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Position – Les langues minoritaires en France : une chance pour l'intégration

mars/avril 2014

#Divers

Il ne suffit pas d’être un pays multilingue pour être immunisé contre la peur de la diversité. En témoigne la Suisse, pays qui reconnaît trois langues officielles (allemand, français, italien), et a pourtant remis en cause, lors du référendum du 9 février 2014, la libre circulation des travailleurs négociée avec l’Union européenne, montrant ainsi la force sous-estimée, dans la tranquille Confédération helvétique, de la crainte d’une immigration « de masse » des ressortissants français, allemands ou italiens. La France, elle, qui tient à son monolinguisme officiel, craint que l’Europe, via la charte des langues régionales, ne lui impose la reconnaissance de langues minoritaires, offrant à leurs locuteurs la faculté de se prévaloir de droits particuliers dans l’usage de leur langue. Ce qui irait à l’encontre du principe d’indivisibilité de la nation, affirmé à l’article 1er de la constitution. Pour se prémunir de cette reconnaissance des minorités imposée par Bruxelles, un article avait même été ajouté au texte constitutionnel en 1992 pour préciser : « La langue de la République est le français » (article 2). Le président de la République s’est pourtant engagé à ratifier cette charte. Mais comment comprendre ce débat ? S’agit-il d’une simple clarification juridique, qui se réduit finalement à une querelle de juristes sur des interprétations ou des usages qui pourraient être inférés des textes, ou du reflet de clivages politiques ou de difficultés réelles ?

La non-ratification par la France de la charte européenne des langues régionales constitue une singularité. Ce texte, discuté à l’échelle européenne depuis 1992, a donné lieu à une décision du Conseil constitutionnel en juin 1999 considérant que la reconnaissance d’un droit à un usage public d’une langue minoritaire contredisait le principe constitutionnel d’unité nationale. Le Conseil constitutionnel relève cependant qu’aucune disposition pratique recommandée par la charte européenne ne pose de difficultés : c’est le préambule et les principes énoncés qui provoquent un blocage, notamment le « droit » à un « usage public » des langues régionales, qui laisse craindre la reconnaissance de droits spécifiques pour une communauté linguistique. Querelle de juristes ? La loi qui doit arriver en discussion au Sénat1 lève les malentendus en précisant que « l’emploi du terme de “groupes” de locuteurs ne confère pas de droits collectifs pour les locuteurs de langues régionales ou minoritaires » et que la langue française s’impose aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics. Les inquiétudes portent donc avant tout sur un symbole, issu du lien historique entre l’affirmation du pouvoir central, la représentation unanimiste de la Nation et la lutte contre les particularismes régionaux.

Mais quelle est aujourd’hui la portée réelle des langues régionales ? Pour les opposants à la ratification, les exemples de l’Espagne ou de la Belgique incitent à réfléchir : des volontés sécessionnistes sont à l’œuvre. Mais il n’existe pas de régionalisme comparable en France. En effet, ce sont des séparatismes de régions riches qui s’affirment en Europe. Les Flamands ou les Catalans veulent s’affranchir de la solidarité budgétaire avec leurs voisins pauvres, ce qui n’est pas le cas des demandes bretonnes ou corses. D’autres s’inquiètent d’un risque d’enfermement « communautaire », dans le fil de l’argument jacobin : le français n’est pas seulement la langue unificatrice de la nation, c’est aussi la langue de l’émancipation. En effet, disaient les Lumières, parce qu’elle est rationnelle, la langue française est aussi la langue de la liberté. A contrario, les langues régionales, marquées de particularismes locaux, avaient partie liée avec l’obscurantisme et la superstition (des arguments qu’on entend aujourd’hui à propos de l’arabe, alors que le Capes d’arabe est fermé depuis plusieurs années). En rester à cette position éradicatrice datée, c’est méconnaître l’histoire linguistique de la France. Parmi les soixante-quinze langues régionales répertoriées (catalan, basque, néerlandais …), cinquante-quatre sont parlées outre-mer (créoles, langues mélanésiennes et polynésiennes …). L’ignorance dans laquelle cette diversité est tenue témoigne en particulier de la sous-représentation des territoires ultramarins, où se trouvent les seuls vrais locuteurs non francophones (c’est-à-dire qui découvrent le français à l’école, ce qui n’est jamais le cas en métropole pour les rares enfants qui parlent une langue régionale en famille).

Mais si ce débat sur la langue reste politiquement sensible, c’est en raison d’un combat d’arrière-pensées qui vise en réalité d’autres langues minoritaires, celles des migrants. La charte européenne des langues régionales écarte pourtant explicitement les langues de migrants de son champ d’application : les enfants asiatiques ou africains ne sont pas près de faire valoir leur bilinguisme à l’école ! En fait, à côté de langues minoritaires à ancrage régional (breton, basque, corse …), il convient de reconnaître la réalité d’autres langues minoritaires, sans attache territoriale. Depuis 1999, la France reconnaît parmi les « langues de France » des langues parlées sur son territoire qui ne sont langues officielles nulle part : arabe dialectal, berbère, romani, arménien occidental, yiddish et judéo-espagnol. Tout cela est davantage pris en compte mais de manière statique, au nom de la défense du « patrimoine » culturel2.

Or une autre stratégie linguistique est possible, au-delà du débat rémanent sur le régionalisme. La ressource de multilinguisme est trop négligée dans le cadre de l’intégration à la française. La maîtrise de plusieurs langues est pourtant à la fois une preuve de la capacité à s’intégrer et une ressource concrète pour faire valoir des compétences et élargir des opportunités professionnelles. Le développement de la francophonie passera aussi désormais par les mobilités et un plurilinguisme ouvert. À nos frontières, la Sarre vient de décider de rendre le français langue obligatoire pour tous les enfants afin de devenir le premier Land officiellement bilingue à l’horizon 20433 !

  • 1.

    Si le Sénat vote la loi, il faudra encore passer par un changement de la constitution, par voie référendaire ou convocation du Congrès : un long chemin législatif !

  • 2.

    Entretien avec Aurélie Filippetti, « Le plan du gouvernement en faveur des langues régionales », L’Express, 28 janvier 2014.

  • 3.

     »Das Saarland soll Zweisprachig werden« , Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 janvier 2014.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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