Quelle évaluation ? Quelle excellence ? Introduction
Primes d’excellence, pôles d’excellence, laboratoires d’excellence, équipements d’excellence, initiatives d’excellence… : l’excellence est devenue, au fil de l’évolution de la réforme de l’enseignement supérieur, un mot clé des annonces ministérielles, rapidement usé par son utilisation intensive1. Le terme, par définition attractif et vague, est propre aux instrumentalisations : l’excellence est à la fois présentée comme un projet – de promotion de la recherche française au niveau international – et un label, quand il donne droit à des financements particuliers. Le même terme, dans des procédures proches, est utilisé en Espagne (« campus d’excellence internationale ») et en Allemagne (qui peut revendiquer la paternité des « initiatives d’excellence2 »). Désignant à la fois ce qui est acquis et ce qui est espéré, le terme risque la simple tautologie : est « excellent » ce qui est reconnu comme le meilleur.
Mais cette évidence apparente cache des mutations profondes et notamment un renversement brutal des hiérarchies disciplinaires, qui traduit un rétrécissement de la notion. En effet, les disciplines classiques, celles des humanités aussi bien que des sciences fondamentales, sont délaissées par les étudiants : les départements de lettres classiques, de philosophie, d’histoire, de nombreuses langues vivantes, mais aussi de mathématiques ou de physique accueillent un peu moins d’étudiants chaque année et certaines universités sont contraintes à renoncer à certaines de ces disciplines autrefois prestigieuses3. Ces fermetures sont l’aboutissement de mouvements complexes, résultant en partie d’un sous-investissement institutionnel (c’est le cas pour les disciplines littéraires), en partie de dynamiques plus informelles de « popularité » auprès des étudiants, où l’inquiétude de l’avenir et la propension des familles à jouer la sécurité pour les débouchés professionnels découragent l’accès à des cursus reconnus comme intellectuellement formateurs mais peu porteurs sur un marché du travail qui n’encourage ni l’insouciance ni les parcours atypiques. Cette évolution de notre rapport aux disciplines de référence montre une transformation culturelle plus large, qui interroge, au-delà des universitaires et des chercheurs, tous les observateurs de la vie intellectuelle.
À l’automne, des consultations régionales de la communauté universitaire, suivies d’assises nationales, donneront lieu à un nouveau projet de loi d’orientation de l’enseignement supérieur pour 2013. Celui-ci est censé remplacer la loi Libertés et responsabilités de l’université (Lru), étroitement associée au précédent gouvernement. Elle montrera au minimum qu’aucun sujet n’est interdit et que tout est réexaminable4. Avec Nicolas Sarkozy, la rapidité des changements, un style de conflictualité affichée et la succession des annonces ont accumulé les mécontentements au sein de la communauté universitaire qui accueille avec satisfaction la perspective d’une concertation et, peut-être, d’une remise à plat des réformes. Celle-ci serait probablement d’ampleur limitée car aucun scénario alternatif à l’autonomie des universités, disposition phare des réformes, n’a véritablement été présenté au cours de la campagne présidentielle. Malgré des manifestations de mécontentement et des éclairages critiques sur la situation de l’université5, sur fond d’un constat généralement partagé d’une nécessaire revalorisation des universités au sein de l’enseignement supérieur6, c’est en effet en partie la réponse active des universitaires dans la mise en œuvre de l’autonomie (mais aussi des rapprochements, des fusions, des appels à projet…) qui explique l’importance des transformations des dernières années. Le rôle joué par la Conférence des présidents d’université (Cpu) a été central à cet égard, en dépassant aussi une politisation toujours possible des antagonismes, puisqu’elle fut le premier lieu d’élaboration d’un consensus stratégique sur l’avenir de l’université et que ses membres, ou anciens membres, occupent, ou ont occupé, des rôles de conseillers politiques de premier plan (à l’Élysée, Jean-Yves Mérindol succède à Bernard Belloc), assurant la continuité de l’impulsion réformatrice.
Parmi les points qui seront discutés à l’automne, l’évaluation sera certainement centrale. Placée au centre des polémiques, parce qu’elle semble jeter un soupçon de principe sur la conscience professionnelle de chercheurs dont le sens de la vocation est particulièrement fort, l’évaluation n’a pourtant pas donné lieu à un débat public approfondi.
Hors des refus de principe7 ou des discours de la méthode souvent trop formels, il manque une approche contradictoire des questions de fond et un vrai débat démocratique au-delà de la technicité apparente du sujet : qui évalue, dans quelles conditions, sur quels critères ? Questions d’autant plus importantes qu’elles ne concernent pas la seule université ou le monde de la recherche. Les procédures d’évaluation se sont développées dans toutes les professions et ne touchent plus seulement les cadres mais, selon les enquêtes, environ la moitié des salariés8. Elles sont aussi utilisées pour la réforme des politiques publiques (notamment à travers la revue générale des politiques publiques, Rgpp). Mais pour bien comprendre le rôle et les usages de l’évaluation dans l’enseignement supérieur, il faut des regards variés liés à des disciplines différentes qui éclairent les retentissements des différentes procédures d’évaluation.
Ainsi, des responsables de haut niveau de l’université, anciens ou actuels membres de la Conférence des présidents d’université, Jean-Marc Monteil, qui a été directeur général de l’Enseignement supérieur après avoir présidé l’université de Clermont-Ferrand et la Cpu, Anne Fraïsse, présidente de l’université Montpellier-III et actuellement vice-présidente de la Cpu, et Jean-Pierre Finance, président du Pres de Lorraine, et qui fut aussi président de la Cpu, font-ils le point sur ce que l’évaluation a apporté à la réforme de l’université et ce que la visée de l’« excellence » apporte, ou non, aux stratégies universitaires. Leurs désaccords montrent bien la difficulté d’une approche trop homogène. Les logiques différentes par disciplines apparaissent également dans les déséquilibres entre sciences dures et sciences humaines, par exemple dans des lieux transversaux où elles doivent coexister, comme les sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps), où la tendance à privilégier des critères d’évaluation « objectivables » joue au détriment des sciences humaines, s’inquiètent Thierry Terret et Georges Vigarello. Mais les réserves devant l’usage des chiffres s’exprime aussi dans une discipline qui n’ignore rien des chiffres, comme les mathématiques, qui réagissent à leur manière au développement récent de l’évaluation, notamment parce que leur capacité d’autorégulation apparaît comme particulièrement forte, expliquent Aline Bonami et Stéphane Jaffard. Enfin, en dehors des universités, les écoles qui ont le plus le vent en poupe auprès des étudiants, les écoles d’économie et de gestion, n’échappent pas aux contraintes de l’évaluation, mais elles adaptent leurs stratégies à des évaluations exogènes puissantes, qui sont celles de la mobilité internationale des étudiants et des offres d’emploi. Comment, néanmoins, penser une offre pédagogique dans un tel contexte ? C’est la question posée à Ève Chiapello, professeur à Hec.
Enfin, toutes ces questions, qui ont bien du mal à s’organiser au sein du monde académique, dépassent les simples enjeux professionnels. Elles touchent en effet aussi la place des savoirs au-delà de l’université, en ce qu’elles participent d’une culture vivante et de notre capacité à penser les incertitudes du présent. Le débat sur l’avenir de la « culture générale », dont les épreuves évoluent au sein de nombreux concours, le montre également. L’évaluation, même imparfaite, même contestée, s’impose avec force souvent faute d’alternative, parce qu’elle sert à fournir des repères minimaux dans un monde peu lisible. L’ironie est que les indicateurs, mal compris et mal utilisés, contribuent à plus d’opacité… C’est pourquoi ce dossier ouvre une dernière interrogation, qui observe les mutations de l’espace public. La république des savants garde-t-elle un sens à l’âge du marché académique global ? Et quel rôle les revues peuvent-elles y tenir ? Si les revues académiques servent à calculer le « facteur d’impact » d’un chercheur, cette évolution de leur rôle concerne aussi plus largement un monde éditorial qui inclut des revues généralistes non académiques comme la nôtre, mais aussi des maisons d’édition en sciences humaines et, désormais, des sites de débats intellectuels en ligne. La vitalité d’un espace démocratique de débat ne relève pas des tâches d’un chercheur, elle est ce que Paul Ricœur appelait une « tâche de l’éducateur politique9 » : elle n’est pas l’apanage des salariés de la recherche publique, des spécialistes des techniques de transmission ou de la diffusion des « bonnes pratiques » mais de tous ceux qui s’inquiètent des conditions d’un espace civique pluraliste. Celui-ci n’est pas délimité par les frontières d’une production de savoir toujours plus spécialisée mais relève d’une culture dialogique qui s’alimente aux champs de savoir et aux interrogations du présent.
Lexique
Aeres : Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur ; elle a mené depuis cinq ans une évaluation complète de tout le système d’enseignement supérieur français et doit l’élargir aux organismes de recherche.
Anr : Agence nationale de la recherche, outil de pilotage de la recherche favorisant des thématiques et le financement par projet.
Équipex : Équipement d’excellence, infrastructure commune à plusieurs équipes scientifiques (intégré dans le Plan d’investissement d’avenir).
Idex : Initiative d’excellence (dans le plan investissement d’avenir) ; projet global (priorités de recherche, innovation, lien avec le tissu économique) présenté par les établissements d’un site métropolitain ou régional.
Labex : Laboratoire d’excellence (dans le plan d’investissement d’avenir).
Lru : Loi autonomie et responsabilité des universités, votée en 2007 ; elle confie aux universités la gestion de leur budget (rémunération des personnels), change les modalités de recrutement et de gestion des personnels, salaires compris, encourage les partenariats avec le secteur privé.
Plan campus : dix opérations de rénovation immobilière de grande ampleur, bénéficiant à plusieurs établissements par site.
Plan pour la réussite en licence : depuis 2009, vise à améliorer les résultats en premier cycle.
Pres : Pôles de recherche et d’enseignement supérieur ; regroupement, au niveau des équipes de recherche et des formations doctorales, et mise en cohérence des stratégies des différents établissements d’un même site.
À lire également dans Esprit
Yves Lichtenberger et Michel Lussault, « L’université : une réforme réussie ? », février 2012.
Isabelle Richard et Jean-Paul Saint-André, « Études de médecine : quelques réflexions pour l’université française », octobre 2010.
Françoise Benhamou, « Universités : du malaise identitaire à la crise ouverte », juin 2009.
Yves Lichtenberger, « Perspectives et blocages de l’Université », mai 2009.
—, « L’ancrage régional des pôles d’excellence », octobre 2008.
Dossier « Universités : vers quelle autonomie ? », décembre 2007.
Olivier Mongin, « Comment passer d’une culture de la sélection à une culture de l’innovation ? Grandes écoles, université et recherche », août-septembre 2007.
- 1.
Il ne s’agit cependant pas d’une exclusivité du supérieur comme en témoignent les « internats d’excellence », voir Alice Béja, « Aujourd’hui, on “finit” prof », Esprit, novembre 2011.
- 2.
Centre d’analyse stratégique, « L’évolution récente des systèmes de recherche », Note d’analyse, n° 275, avril 2012, www.strategie.gouv.fr
- 3.
Des exemples précis sont présentés dans la presse : lettres classiques à Rennes-II, russe à Nanterre, grec à Metz ; voir « Faute d’étudiants, des matières disparaissent », Le Monde, jeudi 31 mai 2012.
- 4.
« Plan campus : le gouvernement s’interroge », Le Figaro, 26-27 mai 2012.
- 5.
Voir par exemple Olivier Beaud, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet, François Vatin et Alain Caillé (sous la dir. de), Refonder l’université. Pourquoi l’enseignement supérieur reste à construire, Paris, La Découverte, 2010.
- 6.
Voir notre dossier « Universités, vers quelle autonomie ? », Esprit, décembre 2007.
- 7.
Dans une littérature abondante, voir par exemple Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture, Paris, Grasset, 2004 et Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, la Folie Évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, Paris, Mille et une nuits, 2011.
- 8.
Chiffres de l’enquête « Changements organisationnels et informatisation (Coi) » (www.enquetecoi.net), citée par Marie-Christine Bureau, « Du travail à l’action publique : quand les dispositifs d’évaluation prennent le pouvoir », dans « Ce qu’évaluer voudrait dire », Cahiers internationaux de sociologie, Paris, Puf, vol. 161-176, 2010, p. 166.
- 9.
Paul Ricœur, « Tâches de l’éducateur politique », Esprit, juillet-août 1965.