Le consultant et le préfet
Dans le dispositif du pouvoir actuel, la « rationalisation » budgétaire et la contrainte par la maîtrise des dépenses sont complétées par un volet de réaffirmation de l’action de l’État à travers le corps préfectoral. C’est donc une double approche, en partie contradictoire, en partie complémentaire, qui redessine les contours de l’État. Faute de la comprendre, on en reste à une critique de la culture entrepreneuriale, sans prendre la mesure de l’imaginaire sécuritaire qui la complète.
Si la critique du sarkozysme semble si peu convaincante, c’est notamment parce qu’elle associe des reproches incompatibles. On s’inquiète en effet d’un côté des excès de pouvoir de l’« hyper-président1 » et on dénonce de l’autre le « démantèlement » de l’État2. Or, si le Président veut être sur tous les fronts, il ne peut en même temps désarmer l’État. On le caricature volontiers en Bonaparte3 tout en stigmatisant « l’ami des grands patrons » plus prompt à célébrer la réussite par l’argent que le dévouement à l’État. Il est vrai que sa pratique du pouvoir et sa conception de l’intervention publique restent difficiles à interpréter. On ne peut mettre cette incertitude sur le seul compte d’un activisme brouillon ou d’un pragmatisme exacerbé. Car c’est la possibilité même d’une lecture d’ensemble de la politique du chef de l’État qui apparaîtrait alors impossible. Elle empêcherait surtout de comprendre le changement de rapports de force au sein de l’État, entre les fonctionnaires et les responsables politiques.
L’État passé en revue
Pourtant, affirmer un volontarisme de l’action publique et prôner le modèle entrepreneurial ne sont pas des attitudes incompatibles, plutôt la juxtaposition inédite de deux logiques qui ne s’excluent pas, bien qu’elles s’accordent mal. Sur bien des dossiers, on assiste en fait à un double mouvement de reconcentration (l’État cherche à reprendre la main sur le plus grand nombre de sujets possible) et de privatisation (l’État sous-traite, délègue ou abandonne ce qu’il ne peut ou ne veut plus faire) qui caractérise le pouvoir actuel en amplifiant des évolutions plus anciennes et plus larges qui ne sont pas propres à la France : au-delà même des contraintes budgétaires, c’est l’action de l’État qui se transforme en fonction de nouvelles conceptions de la « bonne gestion » mais aussi dans l’espoir de retrouver des capacités d’initiative et de contrôle. On aurait donc tort de croire que le retour de la dépense publique, au plus fort de la crise financière, signifie une restauration de l’esprit du service public. Mais il serait tout aussi incomplet de penser que l’État est dévalorisé au nom de l’efficacité du secteur privé, sans voir que le volontarisme sarkozyste a besoin de s’exprimer par les canaux hiérarchiques de l’État. On observe plutôt une combinaison d’impulsion autoritaire (le préfet) et de contrôle par la contrainte budgétaire (le consultant), sans jamais perdre de vue le rapport de force gauche/droite quand l’occasion d’affaiblir l’adversaire se présente (comme c’est le cas avec la réforme territoriale, le Grand Paris ou avec le redécoupage électoral qui ne s’est pas fait selon les règles de l’équité et de la neutralité républicaines).
Dans l’entourage du président de la République, cette prédominance du centralisme et du contrôle financier se traduit par l’importance de Claude Guéant, le secrétaire général de l’Élysée, ancien préfet, notamment dans les Hauts-de-Seine, et d’Éric Woerth, le ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, ancien directeur associé chez Arthur Andersen. L’attelage est moins improbable qu’il n’y paraît : ces parcours que tout oppose dans le cursus honorum de l’élite française ont pourtant des points de rencontre : É. Woerth en tant que consultant était spécialisé dans le conseil aux collectivités territoriales et au secteur public ; Claude Guéant est un haut fonctionnaire investi dans un rôle politique et dévoué à faire passer les choix du Président dans les rouages de l’État. L’association de ces deux profils professionnels si opposés correspond en outre au parcours personnel de Nicolas Sarkozy qui a été ministre du Budget avant d’être ministre de l’Intérieur.
Leur travail en commun s’est organisé notamment dans l’emblématique « révision générale des politiques publiques » (Rgpp) censée mettre à plat les missions et les programmes de l’État, identifier les surcoûts, regrouper les services sous la responsabilité d’Éric Woerth mais dont le « comité de suivi » se réunissait à l’Élysée sous la présidence de Claude Guéant (le deuxième rapport d’étape du 13 mai 2009 annonce 374 décisions pour une économie de 7 milliards d’euros). En faisant intervenir à cette occasion quelque 200 consultants privés, issus de cabinets d’audit et de management français et anglo-saxon, pour passer en revue les grandes politiques les unes après les autres, Éric Woerth a choisi de marquer un déplacement de l’expertise des ressources internes à l’État (les corps d’expertise et de contrôle des services publics) vers le marché international des consultants. La pratique, vite abandonnée, de faire noter les ministres par des consultants représentait la caricature de cette démarche. Cette décision traduit ainsi l’idée que la réforme consiste à diffuser les « bonnes pratiques » dans l’administration, dont les ressources internes ne sont plus considérées comme pertinentes pour penser et organiser la modernisation, même s’il est rappelé, pour mémoire, que « les agents publics sont des acteurs à part entière de la transformation de leur administration » (mais on est loin de l’implication et de la responsabilisation des fonctionnaires qu’avait encouragées la réforme lancée en son temps par Michel Rocard4). Les préfets sont plus spécialement chargés de relayer ce processus en ce qui concerne l’administration territoriale de l’État. À ce titre, ils sont à la fois acteurs des changements (ils doivent réorganiser les services de l’État qui, après les nouvelles lois de décentralisation, se trouvent en double emploi avec les services départementaux ou régionaux dotés de nouvelles compétences) et soumis à la réforme puisque le préfet de région prend progressivement le pas sur le préfet de département qui représentait classiquement l’État et qu’on vise, dans ce corps comme dans les autres, les regroupements, les réductions de structures, les compressions d’effectifs…
Les politiques et les hauts fonctionnaires
On réduit trop souvent l’arrivée de nouveaux registres d’action publique à l’importation des méthodes de gestion du privé (new public management). Il est certain que le développement d’un marché mondial des consultants privés spécialisés dans la transformation des services publics à partir des années 1980 a facilité la diffusion internationale de normes issues du management privé5. Mais ceux-ci se développent également en raison des difficultés croissantes des dispositifs classiques de l’État à toucher les nouveaux publics, les nouveaux besoins ou à mener à bien ses opérations. Plus généralement, on ne peut faire l’impasse sur la prise de conscience de l’obsolescence des modes de gestion publique calés sur l’organisation de la société industrielle. On pouvait alors appliquer un traitement uniforme sur des positions stables ou qui visaient la stabilité, en laissant de côté des parts croissantes de la population. Dans le domaine sanitaire et social, par exemple, la diversification des risques, la différenciation des sorts professionnels, les nouvelles ruptures de parcours appellent des interventions plus variées que la prise en charge réparatrice des grands risques homogènes. Cette transformation de l’action se manifeste aussi bien dans l’organisation territoriale. L’État ne peut plus seulement quadriller un territoire perçu à travers la grille géométrique de la rationalisation administrative : il se trouve devant une situation d’archipel qui juxtapose des territoires isolés, des aires d’activité spécialisée et des nœuds de connexions qui associent des dynamiques locales à des réseaux à distance sur une échelle planétaire6. Bref, les représentations que l’État se fait de la société ont dû évoluer à mesure que les effets du « social de compensation7 », ciblé sur des situations catégorielles, plafonnaient et ne parvenaient plus à traiter les situations nouvelles.
Si l’on omet de rappeler ces difficultés, on parle de vague manageriale comme d’une simple vogue idéologique, un discours d’accompagnement des coupes budgétaires « justifiées » par un déficit public artificiellement provoqué par des baisses d’impôts essentiellement favorables aux classes possédantes. En ce sens, la réforme de l’État serait le sous-produit d’un conflit d’une autre nature portant sur la pression fiscale. Dénoncer la réforme de l’État, ce serait donc remettre le conflit sous-jacent en pleine lumière et mettre le travail des fonctionnaires à l’abri d’une guerre idéologique menée au nom d’un égoïsme de classe qui ne veut pas s’avouer (moins d’impôts pour les riches !).
À l’encontre de cette lecture économique, il faut aussi rappeler la part prise par la classe politique dans la montée en force de ce thème des réformes structurelles. Il ne fait aucun doute que la politique fiscale de Nicolas Sarkozy favorise de manière disproportionnée les ménages les plus aisés : le bouclier fiscal, la baisse de l’impôt sur la fortune, les allégements des droits de mutation et de succession… favorisent aux deux tiers (20 milliards d’euros par an sur 30) les ménages les plus riches. Il en résulte que la gauche ne pourra revenir aux responsabilités sans réhabiliter l’impôt, sans quoi il sera impossible de rééquilibrer les comptes nationaux. Cependant, la question de la réforme de l’État ne se limite pas à celle du rééquilibrage des comptes. Elle possède également un versant plus politique, qui concerne précisément l’expression du volontarisme. La sociologie des politiques publiques a montré à quel point la complexité des appareils administratifs pouvait contraindre la décision publique. En raison de leurs compétences, de leur maîtrise du calendrier et de leur prise réelle sur la conduite des changements, les cadres administratifs sont souvent en capacité d’imposer, sans contester de front la légitimité des élus du peuple, leurs choix aux politiques. Surtout quand ceux-ci sont choisis pour leur capacité à faire bonne figure dans les médias, qu’ils sont guidés par l’urgence et qu’ils ne vivent leur passage dans un ministère que comme un tremplin vers d’autres horizons !
Devant le risque de perdre leur crédibilité, les politiques cherchent donc à reprendre la main et à rétablir une fonction de commandement rétablissant la primauté des choix politiques sur les logiques administratives (public choice8). Pour de multiples raisons – volatilité des choix, pilotage à l’opinion, abus des déclarations d’intention et des effets d’annonce –, le rétablissement d’une position d’autorité est devenu peu crédible9. Telle est la réflexion qui prévaut dans les projets de réforme de l’État : comment rétablir une contrainte sans autorité ? Comment organiser une « conduite des conduites » qui contourne les processus administratifs habituels ? La contrainte budgétaire, dans ce rôle, est évidemment efficace, d’autant plus qu’elle est apparemment neutre et objective, mais elle peut être complétée par toutes les innovations administratives récentes comme la création d’agences (Agence nationale pour la rénovation urbaine, agences régionales de santé…), d’opérateurs (Cultures France pour l’action culturelle extérieure…) ou d’associations sous-traitant des politiques sectorielles (réinsertion sociale, éducation spécialisée…), le développement de l’évaluation, de la contractualisation… Il serait erroné de croire qu’il s’agit d’autant d’abandons et de renoncements. Au contraire, la multiplication de ces institutions sert, en principe, à raccourcir la bride et à permettre un pilotage plus serré des choix politiques. Mais avec des modes opératoires nouveaux, dans lesquels le management par projet et la mise en concurrence des acteurs jouent un rôle central, comme c’est le cas pour la rénovation urbaine ou les « plans campus » pour les universités qui jugent des projets sur dossier. Cette forme de « gouvernement à distance » contourne le pouvoir administratif à l’ancienne mais au nom d’une efficacité retrouvée de l’État10.
Même quand l’État dit encourager l’autonomie des acteurs, c’est en recréant des moyens de contrôle indirects démultipliés. Dans le cas de l’université, il recrée des formes d’encadrement après avoir suscité les prises de responsabilités. L’activisme de l’État est manifeste puisque se sont succédé dans un temps très court les projets de pôles de recherche et d’enseignement supérieur (Pres), l’accès à l’autonomie (qui devait être réservé au départ aux principales universités), le plan campus et enfin à nouveau des dotations supplémentaires dans le cadre du grand emprunt, en valorisant les universités les plus importantes. La méfiance reste de mise vis-à-vis des établissements, avec la création des agences censées piloter la recherche (Agence nationale de la recherche-Anr et Agence de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur-Aeres). Les contraintes de financement pour les « plans campus » imposent la construction de partenariats-publics-privés (Ppp) qui ont leurs propres règles de fonctionnement. Toute une nouvelle gamme de contraintes et de contrôles se développe donc à la faveur de cette injonction à l’autonomie.
En France, le développement de ces nouveaux outils de l’action publique est d’autant plus mal vécu que, malgré une méfiance ancienne de la classe politique vis-à-vis du contre-pouvoir que pouvait représenter la compétence administrative tout au long du xixe siècle11, le gaullisme (version 1958) avait symbolisé une alliance entre volonté politique et compétence administrative, les élites modernisatrices associant leurs efforts dans le cadre de la Ve République. Au cours des années 1980 et jusqu’aux années 2000, la France cultive l’expertise au sein de la fonction publique et mène la réforme de l’État en fonction de thèmes et de projets issus de ses grands corps12.
Cette solide alliance entre la haute fonction publique et le pouvoir politique est en train de se défaire. Au-delà des provocations verbales (comme lors des vœux aux responsables de l’enseignement supérieur en 2009), les offensives du président de la République contre les hauts fonctionnaires ne manquent pas : la fin des classements de sortie des grandes écoles, en premier lieu de l’Ena, ainsi que la mobilité d’une administration à l’autre visent à affaiblir les « grands corps » ; la fusion de ces derniers est d’ailleurs encouragée (la fusion des corps des ingénieurs des Mines et des Télécommunications est donnée en exemple dans les Rgpp), la prime au mérite cherche à contrer les effets de la seule progression à l’ancienneté, les regroupements de service permettent de limiter le nombre de directeurs d’administrations (par exemple à Bercy). Le choix d’Henri Proglio pour diriger Edf s’apparente au « rétro-pantouflage », c’est-à-dire à la nomination d’une personne issue du privé pour un haut poste du public qui se fait bien sûr au détriment des promotions internes et des « chasses gardées » des grands corps. Mais qui pourrait s’opposer à de telles offensives sans paraître maladroitement défendre un corporatisme suranné ?
Les nominations politiques aux postes sensibles se succèdent indépendamment des commissions de déontologie (affaire Pérol) ou des avis des organes compétents (comme le Conseil supérieur de la magistrature-Csm pour les juges ou le Conseil supérieur de l’audiovisuel-Csa pour Radio France…). La sanction de préfets pour cause de troubles lors d’un déplacement du chef de l’État se donne pour exemplaire et a d’ailleurs créé un mouvement remarquable de retrait, de prudence voire d’anxiété chez les hauts fonctionnaires qui hésitent à rendre public leur mécontentement et se réfugient plus que jamais derrière leur devoir de réserve.
Une figure de sécurité
Si la logique entrepreneuriale était la seule à l’œuvre actuellement, elle conduirait, peut-on supposer, à une amplification du mouvement de décentralisation et de déconcentration. L’articulation semble cohérente : « De l’imitation du modèle entrepreneurial résulte naturellement le succès, dans tous les champs de l’administration, du principe d’autonomie13. » Mais à tort, car c’est exactement l’inverse qui se produit, comme on le voit dans le mouvement de reconcentration qui s’exprime dans la réforme des collectivités territoriales et dans le projet du Grand Paris14. La réaffirmation de l’État s’affiche également dans le retour d’un contrôle hiérarchique tatillon et du rétablissement ostentatoire des sanctions administratives. Le modèle entrepreneurial ne raconte donc que la moitié de l’histoire. Il ne dit rien de l’importance accordée à la sécurité, instrumentalisée à des fins politiques, à partir du moindre fait divers15. Or, c’est avec l’État qu’est recherchée la réponse rassurante aux peurs multiples liées à l’insécurité, même si cela n’empêche pas que le maintien de l’ordre soit aussi sous-traité à des sociétés privées de sécurité ou à des dispositifs comme la vidéosurveillance qui sont commercialisés par des sociétés privées16. La tentative de requalification de l’intervention publique au nom de l’« impératif » sécuritaire se reconstruit autour de la figure préfectorale. Significativement, c’est aux préfets qu’a été confiée l’organisation à travers toute la France des débats sur l’identité nationale, une responsabilité qui a surtout une valeur d’affichage. Mais la valorisation du corps préfectoral possède précisément cette dimension symbolique de restauration de l’affirmation d’une présence de l’État.
Mais il ne s’agit pas tant de rétablir une « autorité » de l’État que de désigner un « patron », c’est-à-dire quelqu’un qui aura à rendre des comptes. Nicolas Sarkozy l’a ainsi répété aussi bien pour l’université que pour l’hôpital : « Je veux un vrai patron. » Que signifie cette formule dans le verbe présidentiel ? L’expression est volontairement familière, instable, elle ne désigne pas tant un chef d’entreprise, puisque son budget reste délimité par les ressources publiques, qu’un responsable. Si Nicolas Sarkozy a rassemblé un électorat sur l’imaginaire du petit entrepreneur et de la réussite personnelle17, sa pratique de pouvoir évoque plutôt une organisation avec des chefs de projet : des objectifs à court terme, des comptes à rendre, un mandat révocable et unique. Il a ainsi créé cette innovation institutionnelle étrange qu’on peut appeler le « ministre de mission » (comme on dit « chargé de mission »). Tel est le cas de Patrick Devedjian, « ministre chargé de la mise en œuvre du plan de relance », c’est-à-dire sans ministère et sans administration, qui est chargé de suivre un programme dont il n’a pas maîtrisé l’élaboration et dont la fin est programmée. Ce type de « management par projet » est une manière d’agir en se méfiant des médiations, en particulier des médiations institutionnelles : mieux vaut une structure ad hoc qu’une institution chargée d’une mission, car celle-ci pourrait bien représenter, en raison des compétences qu’elle va accumuler dans l’exercice de ses fonctions, un contre-pouvoir s’opposant à la volonté discrétionnaire du chef de l’État. Le chef de projet, lui, est dépendant de celui qui le nomme, son action est calibrée, délimitée, encadrée par sa « lettre de mission ».
La vulnérabilité au bon vouloir présidentiel est aussi sensible pour les structures dites « indépendantes » qui n’ont aucun poids institutionnel : ainsi l’annonce de la création d’un « Défenseur des droits » a-t-elle pu, d’un seul coup et sans consultation préalable, remettre en cause l’existence du « médiateur de la République », de la « défenseur des enfants », du « contrôleur général des lieux de privation de liberté » et de la « commission nationale de déontologie de la sécurité », autant d’institutions dont l’indépendance était censée être assurée et qui faisaient partie des innovations institutionnelles montrant la créativité de l’action publique et les progrès des garanties de droit apportées au citoyen. À l’expérience, elles apparaissent simplement dépendantes du bon vouloir de l’exécutif. Au final, ce sont les garanties vis-à-vis de l’arbitraire administratif qui sont rognées comme on le voit dans le recours déraisonnable aux gardes à vue ou dans les tracasseries administratives opposées lors du renouvellement des papiers d’identité de citoyens français nés à l’étranger.
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Le mélange instable d’interventionnisme public et de privatisation rend l’action gouvernementale actuelle difficile à caractériser. On l’a vu lors des réformes de l’université et de l’hôpital où, de bonne foi, des professionnels de ces institutions pouvaient en donner des appréciations diamétralement opposées, certains y voyant des opportunités de développement et d’autres une liquidation des principes fondateurs de leurs métiers18. On ne peut exclure qu’une telle désorientation soit vue par l’exécutif comme une manière de limiter la faculté d’opposition à ses projets. Mais, symétriquement, il est difficile de recueillir un soutien à des mesures illisibles et de favoriser l’implication de ceux qui seront, in fine, les acteurs décisifs du changement. En outre, au-delà de ces calculs politiques, quel peut être le contrôle démocratique d’une telle action dépourvue de clarté ?
Faut-il au final mettre l’accent sur les méthodes de gestion « en rupture » ou sur le volontarisme qui s’inscrit en continuité avec la tradition étatique française ? A-t-on affaire à une idéologie de l’action publique ou à une suite d’improvisations en fonction des ressources que l’État espère capter ou des dépenses dont il cherche à se débarrasser ? Pour critiquer cette idée de la réforme, il faut en tout cas disposer d’un contre-modèle. C’est-à-dire pouvoir dégager une nouvelle doctrine de l’action publique, sans se contenter de révérer l’excellence passée de l’administration française. Une telle doctrine de l’action publique apparaît, au regard des évolutions en cours, inséparable d’une garantie des droits de l’usager, ce qui commence par un refus de l’arbitraire, du bon vouloir, du pouvoir discrétionnaire et se poursuit par une prise en compte des besoins réels et de la nécessité de rendre des comptes non seulement à une hiérarchie mais au public lui-même.
- *.
Voir un précédent article : « Manipulation ou saturation médiatique ? », Esprit, novembre 2007.
- 1.
Pour un bon décryptage de ce thème, voir Éric Maigret, l’Hyperprésident, Paris, Armand Colin, 2008.
- 2.
Voir par exemple Laurent Bonelli et Willy Pelletier, l’État démantelé. Enquête sur une contre-révolution silencieuse, Paris, La Découverte/Le Monde diplomatique, 2010.
- 3.
Alain Duhamel, la Marche consulaire, Paris, Plon, 2009.
- 4.
Voir dans Esprit, dossier de décembre 2008, « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? », l’article de Sylvie Trosa et Michel Cotten, « Peut-on réformer l’État sans la société ? ».
- 5.
Isabelle Berrebi-Hoffmann et Pierre Grémion, « Élites intellectuelles et réforme de l’État. Esquisse en trois temps d’un déplacement d’expertise », Cahiers internationaux de sociologie, vol. CXXVI, 2009.
- 6.
Pierre Veltz, Mondialisation, villes et territoires. L’économie d’archipel, Paris, Puf, 2007.
- 7.
Voir Jacques Donzelot, « Le social de compétition », Esprit, novembre 2008.
- 8.
Voir Philippe Bezes, « Réforme de l’État : continuités et ruptures », Esprit, décembre 2008.
- 9.
Voir le dossier « Faire autorité ? », Esprit, mars-avril 2005.
- 10.
Renaud Epstein, « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, novembre 2005.
- 11.
Pierre Rosanvallon explique ainsi la longue impossibilité de créer une formation pour les cadres de l’administration, de Napoléon à 1945, voir P. Rosanvallon, l’État en France, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1990.
- 12.
I. Berrebi-Hoffmann et P. Grémion, « Élites intellectuelles et réforme de l’État… », art. cité.
- 13.
Roland Hureaux, « Les impasses du modèle entrepreneurial dans la gestion publique », Le Débat, septembre-octobre 2009, p. 68.
- 14.
Voir infra l’article d’Olivier Mongin, p. 120-131.
- 15.
« C’est le café du commerce qu’on nous demande de mettre en ordre juridique » reconnaissait un député de l’Ump dans une enquête de bilan sur le travail législatif : Patrick Roger, « Députés au bord de la crise de nerfs », Le Monde, 27 janvier 2010.
- 16.
Voir supra l’article de Tanguy Le Goff, p. 90-98.
- 17.
Sur l’imaginaire de la réussite, voir Olivier Mongin et Michaël Foessel, « Les mises en scène de la réussite. Entreprendre, entraîner, animer », dans le dossier « Qu’est-ce que le sarkozysme ? », Esprit, novembre 2007.
- 18.
À propos de l’hôpital, voir François Crémieux et Jean-Paul Saint-André, « Hôpital : pourquoi une nouvelle réforme ? », Esprit, juillet 2009 et sur l’université : Françoise Benhamou, « Universités : du malaise identitaire à la crise ouverte », Esprit, juin 2009 et Yves Lichtenberger, « Perspectives et blocages de l’université », Esprit, mai 2009.