Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Dans le même numéro

L'affaire WikiLeaks : une pédagogie du journalisme ?

janvier 2011

#Divers

Controverse

L’affaire WikiLeaks : une pédagogie du journalisme ?

La mise à disposition publique de câbles diplomatiques américains de la dernière décennie en association entre le site WikiLeaks (de Julian Assange) et certains des plus prestigieux organes de presse internationaux (The New York Times, The Guardian, Le Monde, El Pais, Der Spiegel) a provoqué la surprise et la curiosité à la fois par le caractère inédit de la démarche et par l’intérêt de fond présenté par la documentation rendue accessible. Mais si la lecture anticipée de ce qui n’est généralement dévoilé que sous la forme d’archives (avec des délais différents selon les États) peut réjouir l’historien habitué au traitement de ce type de source1, qu’en est-il pour le citoyen attaché à la liberté d’informer, qui sait pourtant qu’une part de sa sûreté personnelle repose aussi sur la qualité de l’action publique (qui a ses exigences pratiques de discrétion) ou, tout simplement, sur la non-diffusion d’informations individuelles (un organisme comme la Cnil en est précisément chargé) ?

En France, dans une presse focalisée par le journalisme politique et un espace public obnubilé par la centralité de l’État, le débat a pris la tournure d’une confrontation entre le droit d’informer et la défense de la raison d’État : jeu de rôle bien connu dans lequel le journaliste est tenté de surjouer l’héroïsme de l’investigation et l’homme d’État la dignité drapée dans la défense des intérêts « supérieurs » du pays2. Posé dans ces termes, le débat ne peut que tourner court car il débouche rapidement sur un dilemme, parfaitement présenté par Timothy Garton Ash :

Il y a un intérêt public à savoir comment fonctionne le monde et ce que l’on y fait en notre nom. Il y a aussi un intérêt public à ce que la politique étrangère soit menée de façon confidentielle. Et ces deux intérêts sont contradictoires3.

Faut-il en rester là ?

La révélation de ces documents soulève pourtant des questions qui vont au-delà de cette question de principe sur les limites de la liberté de la presse et sur ses méthodes. Des questions qui touchent au travail du journaliste à l’heure d’internet et au statut de l’information dans un monde de réseaux.

Une réplique au web participatif

Signe que la transparence n’est pas le seul enjeu dans l’opération WikiLeaks, c’est par une exclusivité négociée avec un nombre limité de journaux que les documents de la diplomatie américaine ont été livrés au public ! Les télégrammes diplomatiques n’ont pas été mis en ligne en bloc mais distillés dans quelques titres de la presse écrite, après un travail collectif des rédactions cooptées entre elles. Les organes exclus de l’opération ont été, sans surprise, plus enclins à considérer ce type de révélation comme contestable4. Comme il est naturel dans un monde qui relève aussi des impératifs économiques, le traitement des « révélations » répond ainsi à une logique de la concurrence. Pour maximiser sa position, Le Monde a d’ailleurs entretenu la polémique autour de sa propre association avec WikiLeaks en se plaçant « au centre du débat », publiant des tribunes prenant parti pour ou contre la pertinence de son choix5. Cette mise en scène de la transgression, de l’alliance contre nature d’un site internet de mauvaise réputation et d’un journal de référence, nous approche de ce qui représentait l’enjeu principal pour le quotidien du soir : non pas seulement tenir tête à l’État (c’est sa raison d’être depuis Beuve-Méry) ni tenir son rang dans la concurrence de la presse et des médias (c’est son travail de tous les jours) mais réaffirmer la pertinence du travail du journaliste, aujourd’hui érodé par l’accès à l’info tous azimuts sur les réseaux.

Au lieu de rejouer un débat éculé sur la raison d’État, il s’agissait bien d’affirmer la plus-value d’une rédaction, son savoir-faire pour traiter une grande masse d’informations sensibles et rappeler que le commentaire de l’actualité reste un métier qui n’est pas à portée du premier venu, contrairement à ce que tend à faire croire l’internet collaboratif (web 2.0), qui alimente le rêve d’une production de l’information par les internautes eux-mêmes (dans une version intermédiaire, le site Rue89 parle plutôt de la coproduction entre une équipe de journalistes et des « riverains » qui apportent leur éclairage, valident une info ou relancent des interrogations et participent ainsi à des enquêtes qui s’apparentent à un chantier collectif au long cours). Le fait que Le Monde ait sollicité des universitaires pour commenter sa démarche plus que pour examiner les documents eux-mêmes confirme que son ambition était avant tout de valoriser le savoir-faire journalistique. Le développement des usages participatifs de l’info sur l’internet concurrence les médias traditionnels : l’internaute n’est plus un consommateur d’info, il est créateur de contenu : comment le journaliste professionnel peut-il réagir ? Le souvenir de la précédente opération de WikiLeaks en juillet et octobre 2010, qui concernait des rapports de l’armée américaine sur l’Irak et l’Afghanistan livrés bruts devait à lui seul jouer un rôle pédagogique par comparaison : il s’agissait ici de montrer l’inanité de la croyance à un « accès direct » à l’information et de rappeler que celle-ci n’a de sens que lorsqu’elle est travaillée par des professionnels.

Qui discipline qui ?

Mais était-ce vraiment la meilleure occasion de livrer cette leçon de journalisme et de tenter de regagner du terrain sur les médias participatifs ? On peut en douter. Certes, devant un chantier de 250 000 pages de documents bruts, il était tentant de faire valoir la capacité de tri qui est le propre du journalisme : dans la masse des informations disponibles, trouver la notation éclairante ou le fait inaperçu, hiérarchiser l’essentiel de l’accessoire, mettre en valeur l’élément pertinent, tel est bien le savoir-faire de cette invention moderne qu’est le travail de rédaction : Sylvie Kauffmann, directrice de la rédaction du Monde, soulignait ainsi qu’après une semaine, 837 câbles seulement sur 250 000 avaient été publiés6. Cette validation de l’information pertinente par le journaliste s’accompagne d’une forme de responsabilité, revendiquée à cette occasion par les journaux impliqués dans l’opération WikiLeaks, qui ont écarté les documents risquant de mettre en danger des personnes (informateurs des ambassades dans des régimes autoritaires, par exemple) ou de compromettre la sécurité des troupes de la paix sur des terrains d’opération en Afghanistan ou ailleurs. C’était aussi l’occasion de souligner la différence entre la diplomatie et le renseignement, entre le confidentiel et le secret.

Mais, précisément, en évitant le spectaculaire, en privilégiant la mise en perspective, la distance, le commentaire, les journaux étaient amenés à relativiser l’importance des documents qu’ils présentaient. Les chroniqueurs chargés de l’international tenaient d’ailleurs à rappeler que, nourris eux-mêmes par des contacts informels avec le monde diplomatique, ils avaient éclairé l’essentiel des dossiers que l’opération WikiLeaks invitait à reprendre7. Mener à bien le dépouillement de ces messages diplomatiques, c’était finalement aussi valider rétrospectivement la qualité de l’information fournie aux lecteurs et, inévitablement, mais de manière contre-productive, minorer l’impact de cette opération spéciale. On touche ici à la répartition des rôles au sein des rédactions et à la justification des fonctions de « chroniqueur » : celui-ci ne fait pas d’investigation mais il synthétise des informations disponibles venant de sources diverses, notamment officielles. C’est un autre aspect de la concurrence, interne aux rédactions celle-ci, entre les différents modes d’écriture journalistique et les différentes positions, qui ne sont pas dénuées de hiérarchie au sein d’une rédaction, du traitement des dépêches à l’éditorial.

Au total, la presse écrite sérieuse a-t-elle gagné son pari et réussi la démonstration de son rôle de médiation indispensable ? Renverse-t-elle son rapport de crainte et de dépendance vis-à-vis d’un site sans foi ni loi comme WikiLeaks ? N’apparaît-elle pas plutôt entraînée malgré elle dans les pratiques dérégulées de l’internet ? S’est-elle montrée capable d’arrimer à ses bonnes pratiques professionnelles les tentations de désintermédiation propre à la culture des réseaux ? Y a-t-il là l’amorce d’une redistribution des puissances médiatiques,

qui relégitime la force de commentaire et d’expertise de la presse écrite « de qualité » face à la déferlante d’informations brutes du Net ? Ou bien, malgré la caution attendue de la presse écrite, est-ce plutôt la logique massive et non hiérarchisée du web et du fondateur de WikiLeaks qui gagne du terrain […]8 ?

Ces questions conduisent finalement à un second dilemme : pour montrer que sa fonction de tri est plus indispensable que jamais, la presse écrite de référence doit tenir compte de la culture de flux. Mais en épousant des pratiques venues de ce monde qui se passe d’intermédiaires, qui dissout la hiérarchie des discours, elle compromet l’autorité dont elle se réclame par ailleurs dans ses commentaires sur l’actualité.

Le débat soulevé par cet épisode n’aurait donc pas dû s’enfermer dans le binôme secret/transparence (puisqu’il serait vain de parler de la liberté d’informer en interdisant aux journalistes de faire usage de renseignements non officiels !) mais explorer plus avant les difficultés de l’interprétation dans un monde de flux, où l’information est surabondante, où nos capacités de compréhension sont débordées, saturées, désorientées. Réussie ou pas, cette opération nous montre en tout cas que nous sommes plongés dans une culture de flux, où l’information est à la fois un bien échangeable, monnayable, stratégique, mais qu’elle ne procure aucune position de surplomb ni ne garantit aucun magistère de la parole, bien qu’elle permette de construire des interprétations de ce qui nous arrive, ou du moins qu’elle en rappelle l’exigence…

Marc-Olivier Padis

Coup de sonde

Chaplin, le rire et le dictateur

À propos de…

• Jean Narboni, … Pourquoi les coiffeurs ? Notes actuelles sur Le Dictateur, Nantes, Capricci, 2010, 134 p., 13 €.

On doit à André Bazin le compte rendu le plus éblouissant du Dictateur de Chaplin, qui ait paru en France. Rédigé « à chaud », publié dans un numéro de la revue Esprit (avril 1946), il abonde en formules qui magnifient le double jeu de l’acteur : « calembour pileux », « transfusion d’être », « cambriolage ontologique ». Toutefois, bien que la satire lui paraisse comporter « une signification inépuisable », il multiplie les réserves à l’égard d’une entreprise qu’il juge ratée. La fin de la guerre révèle en effet chaque jour davantage l’immensité des désastres. La réalité oblitère la fiction, elle disqualifie la représentation burlesque. Partagé entre l’admiration à l’égard d’un artiste de premier ordre et les désolations du moment, le critique peine à prendre la juste mesure de l’œuvre.

Pour ses différents publics, Le Dictateur de Charlie Chaplin est un film de circonstance tout à la fois anachronique et intemporel. De circonstance, car provoqué par la marée montante du nazisme gouverné de main de maître par un führer tôt identifié au personnage de Charlot pour sa moustache « en papillon noir ». Mais il est apparu également anachronique, dès sa présentation à New York, le 15 octobre 1940 – quatre mois après que le maréchal Pétain eut signé l’Armistice – parce qu’il se lançait à la poursuite d’événements qui dévalaient plus vite que lui, appelant à la fraternité universelle au moment même où la machine avait enclenché sa marche irrépressible : « Je n’avais pas terminé Le Dictateur que l’Angleterre déclara la guerre aux nazis » écrit d’ailleurs Chaplin dans son autobiographie (Histoire de ma vie, chap. 25). Intemporel enfin, parce qu’il rend compte d’un archétype dont les avatars, porteurs de moustaches ou non, appartiennent autant aux années 1930 qu’à la longue durée : Staline, Mussolini, Salázar, Hitler, Franco ou encore, aujourd’hui, Fidel Castro, Bokassa, Saddam Hussein, parmi tant d’autres.

L’essai que Jean Narboni consacre au film de Chaplin ne fait pas double emploi avec la remarquable monographie de Christian Delage9, abondamment illustrée de photogrammes et de documents. Il en exploite l’appareil pour proposer une lecture qui multiplie les marques d’une « actualité » à rebonds. Y participent notamment les observations de Hannah Arendt, Jean-Luc Godard ou Jean Genet, la confrontation à l’épisode du salon de coiffure dans Shoah de Claude Lanzmann. De sorte que l’œuvre, élaborée dans les prémices de la Deuxième Guerre mondiale, continue de nous parler au présent. Plutôt que proposer une interprétation globale, le critique procède par approches successives, multipliant les questions qui formulent non pas : « Quand ? Où ? Comment ? » mais une dizaine de « Pourquoi ? » apparemment naïfs.

On laissera au lecteur le soin de les apprécier. Quoique leur importance paraisse inégale, ils invitent à une réappropriation, à la manière d’une explication qui restitue au texte sa pleine fraîcheur. L’exhumation d’un homonyme du dictateur, Hans Hinkel (1901-1960), responsable du parti national-socialiste, est sans doute curieuse (p. 21-26). Elle n’empêche pas de percevoir le choix motivé du nom « Hynkel », qui débute par H(i) et comporte le signifiant ink, laissant entendre stinck en même temps que stinken, soit « puer », en anglais et en allemand : « Democraty strunck ! », éructe devant les masses exaltées l’orateur, maître de la Tomanie. Il n’est pas sûr non plus que l’appellation « Barbier » soit impropre, comme l’affirme Jean Narboni, puisqu’elle s’inscrit à l’enseigne de la boutique où le petit homme travaille, et que le terme inclut en anglais la fonction de « coiffeur » (hairdresser). Pas sûr non plus qu’elle renvoie à une blague qui relèverait de la longue durée : « On va arrêter tous les Juifs et tous les coiffeurs », annonce un comparse : « Pourquoi les coiffeurs ? », lui demande-t-on.

On se souvient que le film commence par une « Note » avertissant les spectateurs que « Toute ressemblance entre Hynkel le dictateur et le barbier juif serait de pure coïncidence » (purely coincidental). Le clin d’œil est immédiatement perçu, puisque l’identification du dictateur au chancelier du troisième Reich, Adolph Hitler, alors au sommet du triomphe, crève l’écran. Il n’en demeure pas moins que l’annonce est à prendre au pied de la lettre : le petit barbier du ghetto et le dictateur en son Palais ne se ressemblent en rien, même s’ils portent l’un et l’autre un type de moustache distinguée qui a pu séduire jusqu’à d’éminents philosophes comme Bergson ou Heidegger. Pas de ressemblance entre un homme ordinaire vivant parmi les siens et le chef suprême qui se voue à la haine de l’Autre, rêvant d’un monde de blonds que dirigerait un brun. Conventionnelle, la différence d’identité des deux personnages permet à l’aventure de se dérouler. Effective, elle se confirme jusqu’au dernier épisode, puisqu’il faut que le barbier, évadé d’un camp de concentration, revête l’uniforme pour être en mesure de haranguer l’armée à la place du Führer. Inversement, celui-ci, tombé dans un lac, en tenue de chasseur tyrolien, est arrêté par ses propres soldats. Dans le film, l’habit autant que la moustache, fait le moine.

Après que les spectateurs du monde entier ont applaudi « Charlot » dans les rôles du vagabond, du pèlerin, du policier ou de l’immigrant, ils ne découvrent pas un « Charlot dictateur » mais deux personnages distincts qui ne se rencontrent jamais et qui lèvent le masque à la toute fin du film. Leur interprète, Charlie Chaplin, prend alors la parole et lance un appel aux hommes de bonne volonté. Du même coup, il abandonne le personnage qu’il a incarné des décennies durant, en signifiant à tous qu’on a fini de rire.

Pour que se déroule l’aventure, il faut que la ressemblance entre le barbier et le dictateur ne soit relevée par aucun des protagonistes. De la même manière, les deux jeunes femmes de Cosi fan tutte ne reconnaissent pas leurs fiancés qui viennent de les quitter, lorsqu’ils les abordent, déguisés en Turcs. Il faut cependant aussi qu’une similitude s’impose à tous pour que le barbier, à la fin du film, puisse être pris pour le dictateur, une fois qu’il a revêtu l’uniforme. Sa garde le salue et il s’adresse aux troupes qui l’accueillent comme à l’ordinaire, au moment où elles s’apprêtent à envahir l’Osterlich. La référence à Adolph Hitler interpelle le public, aujourd’hui comme en 1940, mais elle entre en conflit avec la convention du récit, qui élude sa ressemblance avec le barbier juif. On passe ainsi d’un plan « intradiégétique » (interne à l’aventure) au plan « extradiégétique » (qu’occupe le spectateur) : cette interférence remarquable crée une confusion par laquelle se manifestent, entre les deux personnages, d’étranges accointances.

Les ressemblances physiques entre Charlot et le chancelier du Reich se limitent à quelques marques comme la taille, la couleur de la chevelure – mais non la mèche ! – surtout une moustache noire en balai-brosse que le comédien a rendue célèbre dès ses premières productions, c’est-à-dire depuis un quart de siècle, au moment où Le Dictateur est présenté au public pour la première fois. Par la juxtaposition dans un film d’un personnage qui n’existe que dans la fiction cinématographique et d’une personnalité politique d’envergure historique, Charlie Chaplin impose un coup de force demeuré sans égal. Bien que souvent représentés par le cinéma, aucun des « grands » de ce monde n’a pu comme Hynkel se voir consacré de la sorte par une image à jamais définie. Il appartient à la fois à l’ordre du réel et de la fable, passant de l’un à l’autre avec la même aisance que le héros du film auquel assiste Cécilia, l’héroïne de La Rose pourpre du Caire, sorti de l’écran dans le désir la rejoindre et de partager sa vie de tous les jours. Pour sa part, le chancelier du Reich entre dans la fiction pour entretenir avec Charlot des relations qui font apparaître l’énigme du double : simple sosie par accident, mais aussi, virtuellement du moins, figure jumelle en qui l’ordinaire docteur Jekyll se métamorphose en épouvantable Mister Hyde.

Du fait de leurs homologies, chacun des deux personnages paraît former la face cachée de l’autre, son double négatif. Ils se ressemblent comme des jumeaux vrais, si bien que les épisodes les mettent en parallèle de manière insistante ou qu’ils participent à des scènes similaires, comme interroger sa propre image dans un miroir, prendre la parole devant la foule, être molesté par des soldats brutaux, tout se passant comme si chacun d’eux se plaisait à emprunter le rôle de l’autre. En ce jeu d’ambiguïtés périlleuses, Chaplin outrepasse le rôle de simple « composition », il prend le risque d’un rire blanc qu’entachent, dès les projections des années 1940, d’inquiétantes résonances.

Les analyses de J. Narboni rendent compte des principaux moments du film et de sa construction d’ensemble. Le scénario compte les trois cents pages d’« une composition dramatique en cinq actes » dont les principales parties ont chacune leur répondant. Symétrique du Finale, le Prélude se déroule pendant la Première Guerre mondiale. Il met en scène un soldat juif qui sauve la vie d’un officier supérieur. Son amnésie lui fera découvrir, lorsqu’il regagne sa boutique après plusieurs années d’hospitalisation, un ghetto que terrorisent les Troupes de la mort.

Alternent d’une part les séquences représentant les dirigeants nazis et leur soldatesque, de l’autre les membres de la communauté juive. Le parallèle donne lieu à deux morceaux de bravoure. D’abord un long ballet héroïcomique au cours duquel Hynkel s’isole dans son immense bureau pour jongler avec un globe terrestre de baudruche, au son du Prélude de Lohengrin ; puis, juste ensuite, dans le salon de coiffure, une séance de rasage « enlevée » en deux minutes trente, sur le mode burlesque, par le barbier virtuose, au rythme de la Cinquième danse hongroise de Brahms : des moments où les personnages vivent chacun leur rêve, l’un son délire de domination, l’autre l’allégresse d’un nouvel amour.

Charlie Chaplin a déclaré qu’il n’aurait jamais réalisé son film s’il avait pu prévoir les carnages de la guerre, l’anéantissement de populations civiles, le cauchemar des camps de la mort et des chambres à gaz. Impossible, en effet, d’anticiper une horreur à vrai dire inimaginable, au moment où le film est présenté au public. Il n’en a pas moins pressenti, avec une acuité rarement partagée dans une Amérique à majorité isolationniste, la sauvagerie que provoque le mépris de races, le Juif représentant pour le nazisme un objet de haine projeté de toutes parts. Il en résulte un type de « drôlerie » singulier qui déroute.

Encensé pour son génie comique, Chaplin aspire à subvertir les catégories. Auteur et interprète de ses films, il conçoit des « drames » dont le pathos n’est pas exclu. Parmi ses projets les plus chers, figurent un Napoléon et un Jésus qui visent à la démythification. Avec Le Dictateur, il innove par la représentation d’événements immédiats ; également par l’intrusion dans une œuvre le plus souvent bouffonne, d’épisodes tragiques comme, dans les dernières séquences, le pillage du ghetto et l’assassinat d’un jeune homme, victime d’une meute à la solde de Hynkel.

Au début du film sont mis en scène les derniers affrontements de la Première Guerre mondiale, les séquences finales relatent l’invasion de l’Osterlich. Par son amplitude, l’« action » entremêle la petite et la grande histoire, l’héroïsme et la dérision, le mélodrame et le grotesque. Si les spectateurs y retrouvent en Charlot un personnage familier, sentimental et ahuri, incapable de comprendre le monde contemporain, les épisodes dramatiques trompent leur attente.

Les discours de Hynkel relèvent d’une écriture savante et d’une interprétation hautement inspirée. L’orateur accumule invectives et éructations qu’il ponctue de gestes, marquant à l’auditoire le début et la fin des applaudissements. Particulièrement réussis, ils exhibent une folie qui propage ses fureurs. En ces moments de paroxysme, Le Dictateur apparaît comme un film pathétique – politique et historique – d’une drôlerie qui fige le rire. Chaplin y met en œuvre une tonalité pour le moins déconcertante : le comique qui pétrifie et provoque la terreur10.

Les figures d’Adolph Hitler ne manquent pas au cinéma, à commencer par celle qu’a proposée Ernst Lubisch peu après Charlie Chaplin : To be or not to be (1942) met en scène un acteur polonais qui joue au théâtre le rôle du Fürher et qui se mettra au service des résistants, en se faisant passer pour lui. Jusqu’à nos jours se sont succédé les interprétations : Les dix derniers jours d’Hitler (Ennio de Concini, avec Alec Guinness dans le rôle éponyme, 1972), La Chute (Olivier Hirschbiegel, 2004) ou encore Mein Führer (Dani Levy, 2008) qui s’attache à la représentation d’un être pitoyable. Aucune cependant, qu’elle soit réaliste, « humanisée » ou grotesque, n’est à la mesure du personnage que représentent les séquences d’époque, lorsqu’il passe en revue ses hommes d’armes, lorsqu’il salue une foule en délire ou qu’il électrise son auditoire par des harangues hallucinées. Du fait de l’extraordinaire théâtralité des mises en scène qui orchestrent ses apparitions – ce que Walter Benjamin a appelé l’esthétisation de la vie politique par les nazis – les fictions ne peuvent égaler la réalité dont témoignent les archives.

À cet égard, Chaplin marque une exception. D’une part, une documentation particulièrement scrupuleuse lui permet d’éviter les outrances inutiles. D’autre part, il fait jouer l’effet « sosie » suivant une logique qui épargne le barbier. On assiste alors à une compétition entre deux comédiens d’envergure, entre le génie du Rire et le génie du Mal. Le premier conforme au prototype bouffon de Charlot, le second incarnant les menaces d’une Histoire dont les ébranlements s’accélèrent. Une étonnante confrontation a lieu entre deux rôles antithétiques dont l’un est depuis longtemps réputé burlesque, alors que l’autre perpètre les tragédies présentes et à venir. Avec Hynkel, la bouffonnerie vire à la morbidité. L’interprétation du comédien, tout à la fois satirique, parodique, névrotique et grotesque, égale son modèle, elle se confond avec lui. Si bien qu’elle compose une image plausible que la postérité retient, comme si la caricature pouvait se confondre avec le personnage, lorsqu’elle en met à nu la monstruosité. Hynkel, le dictateur de Charlie Chaplin, c’est Adolph Hitler, tel qu’en lui-même enfin l’éternité l’abhorre.

Daniel Grojnowski

Librairie

Philippe Forest, LE SIÈCLE DES NUAGES, Paris, Gallimard, 2010, 557 p., 21, 50 €

Au milieu des années 1930, à Mâcon, un adolescent – dont on ignorera jusqu’au bout le prénom – contemple sans se lasser les hydravions ventrus des Imperial Airways en provenance de Londres se poser sur la Saône pour une escale technique. Puis repartir vers Le Caire, Bombay ou Sydney. De cette émotion originelle naît une vocation, puis une carrière sans accrocs. Breveté pilote à 17 ans, instructeur dans l’armée de l’air américaine à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, pilote à Air France dès sa reconstitution à la Libération, le père de Philippe Forest – puisque c’est de lui qu’il s’agit – prend sa retraite en 1981 alors qu’il est depuis longtemps commandant de bord sur Boeing 747.

Quatre décennies, donc, où la vie d’un homme se confond avec l’une des grandes aventures du xxe siècle. Mais, là où certains auraient insisté sur la linéarité – la perfection ? – d’une trajectoire personnelle, l’auteur revient inlassablement sur les points de bifurcation, parfois en apparence infimes, qui finissent par composer une vie, une vie où la volonté et la contingence se mêlent indissolublement. Refusant de juger le passé depuis le confort de notre « impensable présent » – pourquoi, en 1940, aller poursuivre des études d’agronomie à Alger plutôt que de rejoindre les Français Libres ? –, Philippe Forest nous restitue, dans un style somptueux et avec une grande sensibilité, l’entrelacs d’événements personnels et historiques qui, au total, déterminèrent le parcours de son père. Émerge alors le portrait d’un homme sans doute un peu trop conformiste et légaliste mais d’une grande droiture et d’un incontestable courage, pétri de convictions qui demeurèrent intactes jusqu’à son dernier souffle.

D’un homme né dans la « terrifiante mâchoire de l’entre-deux-guerres » et qui, à 21 ans, est déjà le survivant d’un âge d’or révolu. Car, entre son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, autrement dit l’espace d’un instant, l’aviation est devenue une entreprise de dévastation et non plus « le symbole splendide d’une liberté contribuant à l’émancipation pacifique d’un monde enfin unifié » (p. 394). De fait, le siècle des nuages est aussi celui des orages d’acier. Coventry, Dresde, Hiroshima… sont autant de stations du calvaire de populations civiles prises en otage par une guerre désormais devenue totale. On comprend alors les multiples références à un Saint-Exupéry, dernier survivant, après la mort de Mermoz et de Guillaumet, d’un rêve englouti dans les flammes de cités martyrisées : celui d’une aviation qui « ne devait servir que pour le courrier et puis pour les passagers » (p. 355).

Certes, la Ligne reprendra après 1945 avec le redémarrage d’Air France. Des pages superbes sont consacrées à la vie du Bourget11 puis, surtout, à celle d’Orly où, dans les années 1960, on venait le dimanche, de Paris, admirer des terrasses de l’aérogare les Caravelle en partance pour des destinations lointaines. L’« équipage », la « ligne », la « compagnie » étaient autant de mots sacrés de cette religion de l’aviation dans laquelle son père communiait. Mais, selon Philippe Forest, il arrivait trop tard,

s’imaginant que toute l’histoire recommençait avec lui alors que le rêve était déjà révolu et que son seul titre de gloire – ou disons : sa seule raison de fierté – consistait à compter au nombre des derniers à l’avoir rêvé.

(p. 458)

À 50 ans, en 1972, il était en effet assez vieux pour se souvenir des exploits de Lindbergh et assez jeune pour qu’Air France le qualifie comme commandant de bord sur ses 747, alors les plus gros avions du monde. Deux décennies plus tard, entrant dans la vieillesse, il n’en reviendrait pas

que tout soit allé si vite et se trouve désormais accompli […]. Je le revois, lui, mon père, vieillissant, et ce qu’il disait parfois du naufrage d’avoir vécu. Il ne se plaignait pas. Il n’avait rien à regretter de sa vie, je crois.

(p. 13)

Certes, tout est (peut-être) voué au néant et Philippe Forest le rappelle en des passages poignants. Pour autant, il n’est pas certain que l’aviation ne demeure pas l’un des derniers objets de passion dans des sociétés désenchantées. Dans un texte étonnant écrit en 1953, Théodore Monod explique que le transport aérien constitue un facteur susceptible de créer un « psychisme planétarien ». Dans une allusion teilhardienne, il se demande si ce n’est pas « vers la “noosphère” […] que nous entraîne le quadrimoteur12 ». Un « quadrimoteur » qui, avec toujours la même magie pour ceux qui savent s’émerveiller, nous permet, selon la belle expression de Saint-Exupéry, de « prendre corps13 » dans les villes du monde. Et Philippe Forest de nous glisser, au détour d’un paragraphe, que

peut-être faut-il plaindre […] celui qui ne lève plus les yeux quand passe au-dessus de sa tête un avion.

(p. 60)

Ce livre illustre à merveille les relations qui, de Proust à Saint-Exupéry, de Faulkner à Kessel, de Gary à Malraux, unissent la passion d’écrire et celle de voler.

Jean-Paul Maréchal

Jean Gadrey, ADIEU À LA CROISSANCE. Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Les Petits matins/Alternatives économiques, 2010, 190 p., 15 €

L’auteur, qui fut membre de la commission Stiglitz, est l’un des meilleurs spécialistes des nouveaux indicateurs de richesse. Son livre est d’abord une bonne mise au point sur les raisons de remettre en cause la croissance comme objectif universel et englobant du développement économique et social. Chiffres à l’appui, il montre que la corrélation entre le niveau de richesse monétaire et le bien-être tend à disparaître dans les pays riches. À cela s’ajoute bien sûr que les indicateurs économiques ne fournissent aucune information sur l’état de l’environnement. Partant de là, Gadrey rend compte des débats actuels sur les indicateurs alternatifs menés notamment au sein du collectif Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) dont il est l’un des principaux animateurs. Mais l’ouvrage ne se limite pas à cela : il aborde de front la difficile question de la viabilité sociale d’une « société post-croissance », avec l’ambition de prouver qu’elle est

non seulement une nécessité, mais que, moyennant une redéfinition des priorités, elle correspond à une perspective désirable et crédible.

(p. 71)

Il est assez facile d’avancer des arguments généraux à l’appui de cette conviction :

Dire « sans croissance » veut dire « sans croissance des quantités produites », mais autorise une croissance de la qualité et de la durabilité, source de progression de valeurs durables, moyennant une vague d’innovations techniques, écologiques et sociales.

(p. 85)

Encore faut-il montrer concrètement comment une société pourrait fonctionner sur de telles bases, quels emplois pourraient être créés et comment chacun, au final, pourrait y trouver son compte. Gadrey examine plus précisément le cas de l’agriculture, montrant qu’elle pourrait redevenir créatrice d’emploi en privilégiant la qualité des produits et la santé des consommateurs. Il faudrait certes payer plus cher, mais, comme l’observe Gadrey, une analyse en « coûts complets » devrait faire intervenir ce que payent les consommateurs sous forme de subventions à l’agriculture productiviste et de coûts – notamment sanitaires – liés à la pollution par les engrais et les pesticides. Au-delà de cet important sujet, que le livre n’épuise d’ailleurs pas, on ne peut que partager la leçon générale qu’en tire l’auteur :

Il faudra mobiliser dans les prochaines décennies beaucoup de travail pour produire, sans progression globale des quantités (sans croissance), des biens et services « propres », verts, répondant à des besoins sociaux mis en délibération, selon des processus économes en ressources naturelles.

(p. 116)

Souligner le lien entre qualité des produits, développement des services et demande de travail est important, même si cela n’exclut pas que l’augmentation du temps libre puisse être l’un des moyens pour restituer aux individus les dividendes d’une autre conception du progrès.

Ce petit livre débouche finalement sur une grande question qu’il ne prétend pas totalement résoudre. Une fois dressée la liste suggestive des « mieux » et des « plus » qui pourraient résulter d’un autre modèle de développement (durabilité des biens, santé, temps libre, qualité de la vie au travail, solidarité, démocratie, etc., p. 131), il reste à montrer comment ils pourraient s’intégrer dans une nouvelle rationalité sociale. En d’autres termes, comment la société pourrait élargir le cadre de la raison économique pour qu’elle se transforme en « raison écologique ». Les indicateurs sont certes un élément important du contexte cognitif dans lequel les agents établissent leurs préférences et prennent leurs décisions, mais changer d’instruments de mesure ne suffirait pas pour provoquer une réorientation globale des comportements individuels. Quelle que soit la vitalité des pratiques sociales alternatives (p. 161), il s’en faut de beaucoup qu’elle laisse présager une transformation d’ensemble de la société. Bien que fragilisée au plan idéologique, la logique sociale de la croissance reste hégémonique au plan pratique. Il n’y a pas à s’en étonner : elle ne repose pas seulement sur des incitations économiques (fiscales, etc.), mais aussi sur un grand nombre d’autres « signaux » plus diffus – idéologiques, institutionnels, organisationnels, etc. – qui rappellent sans cesse l’individu à ses devoirs d’homo oeconomicus. Ce qui rend aussi performative la vision économique de la réalité, c’est le fait qu’elle permet d’inscrire l’action des agents dans des séries cohérentes d’objectifs individuels et collectifs reliés à des finalités générales telles que la « puissance » d’un pays – en d’autres termes, de légitimer socialement la recherche par chacun de son propre intérêt. Bien qu’elle reste parfaitement fondée, la critique sociale traditionnelle (dénonciation des inégalités et de l’exclusion, etc.) est désormais impuissante face au rouleau compresseur de l’utilitarisme, faute d’être capable d’articuler, comme le faisait le marxisme, critique des rapports de pouvoir, critique du mode de production et critique de la valeur. La cohérence interne de la vision économiciste du monde constitue un défi dont les courants alternatifs et anticapitalistes n’ont pas encore pris toute la mesure.

Bernard Perret

Dominique Bourg et Kerry Whiteside, VERS UNE DÉMOCRATIE ÉCOLOGIQUE. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, La République des Idées/Le Seuil, 2010, 106 p., 11, 50 €

Ce court essai, vif, informé, combatif, repose sur une conviction forte – qui est de plus en plus partagée par de nombreux Terriens : la question environnementale traverse les frontières (des quartiers, villes, régions, pays et atmosphère), est à la fois visible (les pollutions, les dégradations de la nature, l’épuisement des ressources énergétiques et autres matières premières) mais aussi invisible (elle agit subrepticement sur la santé des humains et sur les équilibres des écosystèmes et met en péril la biodiversité), ce qui oblige à repenser complètement le politique. Le citoyen, et sa pauvre petite voix représentative que de lui-même, sollicité tous les quatre ou cinq ans pour élire « son » représentant, ne correspond plus du tout aux exigences actuelles, qui en grande partie nécessitent une anticipation sur les choix dits de « société » (et par conséquent nos manières de produire, de consommer, de vivre). Les auteurs, qui maîtrisent parfaitement ce dossier et jamais ne tombent dans l’idéologie, expliquent pourquoi les solutions techniques, que les « optimistes » attendent en consommant déraisonnablement, ne seront pas à la hauteur des défis. Ils expliquent, sans jargon, en quoi les dispositifs de choix collectifs caractéristiques de la modernité (votes élections, systèmes représentatifs, partis politiques) ne parviennent pas à favoriser les bonnes décisions, pourtant capitales pour préserver notre environnement. Mais comment mieux gouverner les humains dans leurs relations à la nature ? Il nous faut impérativement imaginer une « démocratie écologique ». Mais que désigne cette formule ? Une des originalités de ce livre est précisément que les auteurs avancent quelques propositions précises, qui pourront être discutées et davantage élaborées, pour adapter notre système représentatif à ces enjeux inédits : donner un nouveau rôle aux organisations non gouvernementales environnementales (Onge), systématiser le recours aux savants et aux experts (à mieux intégrer aux processus décisionnels et soumis eux aussi à une expertise populaire), désigner des « biens publics mondiaux environnementaux », imaginer de nouveaux découpages territoriaux afin de mieux « coller » aux pratiques politiques selon les responsabilités déléguées (local, national, mondial), créer une académie du futur (qui traduit politiquement les connaissances scientifiques) et un nouveau Sénat, qui ne produirait pas de lois selon les principes politiciens et clientélistes actuels mais impulserait les grands principes devant mobiliser tous les citoyens. La Chambre des députés serait totalement métamorphosée et tiendrait compte de toutes les procédures participatives. « Les futures démocraties devront concilier les droits et devoirs de l’individu et l’impératif suprême de la survie de l’espèce. » Un débat qui ne fait que s’ouvrir, et qui sera poursuivi très prochainement dans la revue.

Thierry Paquot

Luc Bronner, LA LOI DU GHETTO, Paris, Calmann-Lévy, 2010, 260 p., 17 €

Le terme ghetto est galvaudé, il s’agit d’un mot de « trop » dont le contenu varie au gré de l’utilisateur. Journaliste d’investigation pour Le Monde, Luc Bronner admet d’emblée que les quartiers qu’il observe ne sont ni des ghettos à l’américaine (p. 23 et p. 28) ni à l’italienne. Pourtant, au terme de son enquête (p. 149), il « ose » ce terme « qui fait si peur à la République ». Pourquoi ? Isolement et concentration de ménages à problèmes caractérisent ces lieux. Les graffitis hostiles à la police, à la France et aux Juifs remarqués sur les murs de Romans-sur-Isère sont « le signe d’un enfermement, d’une coupure profonde entre le quartier et le reste de la ville » (p. 105). Une majorité de chômeurs, de populations étrangères et de jeunes de seconde génération, d’exclus avec des difficultés avérées sont concentrés là, faute d’options. L’enquête force le respect. Elle repose sur une douzaine d’entretiens avec des commissaires et hauts gradés de la police, sur des interviews d’élus – ministre de l’Intérieur, quelques maires, conseillers municipaux, éducateurs – et sur l’observation fine des jeunes. D’abondantes données proviennent d’une grande diversité de sources officielles et de travaux de chercheurs. On y trouve cité, avant sa parution, le travail sociologique d’Hugues Lagrange sur les migrations franciliennes récentes de familles subsahariennes ségréguées (p. 138) et sur les nouveaux lieux de désordre en 2005 ; celui de démographes, la croissance du nombre de jeunes d’origine étrangère (à plus de 60 % de la population dans vingt villes) dans les cités sensibles. Clichy-sous-Bois compterait (le conditionnel est de mise) 76 % de jeunes d’origine étrangère en 2005 contre 30 % en 1975 (p. 145). Ce chiffre saisissant ne tient pas compte des migrants clandestins, en nombre important dans les cités. Selon E. Préteceille, huit villes de banlieue parisienne connues pour leur violence concentraient plus de 30 % d’immigrés non européens en 1990, elles sont plus de vingt-quatre en 1999. Les difficultés d’intégration se cumulent à celles de la pauvreté. 44 % du quart le plus pauvre de la population se trouve dans le parc Hlm en 2008. Il n’était que 13 % en 1973 (p. 152). Les quartiers observés ici n’échappent pas aux deux déclencheurs de surmortalité des ghettos américains : les armes et la drogue. « J’ai été frappé par la faible espérance de vie des gens. Beaucoup sont morts avant trente ans par overdose, par balles ou accidents de la route. On ne voit pas ça ailleurs », rapporte F. Ruffin, chercheur à Amiens (p. 33). L’épisode de Villiers-le-Bel, objet du chapitre IX, illustre des logiques fondées sur la loi du talion, et sur la militarisation des forces de l’ordre. L’économie de la drogue, très lucrative pour les uns, à peine rémunérée au Smic pour les autres, entraîne un morcellement extrême de territoires organisés autour de cages d’escaliers et de halls d’immeubles, dans lesquels les leaders-dealers adhérant aux principes de base de l’idéologie néolibérale se livrent à une concurrence sans borne. Depuis dix ans, les affrontements entre bandes font une dizaine de morts en moyenne, chaque année, et des blessés par centaine. La Seine-Saint-Denis comptabilisait 237 homicides entre 2003 et 2008 (p. 29) mais seules trois agressions physiques sur dix font l’objet d’un dépôt de plainte. La logique de l’honneur et la tenue de fiefs répartis sur quelques rues préviennent les alliances entre semblables14.

Face à ces dérives violentes, que peuvent l’État et la police ? La société dans son ensemble semble avoir choisi de laisser pourrir ces micro-quartiers. Pour L. Bronner, la politique de la ville n’a jamais été à la hauteur de ses tâches. Que pèsent les 500 millions d’euros confiés à F. Amara, les 87 millions d’euros consacrés à la réussite éducative, face aux 2 milliards d’euros récoltés par les trafiquants de stupéfiants ? Chaque élément de l’équation – pauvreté économique, impuissance politique et dégradation sociale – est traité de façon atomisée par les institutions. La main droite de l’État, chargée de l’économie, de l’immigration, du logement, des affaires étrangères et de la sécurité, ignore ce que fait sa main gauche peinant à réparer les conséquences sociales des choix de l’autre main. Les maires jouent leurs cartes politiques, en fonction de ces données. Calculs à court terme si l’on en juge par l’abstention massive de ces quartiers, conséquence de leur exclusion.

Bronner n’absout pas les poignées de jeunes qui ont pris le pouvoir, se substituent aux adultes, font régner la peur et exercent une « oppression de l’apparence » (p. 59). Entre 2003 et 2007, le nombre de violences physiques contre les policiers a augmenté de 38 %, il a doublé contre les employés de Hlm et plus d’une centaine de pompiers ont été agressés depuis 2006 (p. 208). Qui a raison ou tort dans les contentieux les opposant aux jeunes ? L’auteur souligne sa difficulté à démêler le vrai du faux (p. 15), il dénonce les insuffisances des enquêtes policières et le choix de politiques à courte vue. À cet effet, des citations de N. Sarkozy introduisent chaque chapitre. Pour l’auteur, l’option du tout répressif est un exercice vain.

On regrettera que dans le titre la Loi du ghetto, la précision « à la française » ait disparu. Selon la spécialiste du ghetto de Chicago, M. Padillo15, ce que suggère le terme ghetto est mieux et pire que ce qu’on nous assène. Chicago, classé au 5e rang en termes de ségrégation raciale parmi 331 métropoles, est un cas à part, ses ghettos ne symbolisent pas tous les ghettos noirs américains. On peut rouler pendant des kilomètres sans jamais y voir un seul visage blanc (voir le documentaire de F. Wiseman, Public Housing, sur l’ensemble Ida B. Wells aujourd’hui rasé). L’enfermement ethno-racial, le désinvestissement sont infiniment pires que ce qu’on peut imaginer en France, tout comme les ruptures et les démarcations. La politique de dispersion de la pauvreté entraîne la démolition de 200 000 logements sociaux dont moins de la moitié seront peut-être reconstruits. Dans les lieux rénovés, les filtres d’inclusion imposés sont draconiens : on exige des ménages emploi, scolarisation, absence de casier judiciaire ; les règlements internes sont à l’image de ceux d’une gated community : la mixité raciale intéresse peu les classes moyennes blanches américaines.

Bronner termine son enquête par un plaidoyer pour l’empowerment16 : en se dynamisant, en misant sur leurs capacités d’action, les habitants pourraient se constituer en pouvoirs, discuter d’égal à égal avec les experts, les élus, les fonctionnaires… les jeunes et les dealers. On voudrait le croire avec lui…

Sophie Body-Gendreau

Jean-Pierre Denis, POURQUOI LE CHRISTIANISME FAIT SCANDALE, Paris, Le Seuil, 2010, 346 p., 21 €

Cet ouvrage du directeur de La Vie s’inscrit dans deux débats interdépendants : celui qui porte sur l’avenir de l’Occident et celui qui porte sur l’avenir du christiannisme17. Il ne fallait pas manquer de courage pour le mener à bien. Qu’on en juge : l’auteur nous entraîne dans un examen de la « contre-culture » du dernier tiers du xxe siècle. Il analyse ce qui est arrivé à cette contre-culture quand, dans une position d’abord marginale, elle a su finalement s’imposer et conquérir une position centrale. C’est à partir d’une analyse fouillée de cette histoire que l’auteur aborde la question essentielle pour lui : qu’est devenu le christianisme dans cette évolution, que peut-il devenir maintenant ? La force du projet tient à l’insertion de la crise actuelle du christianisme dans l’histoire de la culture contemporaine.

Ceux qui s’inquiètent de l’état présent de la civilisation occidentale trouveront dans le livre de Jean-Pierre Denis matière à penser. Fort heureusement, ce qui mobilise l’attention de l’auteur, ce n’est pas une nouvelle évocation émerveillée ou énervée de Mai 68. Il s’interroge plutôt sur ce qui est arrivé à cette contre-culture de la rébellion, du refus de toute exploitation, qui a opéré un virage extrême en passant « de la marge à la norme ». Cette mise en perspective de la culture contemporaine, si elle n’est pas totalement neuve, est menée avec beaucoup d’acuité dans l’analyse. Ainsi, par exemple, du destin de la rébellion devenue un nouveau conformisme : « La provocation se résume aujourd’hui à un bon coup de pub » (formule d’Alain Baschung citée). La contre-culture s’est instituée en nouvel ordre régnant, d’où la question de Jean-Pierre Denis : « L’ordre culturel, ordre moral ? On ne peut échapper à ce paradoxe. » La contre-culture comme refus de se conformer devient en fait obligation de consommer.

Or, en même temps que la contre-culture devenait la norme, le christianisme passait de la norme à la marge. Une ancienne conception de la culture avait une relative connivence avec le christianisme. L’auteur se réfère à Hannah Arendt, laquelle développe notamment l’idée que la culture est ce qui dure, à l’opposé de l’objet consommable. Le christianisme avait gardé les écritures juives avec « deux mécaniques culturelles fondamentales » : donner sens au présent par une relecture de l’histoire, et « ouvrir à l’infini le commentaire du texte par lui-même ». Mais cette véritable « inversion culturelle », qui s’est produite depuis le xxe siècle en Europe, est un fait unique dans l’histoire des civilisations. Jean-Pierre Denis développe ce diagnostic et en conclut : « L’Europe ne s’aime plus. » Elle ne communique plus avec son passé qu’elle traite uniquement comme un passif et elle remet en cause le statut de l’histoire. Ce grand retournement a des conséquences graves pour le christianisme : « Si le véhicule tout entier (la culture) part dans le décor, le catholicisme occupe la place du mort. »

Pour l’auteur, en effet, « la déchristianisation est culturelle avant d’être cultuelle ». Mais en même temps la marginalisation du christianisme est présentée comme un symptôme de crise culturelle (p. 137) : « La culture qui a rejeté le christianisme à la périphérie semble elle-même en cours d’implosion » (p. 178). Il est impossible dans cette note d’entrer dans le détail d’une analyse souvent brillante : elle couvre la science, l’éducation, la liberté, le sens. À propos de la crise récente, l’auteur note que l’athéologie apparente de la pensée libérale s’identifie comme déisme de la « main invisible ». Car « si Dieu possède l’omniscience, le Marché tend à l’équilibre ».

À partir de son analyse de l’évolution culturelle de l’Occident, l’auteur appelle le christianisme à être « contre-culturel », à oser la contre-culture. Cela lui est possible, pense Jean-Pierre Denis, à cause de la position marginale du christianisme aujourd’hui. Celle-ci le rend à même de « sauver ce qui l’a perdu et de tout reconstruire : le sexe, la loi, la science, la raison, l’éducation, l’esthétique, le sens, en un mot la culture » (p. 179). Cette « Nouvelle Renaissance », l’auteur en trouve les fondements dans un retour aux sources mêmes du christianisme, au cours d’un chapitre où s’exprime une foi d’un bel élan. Il relit l’Évangile et saint Paul pour y découvrir « les fondements possibles d’une contre-culture chrétienne » (p. 200). Il développe une analogie, qui sera probablement discutée, entre cette contre-culture espérée et ce qui se passa dans les premiers siècles chrétiens. « La contre-culture peut se retourner en une illustration de la vraie culture et de la vraie hiérarchie des valeurs sociales. » Cette contre-culture devrait notamment réaliser, contre les individualismes, une restauration de la personne.

L’auteur tire ici de la source chrétienne un ensemble de pistes contre-culturelles, des éléments culturels bons en eux-mêmes pour notre culture, notamment la culture du don. N’y a-t-il pas dans ces développements d’une très grande richesse la confusion entre deux projets, l’un et l’autre importants : d’une part, celui d’une contre-culture chrétienne, c’est-à-dire une culture croyante, d’autre part, l’esquisse d’une possible culture commune sauvée contre elle-même ? Peut-être y a-t-il matière à prolonger la recherche importante menée par l’auteur.

Mais les deux perspectives circulent dans ce même document issu de l’assemblée des évêques en 2009, publié sous le titre Entre épreuves et renouveau, la passion de l’Évangile18. Ce document écarte la notion de contre-culture pour une raison que donne aussi Jean-Pierre Denis : « Il n’y a pas d’âge d’or à retrouver. » Il évoque plutôt l’idée d’une inscription dans la société, dans la culture. Et ici une autre grande recherche s’invite au débat, c’est Emmanuel Mounier qui désignait l’impossible retour à un passé idéalisé dans « Feu la chrétienté ». Le fondateur d’Esprit insiste en effet sur le fait que la chrétienté est morte (pour autant qu’elle aie jamais été réelle), que la vocation du christianisme n’est pas de faire une civilisation chrétienne, mais d’aider la civilisation à dissocier en elle-même le meilleur du pire. Il souligne aussi que c’est au moment où les chrétiens vivent au maximum d’intensité le message évangélique, qu’ils ont « par ricochet » l’influence la meilleure sur la civilisation. Je ne pense pas que Jean-Pierre Denis regretterait cette conclusion.

Guy Coq

Anne Roche, EXERCICES SUR LE TRACÉ DES OMBRES, WALTER BENJAMIN, Cadenet, Les éditions chemin de ronde, 2010, 318 p., 25 €

Les exercices sur le tracé des ombres existent, ou ont existé : il s’agit, précise Anne Roche, de l’un des apprentissages du dessin industriel dans les écoles techniques […] L’ombre ce n’est pas la chose même, c’en est le contour. Ce livre se propose, au travers de notions techniques (le fragment, la citation, le montage…) et d’objets (la mode, la rue, la ville, le passage, le livre, le jouet…) d’approcher une figure qui accompagne nombre d’entre nous depuis des années.

Il s’agit par conséquent d’une collection d’essais thématiques qui, subtilement assemblés, confèrent à cet ensemble une double dimension, à la fois présentation non chronologique de l’œuvre de Walter Benjamin (1892-1940) et commentaire critique, et souvent savant. Deux livres en un, d’une certaine manière, qui s’adressent au lecteur novice d’une œuvre inachevée et protubérante aussi bien qu’à l’habitué : le premier découvre ; le second complète. Anne Roche est familière non seulement des écrits de Walter Benjamin mais aussi de ses contemporains (romanciers, journalistes, philosophes, dramaturges…), tout comme des innombrables analyses des « benjaminologues » avertis… Aussi, notre moisson est-elle également double, des citations bien choisies de l’auteur de Paris, capitale du xixe siècle, que de ses exégètes. Voyager dans des écrits si variés (articles de journaux, correspondances, essais, livres, projets et esquisses, recensions d’ouvrages…) exige un guide, qui ne peut être une biographie. Le choix d’Anne Roche me paraît judicieux, d’autant que si j’ai lu son livre dans l’ordre, je subodore qu’il est loisible d’y entrer à sa guise. Cela commence par le « Fragment » et c’est vrai que d’une certaine manière cette œuvre est fragmentaire et fragmentée, alors même qu’elle vise à l’exhaustivité. Le fragment est revendiqué, tout comme sa compagne, la « Citation ». Walter Benjamin est un collectionneur de citations, il en réalise des « mosaïques » avoue-t-il. « Écrire l’histoire, précise-t-il, signifie donc citer l’histoire », pour lui être fidèle et certainement aussi pour identifier des sources plus ou moins oubliées et reconstituer une époque, avec son parler, son accent, oserais-je indiquer. Sans omettre l’idée qu’« en chaque objet historique tous les temps se rencontrent ». On compte dix-neuf « entrées », qui vont de « Fragment » à « Ce que chantent les anges » et pour chacune d’elles, Anne Roche prend plaisir à raconter une histoire entre Walter Benjamin et un de ses proches, qu’ils soient vivants ou morts (Baudelaire, Nietzsche, Simmel, Kraus, Adorno, Brecht, Asja Lacisson éphémère compagne…) afin d’introduire le lecteur dans le thème retenu, puis de lui offrir un bouquet de citations, qui l’éclaireront tant sur l’appréhension du projet éditorial de Benjamin, que sur les manières dont il a été compris. Au final, on obtient une histoire littéraire d’une période qui commence un peu avant la naissance de l’auteur et se termine avec les travaux de ses commentateurs. Plusieurs chapitres, de fait, concernent la ville (les villes de Benjamin : Berlin, Naples, Moscou, Paris, Marseille…) et sont particulièrement originaux, comme « Le paysan de Berlin », cousin du Paysan de Paris qu’Aragon publie en 1926, Benjamin affirme, à juste titre :

Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation […].

Pour « Marseille », article qui figure dans Sens unique, il constate :

Car l’enfance est le sourcier du chagrin, et pour connaître la mélancolie de villes si glorieusement rayonnantes, il faut y avoir été un enfant.

À Naples, et sur elle, il note :

Son existence privée est l’estuaire baroque d’une vie publique intensifiée.

Anne Roche, en une écriture alerte et précise, expose la démarche de Benjamin, ce pourquoi il écrit, la puissance mystérieuse de l’art et la répétition sans fin des progrès impossibles.

Thierry Paquot

Brèves

Bruno Le Maire, SANS MÉMOIRE, LE PRÉSENT SE VIDE, Paris, Gallimard, 2010, 192 p., 16, 90 €

Nos hommes d’État, le précédent livre de l’actuel ministre de l’Agriculture, consacré au trio Chirac, Villepin, Sarkozy, scrutait les faits et gestes de trois « bêtes politiques » avec beaucoup de finesse, c’est-à-dire avec le recul nécessaire d’un conseiller qui n’était pas alors « entré en politique ». Aujourd’hui, Bruno Lemaire, à l’occasion d’une escale prolongée imposée par l’éruption mémorable du volcan islandais en avril 2010, reprend la plume : le volcan lui a donné le temps de méditer sur la vie politique et sur ceux, il en est désormais, qui sont sous le feu des projecteurs (on l’a même annoncé pour Matignon !). Les trois chapitres portant sur trois valeurs (la mémoire, la patience et l’autorité) tournent autour de deux convictions contradictoires : d’une part, il n’y a pas de vie politique tenable si ces trois valeurs sont transgressées et ne sont pas respectées par l’homme privé et public et, d’autre part, seules les lumières publiques des projecteurs s’imposent en politique. Mais ces trois valeurs ne sont pas des principes abstraits : elles exigent d’avoir été portées, apprises, anticipées. En cela réside le recul propre à Bruno Le Maire : au-delà de la distanciation de celui qui sait écrire, ces valeurs qui respectent le fait de « prendre le temps » ne se découvrent pas subitement dans l’arène politique (qui a tendance à les instrumentaliser), elles passent par des témoins, des proches, des figures admirées. Et l’on comprend alors que le livre est un hommage au père récemment disparu, un homme qui, respectueux de la politique (sans en avoir fait) et marqué par la guerre d’Algérie, se demandait comment vivre et survivre dans ce monde dur et cruel de la politique. À travers les trois valeurs mises en avant (qui valent donc pour le public et le privé), Bruno Le Maire suggère justement que les frontières entre le privé et le public sont poreuses. Car l’un a besoin de l’autre : « Contrairement à ce qui arrive dans la vie privée, où les choses avancent dans une certaine obscurité, prévenante et douce, dans la vie publique tout progresse en pleine lumière : il faut du courage pour affronter pareille lumière les yeux grands ouverts. » Tirons-en les conséquences : si le courage puise dans les vertus et les silences de la vie privée, on comprend mieux pourquoi la privatisation de la vie politique n’est pas une aubaine.

O. M.

Catherine Deneuve et Arnaud Desplechin, UNE CERTAINE LENTEUR. Entretien, Paris, Rivages/Poche, coll. « Petite Bibliothèque », 2010, 96 p., 5 €

Catherine Deneuve achète Les Cahiers du cinéma mais elle n’a pas le temps de les lire (à la différence d’Arnaud Desplechin) car elle va sans arrêt au cinéma. Elle ne cesse de voir des films pour comprendre ce qui se joue sur les écrans et ce qu’elle peut elle-même y « imprimer » quand elle tourne. Pour Arnaud Desplechin, qui l’a mise en scène dans Un conte de Noël, Catherine Deneuve est une immense actrice et même une « auteure » qui poursuit son œuvre de comédienne de film en film et de metteur en scène en metteur en scène. Mais comment une comédienne qui a joué avec Demy, Truffaut, Polanski, Garrel, Buñuel… peut-elle être considérée comme une auteure au sens où l’on parlait de cinéma d’auteur avec la nouvelle vague ? Tout d’abord, au fil des rôles, elle écrit une œuvre, livre un film qu’elle aurait tourné elle-même ; ensuite elle ne vit pas dans le milieu du cinéma car elle a une vie parallèle qui lui permet paradoxalement de penser à ses personnages, enfin elle prépare ces derniers sans les répéter grâce à sa concentration. De cet entretien réalisé à l’origine pour une revue de cinéma américain, il ressort des signes d’admiration pour les autres (pour Desplechin, Deneuve est une grande critique de cinéma qui n’écrit pas), et surtout la formulation de trois principes à respecter. Trois « refus kitsch » selon elle : le premier est de reconnaître qu’on ne va jamais trop vite (dans la façon de parler, de tourner, ou de se jeter à l’eau dans un rôle), le deuxième refus est celui de la pose héroïque au profit du trivial (c’est le Demy des Parapluies de Cherbourg qui a inauguré la carrière de Deneuve), et le dernier revient à s’ancrer à « la situation » plutôt qu’à l’énoncé de la phrase et de l’adjectif. En « situation » depuis des décennies, Deneuve porte l’esprit d’une époque, la sienne car elle concilie vitesse et lenteur (titre de l’entretien), ce qui signifie qu’elle va vite (comme le temps présent) pour entrer en situation (se concentrer) puis calmer le jeu. En effet, dans un monde qui est vite pesant car trop rapide (celui du cinéma comme celui de la vie réelle), il faut que des personnages valorisent le quotidien en lui donnant toute la légèreté possible. Rendre léger ! C’est le désir de cinéma de l’auteur qu’est Desplechin et celui de l’auteure Deneuve. Qu’on regarde sa filmographie, on verra ce que sont devenues nos histoires !

O. M.

Maylis de Kerangal, NAISSANCE D’UN PONT, Verticales, 2010, 320 p., 18, 90 €

Salué par la critique, lauréat du prix Médicis à juste titre, cet ouvrage a retenu l’attention de tous ceux que l’autofiction rend un peu las. En effet, sans lien direct avec le pont de Millau, le roman met en scène la construction d’un pont qui symbolise un art de réunir spécifique comme l’ont montré aussi bien Georg Simmel que Michel Serres. Cet art de réunir a plusieurs sens dans ce récit. Réunir les deux rives d’un fleuve, c’est d’abord l’art de l’écrivain architecte qui, très au fait des techniques contemporaines, raconte les trois séquences de la construction : l’assèchement du fleuve et des forages destinés à couler les pilotis, l’érection des deux tours aux deux extrémités du pont, et la mise en place des tendeurs métalliques qui articulent le pont (« la haute technologie revisitant la geste archaïque des fileuses de quenouille, puisqu’il s’agissait en gros de filer les tendeurs exactement comme on file la laine au rouet »). Réunir, c’est également convoquer les acteurs d’un chantier, ce grand théâtre vivant où le risque de la mort est pesant, c’est accorder ensemble des travailleurs venus de la terre entière pour exercer des talents techniques ou offrir sa force de travail. Réunir, c’est aussi relier des terres au-dessus de l’eau : la ville-centre (une petite « ville globale » en voie de branchement avec un maire voué à la cause du délire urbain le plus contemporain) et la forêt qui se trouve de l’autre côté du pont, la forêt où habitent des autochtones et un ethnologue qui refuse la venue de la civilisation par le pont. Mais le livre a une faiblesse : il est puissant quand il évoque des personnages « de roman » contemporains (même si on devine qui va survivre et qui va se retrouver avec qui) ou quand il raconte le chantier et ses péripéties, il l’est moins quand il décrit les deux côtés du pont (la ville et la forêt décrites comme deux mondes radicalement antagonistes). Le lieu est un peu trop fictif, abstrait, on parle de Californie, on a l’impression d’être dans un western à l’heure de la technique la plus avancée des ponts. On aurait aimé que l’auteure s’inspire par exemple de la construction du pont de l’Oyapock (en voie de finition) qui relie le nord du Brésil amazonien et la Guyane française, ou qu’elle évoque Punta del Este (un pont frontière à la frontière du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine). Le pont est remarquablement « écrit » mais on sent peu dans quel lieu et dans quel « mi-lieu » on se trouve. Il fallait donner un nom à une forêt qui généralement n’en a pas. Mais l’auteure n’est pas un écrivain américain (du nord ou du sud) : elle parle fort bien du pont et du chantier, moins bien des terres qu’ils mettent en rapport.

O. M.

Ludovic Halbert, L’AVANTAGE MÉTROPOLITAIN, Paris, Puf, coll. « La ville en débat », 2010, 146 p., 10 €

Utilisé à tort et à travers comme un terme miraculeux renvoyant à la ville qu’il faudrait faire, la métropole correspond à une dynamique urbaine effective à l’échelle planétaire. De même correspond-elle à des formes et à des types d’organisation urbaine que traduisent les notions de « ville globale » (Saskia Sassen) et de « ville d’exception » qui ont pour particularité de se couper de leur environnement proche, local ou national (au profit du branchement sur le réseau global des métropoles), et de diluer les fonctions au profit d’indicateurs valorisant, actions phares, événements ou marques. La force de cet ouvrage est de fournir le point de vue d’un économiste (la notion d’avantage comparatif est ici significative) sur les avantages de la métropole dès lors qu’elle n’est pas seulement destinée à déconnecter un territoire mais à la reconnecter à toutes les échelles (en fonction de toutes les vitesses propres au réseau), et qu’elle prend en compte la dimension sociale (d’où l’excellente expression : « Métropoliser les villes, urbaniser les métropoles »). Très riche, astucieux, innovateur et informé, cet ouvrage invite à une prise en compte des tendances spécifiques des pratiques métropolitaines (Philippe Estèbe, Christian Lefèvre) et s’oppose à l’hypothèse d’un bon modèle de gouvernance métropolitaine. Alors que vient de naître, sous l’égide de Frédéric Gilli et Philippe Simay, le site Métropolitiques (www.metropolitiques) et l’association Les Métropolitaines, la thématique des métropoles peut relancer la réflexion sur la réforme des collectivités territoriales… qui est toujours à venir.

O. M.

Éric Rohde, L’ÉTHIQUE DU JOURNALISME, Paris, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2010, 128 p., 9 €

Journaliste formé à l’école du Monde de Hubert Beuve-Méry et de Guy Herzlich, animateur obstiné de la revue Les Grands articles (dont nous ne pouvons que regretter la disparition) et philosophe, Éric Rohde, sans s’appesantir sur l’internet et les excès de l’information en tous genres, renouvelle la réflexion sur l’éthique du journalisme. Pour cela, il s’arrête concrètement sur l’élaboration du travail et sur les conditions d‘exercice d’un métier qui ont profondément changé. Au fil des séquences, l’auteur rappelle les imprécisions qui entourent le travail au quotidien (« un univers d’indétermination »), les conditions de la fabrique (« l’information-média comme construction »), les risques du métier (« incertaine éthique »), l’évolution du droit (« voix et voies du droit »), les pouvoirs et les devoirs du journaliste… Le parcours est donc bien balisé (« l’arrière-plan est simple : 1) il est certain que les journalistes doivent disposer d’une liberté absolue de leur initiative, si un tiers ou une norme devaient leur dire a priori quoi faire et de quelle manière, il n’y aurait, stricto sensu, plus d’information ; 2) tout reportage, enquête, toute mise en forme et toute publication, parce qu’ils sont possibles, ne sont pas forcément à réaliser »). Et les interrogations également bien circonscrites en fonction d’une conception de l’intersubjectivité qui s’inquiète de qui est le public (distinct de l’opinion et des sondages) : « L’information-média publiée risque de sombrer dans le bavardage équivoque de la publicité du On, si elle ne se reconnaît pas comme procédant d’un mandat implicite, donc d’une demande […] L’information-média, assortie des précisions concernant son élaboration, renforce le dialogue de facto amorcé par la reconnaissance du mandat implicite et rapproche artisans et destinataires de cette information des conditions d’un Nous. Lorsqu’on délivre une information riche et ouverte, deux autres phénomènes se produisent : d’une part, les jugements péremptoires deviennent plus difficiles à formuler ; d’autre part, les sources qui m’ont informé – moi, journaliste – me tiendront en plus grande estime, pour la simple raison que j’aurai rapproché le lecteur de leur vérité, quelle qu’elle soit. » Mais quelles sont les conditions effectives de la fabrique aujourd’hui alors que le nombre des journalistes professionnels tend inexorablement à diminuer ?

O. M.

En écho

PRISON ET JUSTICE – En écho à l’article de ce numéro d’Esprit qui porte sur les prisons au cinéma, on pourra lire le dossier de Pouvoirs (Paris, Le Seuil, no 135) sur la réalité du monde pénitentiaire. Voir l’article de Frédéric Gros sur Michel Foucault et la société punitive, celui de Pierre V. Tournier sur l’état des prisons françaises ainsi que les contributions de Philippe Pottier (repenser la prison après la loi du 24 novembre 2009), Julien Morel d’Arleux (les prisons françaises et européennes : différentes ou semblables) et Jean-Marie Delarue (extension et limites du contrôle judiciaire). De manière plus large Après-demain. Journal trimestriel de documentation politique (3e trimestre 2010, www.fondation-seligmann.org) consacre un ensemble à la justice aujourd’hui (textes de Guy Canivet, Henri Leclerc, François Colcombet, C. Vigouroux, Pierre Lyon-Caen…).

UNIVERSITÉS ET SCIENCE – Pour mieux suivre les réformes en cours de l’université, on pourra se reporter à la dernière livraison, fort riche et instructive, de Le Mouvement social (Paris, La Découverte, octobre-décembre 2010, http://mouvementsocial.univ-paris1.fr) qui se penche sur « Les mutations de la science et des universités en France depuis 1945 » (sous la direction de Jean-Michel Chapoulie, Patrick Fridenson et Antoine Prost).

SCIENCES HUMAINES – Dans un contexte où la spécialisation universitaire et les procédures d’évaluation tendent à refermer les disciplines sur elles-mêmes, la revue Tracés consacre un deuxième volume à la question « À quoi servent les sciences humaines ? » (hors série 2010). Le précédent volume portait sur la mémoire, l’histoire et la justice d’une part et sur l’action publique d’autre part (hors série 2009). Celui-ci s’intéresse aux rapports au monde de l’entreprise et à la géographie. Par ailleurs, le no 19 de la revue se propose de « Décrire la violence », notamment avec deux entretiens avec Étienne Balibar et avec le sociologue américain Randall Collins. (Ens éditions, École normale supérieure de Lyon, BP 7000, 69342 Lyon cedex 07 ou voir sur le site www.revues.org).

PHILOSOPHIE – À l’heure où tant d’ouvrages et de manuels traitent de l’« art de vivre » et font de la vie l’objet d’un enseignement de sagesse, un dossier de la revue Approches (Centre documentation recherche, 104, rue de Vaugirard, 75006 Paris, www.approches.net) rappelle une autre perspective philosophique sous le titre « Vivre : s’échapper à soi-même », avec des approches multiples, incluant la biologie et la médecine (François Gros, Robert William Higgins, Guy Samama…).

IMMIGRATION – « Ces migrants qui font aussi la France », tel est le titre d’un numéro hors-série de la revue Projet (novembre 2010, site web : www.ceras-projet.com) qui comprend des articles de Bertrand Badie, Catherine Wihtol de Wenden, Frédéric Tiberghien, Olivier Mongin et Christian Mellon. Voir aussi le numéro d’Hommes et migrations (juillet-octobre 2010, no 1286-1287, www.hommes-et-migrations.fr) consacré aux migrations subsahariennes.

DE GAULLE AU PROGRAMME – Alors que l’œuvre littéraire de Charles de Gaulle est au programme du baccalauréat et que l’on vient de rééditer l’ouvrage de référence d’Adrien le Bihan en poche (De Gaulle écrivain, Paris, Hachette, coll. « Pluriel ») Les Temps modernes (novembre-décembre 2010, no 661) consacrent un dossier inattendu à « De Gaulle, la France et la littérature ». Pourquoi inattendu ? Claude Lanzmann s’en explique : « Nous avons aimé de Gaulle durant la guerre, nous l’avons plus tard combattu, nous avions raison de le faire, mais nous le méconnaissions. Il n’a jamais été le fourrier du fascisme dans la réalité, ce que son œuvre littéraire ne cesse d’attester. Qui lit de Gaulle sans œillères et préjugés se convainc qu’il mérite pleinement d’appartenir à la littérature française – comme Winston Churchill à l’anglaise – et d’être enseigné comme écrivain. » Qu’en aurait pensé Sartre ?

TAÏWAN ET LA CHINE – Dans sa dernière livraison consacrée à Taïwan, Perspectives chinoises (2010, no 3, www.cefc.com.hk) « tente de décrypter, selon Paul Jobin et Frank Muyard, les évolutions et défis auxquels la société taïwanaise fait face, que ce soit sans la redéfinition de sa relation avec la Chine, ou la recherche de meilleures solutions aux multiples problèmes politiques et socioéconomiques du pays, tout en continuant de se construire autour de ses principales caractéristiques ».

L’AVENIR DE L’ITALIE ET CELUI DE NICOLAS SARKOZY – Dans Études (décembre 2010), Jean-Luc Pouthier se risque à un diagnostic du corps malade italien qui s’appuie sur des propos récents du président de la République G. Napolitano. « En Italie, comme dans le reste de l’Europe, la révision idéologique patine, entre deuil des utopies communisantes et mondialisation économique. À côté de l’Église catholique, la seule culture politique pérenne semble être un républicanisme laïc teinté d’idéalisme. La commémoration du centenaire de la naissance du philosophe du droit Norberto Bobbio, à la fin 2009, a donné l’occasion à cette famille de pensée de s’exprimer. Une allocution du président de la République, ancien communiste mais proche intellectuellement du philosophe, a montré une nouvelle fois que l’exigence n’avait pas disparu des sommets de l’État. La difficulté vient de ce que l’expression politique de ce courant n’a jamais pu s’imposer, si ce n’est quelques mois, dans la Résistance des années 1943-1945 et à La libération […] Les mois à venir montreront si le Président a été entendu et si l’Italie a trouvé les raisons d’un sursaut lui permettant de renouer avec la tradition du Risorgimento, d’écarter le spectre de la division et de régler les problèmes qui l’ont empêché depuis un siècle et demi de parachever une véritable unité nationale. »

Pour sa part, Stéphane Rozès, l’un des observateurs politiques les plus aigus à l’heure qu’il est, s’interroge dans Politique autrement (novembre 2010, no 52, club@politique-autrement.org, la revue du club du même nom qu’anime Jean-Pierre Le Goff) sur l’avenir de Nicolas Sarkozy. La question est simple : ce dernier peut-il être réélu ? « Si on constate que le lien de Nicolas Sarkozy avec le pays s’est dégradé et que les gens sont inquiets pour leur avenir, ils peuvent cependant le réélire. Toutes ses chances reposent dans un raffermissement de l’électorat de droite et une forte abstention, avec un éparpillement des voix de gauche. La défaite de Sarkozy implique que quelqu’un existe en face. Pour l’instant, les signaux donnés par Martine Aubry et Dominique Strauss-Kahn montrent qu’ils ont peur de l’affronter. » Sur le fond, si l’alternative lors de la présidentielle est entre la réforme au prix de l’injustice ou la justice au prix de l’immobilisme, alors oui, Sarkozy peut être réélu sans qu’on ait doctrinairement défini le sarkozysme, si ce n’est comme une forme de bonapartisme, un mouvement perpétuel visant à esquiver les contradictions.

Avis

« Esprit public » : dans le cadre des rencontres publiques à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec la mairie du 3e, la fondation Terra Nova et Alternatives économiques, nous recevrons le jeudi 27 janvier Michel Rocard qui envisagera ce que devraient être, selon lui, les grands enjeux de l’élection de 2012. Jeudi 10 février, Jean-Joseph Boillot, économiste spécialiste de l’Inde, auteur de l’Économie de l’Inde (La Découverte) nous décrira l’Inde face à la Chine pour situer l’essor de l’Inde face à sa rivale chinoise et les implications pour la France. Mardi 15 mars, Céline Braconnier se demandera comment remobiliser les électeurs (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, renseignements : 01 53 01 75 45).

Esprit a ouvert une « page » (et non un groupe) sur un réseau social en ligne (www.facebook.com) : c’est un moyen de faire connaître et de diffuser largement des informations sur les activités de la revue, au-delà des cercles de nos lecteurs réguliers et de nos abonnés. Faites connaître cette page pour lui donner plus de visibilité !

Le dossier de notre numéro d’août-septembre 2010, consacré à l’« Actualité d’Ivan Illich », a été l’occasion de publier deux inédits en français d’Illich : « Le texte et l’université » et « L’énergie, un objet social ». Valentine Borremans, héritière de tous les écrits d’Ivan Illich, nous demande de mentionner que c’est elle qui détient les droits de ces textes et que nous les avons publiés sans son autorisation. Nous lui présentons nos excuses pour cette publication non autorisée et nous la remercions vivement de sa compréhension, ainsi que pour tout son travail de présentation et de diffusion de la pensée d’Illich.

Le mois prochain, nous reviendrons sur les polémiques qui touchent aux rapports entre religion et politique, notamment sur la capacité de l’islam à rejoindre, dans le cadre européen, la tradition laïque née dans le contexte chrétien. Si des auteurs comme Mohammed Arkoun, récemment disparu (dont Abdennour Bidar présentera une lecture synthétique), ont plaidé dans ce sens, pourquoi cette tâche ne semble-t-elle encore qu’à ses débuts ? Abdelwahab Meddeb expliquera pourquoi l’opposition entre un Occident caractérisé par la « séparation » et un Orient réputé incapable d’une telle évolution lui paraît infondée. Pour notre numéro double de mars-avril, nous nous intéresserons à la situation de la politique française, dans la perspective des échéances de 2012. Parmi les enjeux qui méritent d’animer le débat politique à venir, nous soulignerons la nécessité de refaire du territoire un lieu de participation politique (démocratie territoriale, citoyenneté urbaine…), le besoin de revitaliser la démocratie sociale à l’âge de l’économie postindustrielle et de reconstruire un discours sur le travail. Nous nous demanderons également comment surmonter les déficits et la fermeture de notre système électoral et représentatif et comment reprendre une prise collective sur l’avenir (notamment devant les risques globaux) à travers nos procédures délibératives.

  • 1.

    Voir la réaction positive par exemple de l’historien britannique Timothy Garton Ash, familier du travail sur les archives diplomatiques ou secrètes, notamment de l’ex-Rda (il a écrit un petit livre sur la découverte de son dossier personnel dans les archives de la Stasi, la police politique est-allemande : The File, Atlantic Books, 2009), « Les documents secrets révélés par WikiLeaks relèvent de l’intérêt général », Le Monde, 2 décembre 2010.

  • 2.

    Voir les prises de position très hostile (« recel », « caniveau », « totalitarisme masqué ») à cette opération par Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères, notamment sur France Inter le 1er décembre 2010.

  • 3.

    Timothy Garton Ash, « Les documents secrets… », art. cité.

  • 4.

    Voir par exemple la « une » de Libération le 2 décembre 2010 : « WikiLeaks, la fuite en avant ».

  • 5.

    Une double page « Horizons-débats » le 3 décembre 2010 et une rubrique « WikiLeaks, entre déballage et démocratie » sur le site internet, renvoyant à une série de tribunes contradictoires.

  • 6.

    Sylvie Kauffmann, « Fuites d’État : questions et réponses », Le Monde, 7 décembre 2010.

  • 7.

    C’était en particulier le sens des interventions de Bernard Guetta sur France Inter le 1er décembre 2010.

  • 8.

    Jean-Claude Monod, « Ogre internet et journalistes, un nouveau rapport de force », Libération, 2 décembre 2010.

  • 9.

    Christian Delage, Chaplin, la grande histoire, Paris, Jean-Michel Place, 1998.

  • 10.

    « Jusqu’ici, j’avais voulu, à un film près [L’Opinion publique, 1923] sortir des productions inspirées du grotesque gai. Le Dictateur sera du grotesque triste […] Ces aventures allégoriques se déroulent dans un pays du Vieux Monde, connu pour la passivité de ses habitants […] Le Dictateur pourrait être le titre d’un drame, d’une comédie ou d’une tragédie. J’ai voulu faire un cocktail de tout cela pour réaliser la silhouette, à la fois grotesque et sinistre, de l’homme qui se croit un surhomme et pense que seuls son avis et sa parole, ont de la valeur […] Je désire que Le Dictateur montre, sur le plan cinématograhique et satirique, l’invraisemblable folie des hommes – de certains, tout au moins – dès qu’apparaît à l’horizon un individu qui parle fort, projette des idées stupéfiantes et appuie ses mots de grands coups de poing sur la table », déclarait Chaplin en évoquant son scénario pour un magazine français, Voilà, l’hebdomadaire du reportage, paru en janvier 1939.

  • 11.

    Voir les trois très beaux numéros de la revue Icare consacrés à l’histoire de l’aéroport du Bourget (nos 207, 208, 209 parus en 2008 et 2009).

  • 12.

    Théodore Monod, « Autour et au-dessus de la Route des Indes », Revue Air France, 3e trimestre 1953, no 14.

  • 13.

    Antoine de Saint-Exupéry, Courrier Sud, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1959, p. 9.

  • 14.

    Mon travail sur le Lower East Side à New York à propos des Portoricains démontait les mêmes mécanismes. Voir « Luttes de classe et luttes ethniques dans le Lower East Side à Manhattan », Revue française de sciences politiques, décembre 1982, 32, 6, p. 973-1122.

  • 15.

    “Revisiting Loic Wacquant”, International Journal of Urban and Regional Research, septembre 2009, 33, 3, p. 858-864.

  • 16.

    Sophie Body-Gendrot, Villes : la fin de la violence ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, chap. 5.

  • 17.

    Voir la controverse entre Jean-Louis Schlegel et Jean-Pierre Denis dans Esprit en mai 2010 : « Adieu l’Église, bonjour l’erreur ! » ; « Un volontarisme de l’espérance ».

  • 18.

    Claude Dagens, Entre épreuves et renouveau, la passion de l’Évangile, Paris, Bayard/Cerf, février 2010.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

Dans le même numéro

Que faire de la mémoire des guerres du XXe siècle ?

A propos de la modernisation des commémorations

Pouvoir mourir et pouvoir tuer : questions sur l'héroïsme guerrier

La vie refigurée : Les Disparus de Daniel Mendelsohn

L'horrible, l'imprescriptible et l'admirable : relecture de Paul Ricoeur