : dans l’économie actuelle, sa prédominance est en recul. Mais, en outre, cette relativisation de sa puissance n’est, vue d’Asie, que la fin d’une parenthèse. Le recul actuel des Occidentaux est d’autant moins surprenant qu’ils ne se sont imposés que tardivement dans les échanges mondiaux, longtemps dominés par la Chine et l’Inde, dans un espace qui allait de l’Égypte à l’Indonésie, où l’océan Indien et la route de la soie constituaient les voies d’échange central.
La singularité européenne se trouve ainsi banalisée. L’innovation économique ne commence pas en Europe, ni avec la révolution industrielle, ni n’apparaît, du coup, liée à un « esprit européen » particulier. L’histoire des techniques nous permet maintenant de prendre la mesure, par exemple, des innovations venues de Chine : techniques agricoles (harnais de trait, étrier, brouette…), navigation (canaux, écluses, gouvernail…), manufactures (porcelaine, papier, poudre à canon…). Plutôt que l’histoire d’une exception européenne appuyée sur Athènes, Rome et la Renaissance, sur des formations politiques spécifiques (féodalité, cités-États…), l’esprit scientifique et l’économie de marché, on voit apparaître un système plus complexe d’échanges croisés, d’emprunts, d’imitations impliquant de grandes villes commerciales, des ports et des espaces maritimes, des diasporas commerçantes (chinoises, indiennes, arabes, juives, arméniennes, persanes…), des routes commerciales millénaires mais aussi les techniques commerciales et financières venues du monde arabe, tardivement empruntées par l’Italie.
D’ailleurs, l’histoire des grandes découvertes des xve et xvie siècles, débarrassée de l’eurocentrisme, traduit moins l’esprit d’aventure des Européens, que la recherche obstinée d’un moyen de contourner les intermédiaires arabes pour entrer directement en contact avec les richesses asiatiques5. Le goût pour les soieries, les épices, la porcelaine, les parfums entretenait un déficit commercial récurrent en Europe visà-vis de l’Orient qui explique aussi le besoin d’or qui caractérise l’Europe. L’accès aux biens les plus précieux donne un avantage économique aux villes qui sont en contact avec ces réseaux commerciaux (cités-États italiennes et flamandes). Le commerce lointain tient un rôle crucial dans le développement des économies européennes. Il apparaît impossible de décrire le développement tardif mais rapide de l’Europe à partir de 1750 sans ternir compte de son insertion de longue durée dans l’espace afro-eurasien et dans une économie-monde dont elle représentait les marges.
Cette histoire économique globale pose de multiples questions de méthode et de fond qui touchent aux limites du comparatisme sur une très longue durée, à la définition des hégémonies, à l’explication des déclins et des transferts de puissance, à la place des guerres, des conquêtes, au poids relatif de l’histoire politique, religieuse, culturelle, technique, etc. Mais, en tout état de cause, elle montre que l’histoire économique mondiale ne se réduit pas au développement initié dans l’espace euro-américain par la révolution industrielle. Il ne s’agit pas d’un débat d’érudition historique mais géopolitique : quels seront les facteurs de la puissance demain ? Le « moment occidental » est-il en train de s’achever ?
Nouvelle géopolitique des puissances
Ce débat sur la manière de raconter l’histoire économique mondiale et sur la place qu’il faut accorder à l’Europe au sein de cette histoire est mené ici par Jean Molino à propos du dernier ouvrage de Daniel Cohen, la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie. Dans une discussion approfondie, qui montre l’intérêt qu’il a pris au livre, il regrette ce qui lui apparaît comme la rémanence du regard européen sur cette histoire, malgré l’abondance des sources nous permettant de corriger cette approche. Dans sa réponse, Daniel Cohen montre le conflit des interprétations actuelles sur l’avenir des pays en forte croissance économique. Ils vont connaître un choc de modernisation aussi fort que celui que l’Europe a connu au cours des xixe et xxe siècles, qui a viré à la catastrophe avec les grandes guerres mondiales. Il insiste donc sur la fragilité des sociétés dans les hauts et les bas de la vie économique : la croissance bouleverse les équilibres sociaux, met les sociétés sous tension, accroît les risques de guerres mais le ralentissement économique révèle la dépendance à la croissance et restreint la coopération sociale au moment où elle est le plus indispensable. D’où son inquiétude : les pays émergents suivront-ils la trajectoire catastrophique de l’Europe ? Ce qui revient à se demander si la modernité économique peut être assimilée à la trajectoire européenne.
Or, il n’est pas sûr que les pays émergents s’« occidentalisent » en rejoignant nos niveaux de vie. Kishore Mahbubani, qui observe depuis Singapour le « glissement du pouvoir global vers l’Est », tient pour acquis le fait que ce retour de l’Asie au premier plan sera irrésistible dans les années qui viennent. Mais il ne correspondra pas, selon lui, à un alignement sur les vues occidentales. Il plaide en effet pour une adaptation des institutions de la gouvernance mondiale héritées de l’après-guerre, conçue par et pour les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. La simple logique de la coopération internationale ne peut maintenir les pays d’Asie dans un statut trop asymétrique dans les instances mondiales : un rééquilibrage s’annonce nécessaire. C’est une question de principe… mais le rapport de force qui s’annonce nous y conduira de toute manière, prévient-il.
Une telle revendication ne surprendra par George Friedman qui explique ici que la crise économique signifie aussi une crise de légitimité de l’Occident. Il insiste sur la dimension géopolitique de la crise : le recul occidental n’est pas seulement économique, c’est la légitimité même des nations qui se considèrent chargées, par exemple au Conseil de sécurité des Nations unies, de la paix mondiale, qui est mise en doute. Ni les États-Unis ni l’Europe ne sont capables de garantir la stabilité des relations internationales, étant eux-mêmes apparus comme des facteurs d’instabilité économique et financière. En outre, leurs divergences internes ravivées par la crise vont les préoccuper pour longtemps et les rendre incapables de jouer le rôle structurant auquel elles prétendent sur la scène mondiale.
La crise remet les déséquilibres sociaux au centre des questions économiques. La crise de la dette met les États-providence européens en question. Les États-Unis, qui ont compensé la montée en flèche des inégalités par l’endettement des ménages, sont fragilisés par l’accumulation des déficits publics et privés. Dans les pays à forte croissance, des inégalités criantes fragilisent les pactes sociaux. La recherche de la justice sociale peut-elle se combiner avec l’idéal démocratique de liberté ?
L’œuvre d’Amartya Sen, dont les réflexions ont d’emblée pris une dimension internationale, à partir de ses travaux sur l’analyse des famines en Inde, revient sans cesse à cette question. Son dernier livre, l’Idée de justice, fait la synthèse de ses réflexions sur la justice sociale et témoigne de la volonté de dépasser le débat anglo-saxon sur la juste procédure permettant de répartir les biens mais insiste sur l’importance de distinguer, parmi les biens premiers, ceux qui mettent les individus en capacité d’agir, afin que l’idéal de liberté ne soit pas un vain mot.
La crise n’est pas seulement économique. Ses effets géopolitiques commencent à se dessiner. L’Europe a affiché ses divisions et les limites de la solidarité sur la question des dettes souveraines. Les États-Unis sont contestés dans leurs interventions internationales. La globalisation n’est plus un fait occidental. Le rééquilibrage des puissances a commencé.
- 1.
Sylvain Cypel, « Outre-Atlantique, le débat sur le déclin américain bat son plein », Le Monde, mardi 14 septembre 2010, supplément « Économie », p. 4.
- 2.
Adiren de Tricornot, « Comment la crise fait basculer la puissance économique mondiale », Le Monde, mardi 14 septembre 2010, supplément « Économie », p. 1.
- 3.
Voir la synthèse de ces travaux donnée par Philippe Norel, l’Histoire économique globale, Paris, Le Seuil, 2010, dont je m’inspire largement ici.
- 4.
P.Norel, l’Histoire économique globale, op. cit., p. 39.
- 5.
Voir le numéro spécial du magazine L’Histoire : « Les grandes découvertes », juillet-août 2010.