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La fin du monopole européen. Introduction

décembre 2013

#Divers

La crise financière ouverte depuis 2008, en révélant le déphasage de la théorie économique, a relancé l’intérêt pour les travaux d’histoire économique. En effet, alors que les courants dominant la discipline favorisent des recherches toujours plus spécialisées et abstraites sur des modèles théoriques, l’hypothèse de l’efficience des marchés s’est trouvée brutalement bousculée par la contagion des crises1. Au lieu de la stabilité de longue durée promise par les « lois » de l’équilibre général, c’est une série de mauvaises nouvelles qui se sont imposées, entre faillites bancaires, dettes souveraines et cures d’austérité. Devant l’évidence de l’instabilité économique, on se tourne avec un intérêt renouvelé vers l’histoire des faits économiques. Plutôt que de lire notre avenir dans quelques équations mathématiques, repartons des leçons de la longue durée, comme le fait par exemple Thomas Piketty dans son dernier livre qui rend visible le mouvement de progression des inégalités actuellement à l’œuvre et éclaire le débat politique qui doit y répondre2.

Cet intérêt renouvelé pour l’expérience historique conduit à rompre avec un récit trop uniforme du développement économique qui s’imposait jusqu’à présent. La description linéaire du mouvement de longue durée qui nous a fait entrer dans l’ère industrielle puis dans la phase actuelle de la mondialisation s’est imposée massivement, au risque de faire passer la situation de l’Occident pour le seul avenir imaginable des autres régions du monde. À l’heure actuelle, l’Europe n’est plus le centre du développement économique mondial et perd, en outre, le monopole de l’investigation historique sur les sources de sa puissance. En ce sens, le basculement des puissances, longtemps annoncé, est aussi un renversement du regard, ou un croisement des regards3, qui ouvre de nouvelles interprétations du passé. Ce qui peut signifier, de manière positive, au-delà des conflits postcoloniaux4, une redécouverte de potentialités enfouies de la référence européenne, comme l’écrit Arjun Appadurai :

L’Europe découvre des richesses passées jusque-là sous silence dans ses propres généalogies multiples5.

Simultanément, la remise en cause du récit classique de la mondialisation est aussi une opportunité de voir autrement les fondamentaux de l’Europe et de ressaisir ses atouts dans une phase de la mondialisation dont elle ne maîtrise plus la dynamique d’ensemble.

« Le monde tourne autour de la Chine et du Pacifique6 » : ce que ce changement de pouvoir signifie, c’est qu’il existe désormais plusieurs récits concurrents de la mondialisation. Le récit de l’exception européenne, qui confond histoire du développement occidental et histoire universelle, n’est qu’un des récits possibles. La Chine, le Japon ou la Corée ont toujours été des nations commerçantes, au centre des voies maritimes commerciales, des pays dans lesquels l’État a eu un rôle actif pour s’imposer dans le jeu mondial. C’est pourquoi on n’aime guère en Asie le statut de « puissance émergente », une désignation occidentale. La Chine, en particulier, considère qu’elle ne fait que reprendre la place qui a toujours été la sienne : la première. La période au cours de laquelle elle s’est laissée distancer par l’Europe est, à l’échelle de la durée millénaire où elle se pense, une courte éclipse. Mais assiste-t-on en Asie à l’affirmation d’une conception rivale du développement et de la puissance ou simplement à une assimilation réussie des leçons de l’Ouest ? Le mouvement actuel de décollage de l’Asie signifie-t-il l’extension du modèle occidental à toute la planète (c’est la thèse « inquiète » de Daniel Cohen7) ou, tout au contraire, une « dés -occidentalisation », c’est-à-dire un recul de l’influence occidentale8 ? Plutôt qu’une homogénéisation du monde, de nombreux auteurs voient dans le mouvement actuel une occasion de « provincialiser l’Europe9 », c’est-à-dire de constater sa perte de centralité pour l’observer désormais tout simplement comme une périphérie parmi d’autres dans un monde polycentré. Comme l’écrit Achille Mbembe :

L’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde. Tel est en effet l’événement ou, en tout cas, l’expérience fondamentale de notre temps10.

En ce sens, nous sommes dans un débat bien différent de celui qui portait sur les valeurs de l’Occident et leur dimension universelle11. Il ne s’agit pas de dénoncer, une nouvelle fois, un impérialisme de l’Occident mais de retrouver « la profuse diversité des passés du monde12 ». Car ce qui fait l’originalité de l’Occident est précisément remis en jeu à l’écart des grandes références aux principes : les atouts européens relèvent-ils de la démographie, de la culture, de l’organisation du pouvoir, des ressources naturelles… ?

On comprend dès lors l’intérêt des nouveaux travaux historiques, mettant en œuvre des regards croisés pour raconter autrement les « découvertes » des autres aires géographiques. Typiquement, l’histoire des grandes découvertes gagne à être envisagée, comme le fait par exemple Sanjay Subrahmanyam pour les navigations de Vasco de Gama, depuis un regard indien, aux côtés de négociants gujeratis, malais, chinois et iraniens qui n’avaient pas attendu les Européens pour commercer à travers l’océan Indien13. Un débat de méthode, que nous ne traiterons pas ici, intéresse légitimement les historiens pour savoir comment écrire cette autre histoire mondiale14. Nous mettrons plutôt en valeur le nouveau territoire de questions qui émerge dès lors que la singularité européenne est resituée dans une histoire plus large des connexions à l’âge moderne. Des questions qui concernent aussi bien la littérature que la recherche historique, comme le montre Nicolas Léger en présentant le grand et ultime roman de Roberto Bolaño, dont l’écriture entrecroise de manière magistrale différents regards d’un monde à l’autre et met en œuvre un décentrement systématique dans le nœud même de son intrigue. Comment rendre compte de la diversité des formes historiques de développement industriel et commercial ? Quelle place donner à la situation européenne dans un récit global qui ne prend plus l’Europe pour centre ? À quoi attribuer la réussite européenne ? Et, réciproquement, faut-il désespérer de son recul actuel ?

Philippe Minard fait ici le point sur les différentes démarches regroupées sous le terme trop large d’« histoire globale ». Au-delà des questions de méthode historique, il montre à quel point c’est notre compréhension du phénomène de la globalisation qui est en jeu dans cette description. En effet, à des visions un peu sommaires du décloisonnement des espaces ou de l’extension progressive d’un modèle homogène à partir d’un foyer de diffusion, se substitue l’observation fine des rencontres, des influences, des appropriations, bref de la circulation globale des hommes et de leurs productions. Romain Bertrand met en œuvre ici précisément cette démarche à propos du commerce avec l’Asie, aux xvie et xviie siècles, où les empires espagnols et portugais sont loin de maîtriser les espaces qu’ils ont « conquis ». Comment composent-ils avec les usages locaux, comment s’insèrent-ils dans les échanges déjà très denses entre commerçants ? Il fait ressortir que le simple calcul économique ne suffit pas à rendre compte de la complexité des contacts car le négoce comporte aussi, peut-être surtout, une dimension morale et se présente comme une « activité spirituelle à haut risque ». Philippe Norel montre de son côté en quoi ces sujets renouvellent les débats économiques, à partir des effets de l’ouverture d’une économie aux échanges extérieurs : on ne peut s’arrêter à la description statique d’un avantage concurrentiel, c’est en réalité toute une transformation politique et sociale qui découle de l’ouverture aux échanges, comme le montrent aussi bien les cas britanniques que chinois : on ne passe pas du sous-développement au développement par l’application de quelques recettes libérales de marché.

C’est inévitablement une interprétation de la globalisation qui est à l’œuvre dans ces travaux, mais surtout un enrichissement de notre compréhension d’un phénomène aux dimensions multiples, trop souvent réduit à la théorie économique des avantages comparatifs. La variation des exemples historiques permet de montrer à quel point les phénomènes économiques sont inséparables de l’histoire des techniques (diffusion et appropriations des nouvelles technologies), de l’histoire politique (un type de régime est-il plus favorable au développement ?), de l’histoire urbaine (le rôle des réseaux de villes dans les échanges commerciaux) ou même de l’histoire environnementale.

La crise, c’est l’obsolescence de notre inscription dans l’espace et le temps. Ce qui dramatise notre moment, et le sentiment de déclin de l’Europe, c’est l’image d’un déplacement géographique du centre de gravité de la puissance.

Les historiens de l’ancienne école des Annales reconstituaient avec fascination ce remue-ménage en fléchant d’une main sûre la carte du monde. On y voyait se déplacer les capitales de l’abondance, de Venise à Anvers, d’Anvers à Londres, de Londres à New York, faisant basculer avec elles les économies-mondes, toujours dans le sens du voyage des Mages, d’Orient en Occident15.

C’est en Asie, dans les nouvelles mégapoles et les places boursières qu’on les repère aujourd’hui. Mais voir d’autres récits de la globalisation, c’est prendre conscience que le récit exclusif qui s’imposait jusqu’à présent n’était pas le seul possible, c’est-à-dire que ce qui nous apparaît sous le signe de la nécessité n’est en fait qu’un possible parmi d’autres. Et qu’il ne faut par conséquent pas interpréter la situation européenne comme un « déclin » inéluctable inscrit dans l’histoire universelle, mais comme une configuration parmi d’autres, contre laquelle on peut réagir.

  • 1.

    Voir nos entretiens avec les économistes Robert Boyer (« S’interroger sur le savoir économique ») et Michel Aglietta (« Une discipline sur la sellette ») en novembre 2009 dans notre dossier sur « Les contrecoups de la crise ».

  • 2.

    Voir Thomas Piketty, le Capital au xxie siècle, Paris, Le Seuil, 2013 et notre entretien : « Le retour du capital et la dynamique des inégalités », Esprit, novembre 2013.

  • 3.

    Voir notre entretien avec Serge Gruzinsky, « Islam et Occident : généalogie d’un antagonisme. Regards croisés et histoire globale », Esprit, octobre 2009.

  • 4.

    Voir notre dossier : « Pour comprendre la pensée postcoloniale », Esprit, décembre 2006.

  • 5.

    Arjun Appadurai, Condition de l’homme global, Paris, Payot, 2013, p. 285. Voir le compte rendu d’Olivier Mongin dans ce numéro, p. 152.

  • 6.

    « En 2012 […] la richesse produite par les pays émergents a dépassé celle des pays développés », Arnaud Leparmentier, « Guerre commerciale : arrêtons le cinéma ! », Le Monde, 28 mai 2013.

  • 7.

    Daniel Cohen, la Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie, Paris, Albin Michel, 2009. Voir la discussion de Jean Molino : « Sortir du regard européen », et la réponse de Daniel Cohen : « De l’importance de comprendre l’histoire européenne pour comprendre l’histoire universelle », Esprit, octobre 2010.

  • 8.

    Voir Kishore Mahbubani, « Regards asiatiques sur la gouvernance globale », Esprit, octobre 2010.

  • 9.

    Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée poscoloniale et la différence historique, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

  • 10.

    Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 9. Voir l’entretien dans Esprit avec Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? », décembre 2006.

  • 11.

    Voir notre dossier : « L’universel dans un monde postoccidental », Esprit, février 2009.

  • 12.

    Patrick Boucheron, l’Entretemps. Conversations sur l’histoire, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 44.

  • 13.

    Sanjay Subrahmanyam, Vasco de Gama. Légende et tribulations du vice-roi des Indes, Paris, Alma éditeur, 2012.

  • 14.

    Le Débat, « Écrire l’histoire du monde », mars-avril 2009 ; Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, supplément 2007 : « Histoire globale, histoires connectées ».

  • 15.

    P. Boucheron, l’Entretemps, op. cit.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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