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Dans le même numéro

Relations intergénérationnelles : les nouvelles dépendances

juillet 2010

#Divers

Le vieillissement, ce n’est pas seulement du temps de vie en plus, c’est une réorganisation complète du cycle de vie qui redistribue toutes les relations entre les âges. Au sein des relations familiales, comme dans nos mécanismes collectifs de solidarité, le rapport à l’autonomie et à la dépendance (qui n’est plus organisé seulement par la distinction entre mineur et majeur) se transforme.

Le vieillissement de la population française est un phénomène dont l’impact ne se réduit pas à l’augmentation de la durée de vie des classes d’âge les plus avancées. Il signifie aussi une transformation des parcours de vie qui, au-delà de la manière dont chacun peut envisager les étapes de son existence, change les équilibres des relations entre les générations à tous les âges. Qu’on observe les grands arbitrages sociaux qui organisent la solidarité nationale, les relations entre les générations au sein de la vie familiale ou encore les conceptions juridiques qui traduisent l’indépendance des individus (en particulier la notion de « majorité » légale), il apparaît que l’allongement de la durée de vie réorganise l’ensemble des relations intergénérationnelles et nous invite à prendre la mesure des incertitudes nouvelles qui entourent l’idéal de l’autonomie.

L’équité intergénérationnelle

Les liens au sein de la famille et entre les générations, en incluant, au-delà des relations parents-enfants, les relations entre trois ou quatre générations, sont intégrés depuis le développement de l’État-providence dans une série de mécanismes de socialisation et de solidarités collectives. Au-delà des analyses sur les évolutions de la famille nucléaire (montée des divorces, familles recomposées, familles monoparentales…), on peut se demander quels sont les choix collectifs qui sont faits aujourd’hui pour répartir les charges et les risques liés aux situations familiales. Les solidarités entre générations se marquent donc de deux manières, qui doivent être prises en compte simultanément, par des transferts intrafamiliaux privés et par des transferts intergénérationnels socialisés. Les dispositifs de protection collective, même quand ils attribuent des droits individuels, ont toujours en même temps un impact sur les relations familiales. Même s’ils n’ont pas une visée redistributive entre les générations, ils sont toujours une incidence sur le partage des revenus entre les générations.

Ainsi, la mise en place d’un système de retraite généralisé n’a pas seulement permis aux salariés de se créer un salaire différé dont ils pouvaient jouir au moment de la retraite, elle les a aussi rendus moins dépendants du soutien familial qui reposait jusqu’alors dans la plupart des sociétés sur les enfants. Réciproquement, en dégageant les actifs de la responsabilité de consacrer une part de leur revenu à l’aide à leurs parents âgés (ou à l’épargne en vue de leur venir en aide le cas échéant), la généralisation du système de retraite a permis à ces actifs de consacrer une plus grande part de leur revenu à leur consommation propre, ce qui a alimenté la croissance économique de l’après-guerre. Ainsi, l’État-providence (industrialisation, exode rural, urbanisation, développement du salariat) a transformé les liens familiaux. Une abondante littérature a d’ailleurs accompagné ces transformations, en lui reprochant d’éroder le sentiment de responsabilité familiale et de favoriser le développement d’un individualisme affaiblissant la cohésion de la société.

Or, l’État-providence connaît depuis une vingtaine d’années maintenant une crise liée à l’entrée dans un nouveau monde industriel globalisé, à l’accroissement des coûts de protection et à la difficulté, d’une manière générale, d’équilibrer les budgets. Mais quelle conséquence cela a-t-il sur les relations familiales ou plutôt sur l’équité intergénérationnelle ? Les équilibres à partir desquels les mécanismes de solidarité ont été établis sont en train de se défaire, ce qui risque de remettre en cause le contrat intergénérationnel actuel et de reporter en particulier sur les femmes des charges dont elles avaient en partie commencé à se libérer en entrant dans la vie active.

La montée en puissance de l’État-providence avait eu pour effet de limiter la dépendance familiale en mettant la vieillesse à l’abri de l’ingratitude filiale. La dette intergénérationnelle, au moment où les mécanismes de protection ont été mis en place, se présentait ainsi : les enfants remboursaient à leurs parents les soins dont ils avaient bénéficié durant leur éducation en prenant en charge leurs parents dans leurs vieux jours. L’État-providence visait à annuler cette dette en organisant une solidarité synchronique entre les actifs et les inactifs, une partie du revenu des actifs servant à payer les pensions des retraités. Une solidarité fondée sur le travail se substituait ainsi à la solidarité familiale traditionnelle. L’État-providence a donc individualisé la protection. La montée du travail des femmes n’a fait qu’amplifier ce phénomène en limitant la dépendance économique au sein du couple lui-même. Avec un taux d’activité féminine d’environ 60 % en France (et en Allemagne) et de 50 % en Europe du Sud (contre 75 % aux États-Unis1), moins de femmes dépendent des revenus de leur mari pour bénéficier, par exemple, de la couverture maladie. Le travail des femmes permet aussi la baisse de la pauvreté dans le grand âge qui était le plus souvent due à la faiblesse des pensions de reversion versées aux veuves n’ayant jamais été salariées.

L’État-providence met l’individu à l’abri d’une série de risques (on en répertorie classiquement quatre : maladie, perte d’emploi, accident et vieillesse) mais surtout, ce faisant, il instaure un nouvel équilibre dans le partage des risques entre les générations. Or, deux évolutions sont en train de remettre en cause l’équilibre actuel.

D’une part, l’allongement de la durée de vie, due notamment au succès de la réduction de la pauvreté du grand âge et à l’amélioration continue de la santé, augmente la part de la population retraitée, déséquilibrant ainsi le ratio entre actifs et inactifs, ce qui rend difficile le financement des retraites et menace la pérennité du système. En 2040, dans la dynamique actuelle, un quart des Français aura plus de 60 ans. En outre, l’augmentation de l’espérance de vie signifie également que la proportion de la population du quatrième âge (80 ans et plus) croît rapidement : elle double tous les 20 ans et représentera 7 % de l’ensemble de la population française en 20502. Cette population aura des besoins de santé importants que nous ne savons pas aujourd’hui comment financer, indépendamment même de la question de la dépendance.

D’autre part, le changement de mode d’entrée dans la vie active du fait de l’allongement de la durée des études et des difficultés de l’accès au monde du travail ont fragilisé la situation économique des jeunes et des jeunes adultes jusque dans leur trentaine3.

Ces deux évolutions (augmentation de la durée de vie, retardement de l’entrée dans la vie active) sont à considérer ensemble : elles traduisent en réalité un même changement, celui du calendrier de l’existence.

Il y a quarante ans, on faisait des études pendant 8 ans, on travaillait pendant 45 ans, et on était à la retraite pour 5 ans ou, avec un peu de chance, pour dix. […] En France, on passe désormais en moyenne 11 ans à faire des études, et l’espérance de vie des hommes s’est allongée de huit ans. En conséquence, le nombre d’années de travail est tombé en dessous de 40 – soit autant que le nombre d’années où l’on ne travaille pas4.

Ce changement global de calendrier, qui ne fera que s’accentuer, devrait entraîner une recomposition des équilibres entre les différents âges de la vie. Pour le moment, le maintien d’un statu quo se révèle défavorable aux jeunes entrants dans la vie active.

Les jeunes doivent en effet vivre plus longtemps sans ressources propres à la fois durant leurs études (l’entrée sur le marché du travail se fait vers 21-22 ans) et tant qu’ils ne sont pas parvenus à décrocher une situation professionnelle stable qui intervient en moyenne vers 28 ans. Dans ce contexte difficile pour la jeunesse, les parents soutiennent largement leurs enfants tout au long de la période de formation et de l’accès au travail. Les transferts intrafamiliaux compensent la paupérisation relative des jeunes et les arbitrages systématiquement défavorables aux jeunes générations qui ont été faits dans les choix collectifs en France.

Quels sont ces arbitrages ? Sur le marché du travail, tout d’abord, la répartition du risque de chômage s’est opérée de telle sorte qu’elle a défendu un noyau dur du salariat entre 35 et 55 ans, à travers la défense des situations statutaires au détriment des entrants sur le marché du travail. Depuis 25 ans, le taux de chômage des jeunes (15-24 ans) n’est jamais descendu sous les 18 %5.

Du point de vue de la redistribution, ensuite, la pauvreté des personnes âgées a été progressivement allégée (par les relèvements progressifs du minimum vieillesse et des petites retraites) tandis que la population la plus vulnérable, qui est désormais celle des femmes seules avec enfants, a été relativement moins protégée. De fait, ces femmes seules avec enfant constituent une part croissante des ménages pauvres (en Europe, 15 à 20 % des familles avec enfants sont dirigées par des mères célibataires). Plus largement, la politique sociale française se caractérise par un sous-investissement dans la petite enfance, l’école, l’université et la formation continue tandis que les arbitrages sur la réforme des retraites (juin 2010) font porter les efforts progressivement sur les générations qui sortent de la vie active, mais pèseront à plein sur ceux qui sont actuellement les jeunes actifs.

Au total, la population âgée de 60 ans et plus, qui représente un cinquième de la population française, reçoit en transfert de retraite et de santé 19 % du revenu national, c’est-à-dire davantage que l’ensemble des autres classes d’âge en dépenses de santé, d’éducation, d’allocations familiales, minima sociaux, chômage, etc. (les moins de 60 ans, qui représentent 80 % de la population, reçoivent l’équivalent de 17 % du Pib6).

Ce déséquilibre macrosocial a bien été perçu par les jeunes. C’est du moins comme cela qu’on peut interpréter les mobilisations lycéennes et étudiantes qui, toutes, à travers des causes immédiates variées, ont exprimé une inquiétude croissante devant les difficultés à entrer dans la vie active. Par défaut, c’est la solidarité familiale qui a été mise à contribution pour financer le prolongement de la période de jeunesse « à charge ». On a ainsi assisté à ce qu’on pourrait appeler un mouvement de « domestication de la jeunesse », au sens où celle-ci est devenue un sujet d’économie domestique. La solidarité familiale supplée aux manques de ressources pendant les études, aux difficultés de logement (cohabitation prolongée…), pour les grosses dépenses (permis de conduire…) ou même la vie quotidienne (courses, etc.). Elle intervient également pour les jeunes couples biactifs confrontés au manque de système de garde pour les petits enfants. Dans ce cas, les parents (ou grands-parents) sont encore sollicités, sous forme d’aide en nature, en donnant de leur temps à la sortie de l’école, le mercredi, les jours de grève…

C’est ainsi que le circuit de la dette intergénérationnelle s’est inversé : désormais, les retraités transmettent massivement des revenus à leurs enfants et petits-enfants sur un mode privé, tout en bénéficiant de la plus grande part des transferts publics, sous la forme des retraites et des remboursements de soins médicaux. Les flux familiaux ne vont plus vers l’amont pour protéger les personnes âgées de la misère mais vers l’aval puisqu’il s’agit désormais d’aider les jeunes à entrer dans la vie active. Les transferts, avec toutes les variations individuelles possibles, existent dans les deux sens mais ils vont dix fois plus vers l’aval que vers l’amont : « Les flux financiers publics ont tendance à remonter les générations, les flux financiers privés à les descendre7 » mais il reste une différence de volume, les flux publics représentant 19 % du Pib et les flux privés 5, 5 %.

Le déséquilibre entre générations va s’accroître dans les années qui viennent car les évolutions en cours vont se poursuivre. L’entrée dans la vie active va continuer à intervenir plus tard, à mesure qu’une part plus importante de la population aura un diplôme supérieur. Du fait de l’évolution démographique (faible taux de natalité et allongement de la durée de vie), la part des jeunes va continuer à baisser dans la population. Entrant plus tard dans la vie active, dans un contexte économique peu porteur et une situation d’emploi en moyenne plus instable que les générations précédentes, ils accumulent moins de droit pour leur retraite. Les actifs auront donc une charge croissante d’inactifs (étudiants et retraités) à supporter. Ils le feront avec une clé de répartition qui leur est défavorable et dans un contexte où l’influence politique et le poids électoral seront de plus en plus favorables à la population âgée.

La fin de la rupture

Ces remarques sur la relative iniquité des arbitrages intergénérationnels dans la société française devraient conduire à un renouvellement de l’évocation du conflit des générations. Or, bien que des conditions objectives soient remplies pour qu’un conflit soit ouvert sur le thème de l’injustice que subissent les générations montantes, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce que des processus de désamorçage du conflit sont actifs dans la société française, qui contribuent à limiter les phénomènes de rupture entre les générations.

Quels sont ces processus ? Tout d’abord le fait que les relations familiales sont comprises désormais comme une forme de protection et non de contrainte : quand un jeune adulte prolonge sa cohabitation au domicile de ses parents, c’est en bénéficiant d’un toit et en ressentant peu de contraintes autoritaires. La famille joue en outre un rôle d’accompagnement des trajectoires complexes dans une période où l’accès à la vie active est faite d’incertitudes, d’allers et retours. L’entrée dans l’indépendance ne s’effectue plus selon un mouvement continu et homogène : elle est aussi faite de ruptures personnelles, affectives, professionnelles etc. L’autonomie pour la plupart des jeunes ne s’acquiert qu’au terme d’un parcours complexe qui ne se stabilise qu’à la trentaine. La famille joue donc un rôle de solidarité primaire fondamental qui permet d’amortir les chocs de l’entrée progressive dans la vie adulte.

Si le conflit des générations n’organise plus les représentations des relations entre jeunes et adultes, à l’autre bout de la chaîne, pour le très grand âge, la solidarité familiale est tout autant sollicitée. On assiste en effet depuis plusieurs années à une explosion du nombre des tutelles : 500 000 en 1998, 700 000 en 2007, on atteindra sans doute le million en 2010. Chaque année, on diagnostique 200 000 nouveaux cas de maladie d’Alzheimer, justifiant une mesure de tutelle. La famille est très sollicitée puisque 60 % des mesures de tutelles sont exercées par un membre de l’entourage familial8. Il ne s’agit pas ici d’un retour de la solidarité familiale à l’ancienne, celle qui prévalait avant la mise en place de l’État-providence, car ces tutelles font des personnes âgées des « mineurs » juridiques. On voit ainsi se développer une population de « majeurs dépendants » qui invite à prendre en considération de nouvelles formes de dépendance dans le contexte familial.

Prendre en compte la dépendance impose de porter un autre regard sur les phénomènes d’individualisme9. Là où l’on voit souvent les revendications individuelles, notamment celles qui sont formulées dans le langage du droit, comme une tentation de la démesure, un refus des limitations de notre condition, on peut, à l’inverse, aussi y voir la prise de conscience des limites de l’autonomie proclamée des individus. Dans la dernière décennie, la « montée du droit » a souvent été critiquée comme l’expression d’une demande subjective, d’un individualisme refusant de reconnaître les nécessités de la vie sociale. Mais, comme nous l’avons vu, l’accès à l’autonomie pour les jeunes générations est un parcours d’obstacle, tandis que le maintien de l’autonomie dans le grand âge, en particulier du fait des maladies dégénératives ou des maladies chroniques, devient difficile. Dans tous les cas, les expériences de la vulnérabilité sont nombreuses et se ressentent en particulier dans la vie familiale.

Mineur/majeur : un partage troublé

La famille est devenue un lieu de transferts monétaires assurant une solidarité des ascendants vers les descendants, en même temps que le schéma de la « rupture » entre les générations s’affaiblissait. Le maintien des liens familiaux à travers les aléas de la précarité et de la dépendance apparaît comme un choix intergénérationnel. En ce sens, l’autonomie est moins conçue comme une revendication individuelle sans concession que comme une possibilité relative. Cela ne peut pas aller sans conséquence sur l’idée d’émancipation.

Au sens littéral, l’émancipation consiste dans le fait de devenir majeur. Mais qu’est-ce qu’être un « majeur » aujourd’hui ? On peut remarquer tout d’abord que les mineurs sont de plus en plus traités comme des majeurs. Le droit multiplie les dispositions par lesquelles il faut prendre en compte l’avis de l’enfant voire son consentement, avec des échelles d’âge, dans des décisions familiales. En droit pénal également, on assiste à un affaiblissement du droit des mineurs, avec un abaissement du seuil de responsabilité pénale et l’augmentation du recours à la prison (le nombre de mineurs en détention a doublé depuis 1996). Le mineur délinquant est traité comme un majeur puisque l’excuse de minorité est moins souvent retenue par le juge. Le droit des mineurs est vu comme un droit déresponsabilisant, comme un droit cherchant à éviter une sanction. À la vision du « mineur en danger » qui a permis de construire, en particulier dans l’ordonnance de 1945, le droit des mineurs, se substitue désormais celle du jeune violent ou potentiellement violent. Le dépistage précoce de l’agitation ou de l’hyperactivité établit une continuité de type déterministe entre le trouble du comportement du jeune enfant et la délinquance10.

Mais l’évolution actuelle traduit aussi un changement de la conception de la sanction en affichant la volonté de rompre avec une « culture de l’impunité » qui conduit à préconiser une punition dès la première infraction. L’idée sous-jacente est que la certitude de la sanction doit prévenir le passage à l’acte. Pourquoi ? Parce qu’un calcul coût/bénéfice est censé détourner l’individu de la transgression. Une telle conception de l’acteur rationnel ne suppose pas seulement une anthropologie particulièrement réductrice, elle revient surtout à traiter le mineur comme un individu déjà raisonnable, c’est-à-dire à faire l’impasse sur les difficultés personnelles, psychologiques, relationnelles et sociales qui le conduisent dans le bureau du juge ! S’il était l’acteur rationnel que la loi propose de voir en lui, il n’aurait justement pas besoin du rappel à la loi ! On suppose donc une maturité, une autonomie dont le comportement délinquant atteste au contraire la défaillance.

Dans l’ensemble, c’est la conception éducative du jeune comme personne en devenir qui est battue en brèche quand on le traite comme un majeur. C’est pourquoi on peut dire qu’on tend à traiter les jeunes comme des « mineurs responsables ». C’est encore le cas quand on les considère comme des acteurs économiques à part entière, comme des consommateurs, des prescripteurs de la consommation au sein des ménages. On sait que l’autonomisation des goûts culturels des enfants est plus précoce (musique, mode, loisirs…), comme s’il s’agissait aujourd’hui du principal terrain de réaffirmation d’une différenciation générationnelle. Du point de vue culturel, les jeunes sont manifestement des « mineurs émancipés » qui affichent dans leur consommation leur maîtrise des emblèmes (les marques) et des codes propres à leur âge.

Simultanément, pourtant, le changement du parcours d’entrée dans la vie adulte prolonge le statut intermédiaire de jeune (entre la dépendance familiale et l’autonomie résidentielle et économique), ce qui a fait apparaître dans le droit la catégorie de « grands enfants à charge » qui sont soutenus par leurs parents. Le soutien des familles à leurs enfants est d’ailleurs puissamment encouragé par les dispositions fiscales qui permettent de rattacher les enfants majeurs au foyer fiscal des parents. Cette aide indirecte est très significative pour les familles. Mais elle tend à « familialiser » la solidarité, c’est-à-dire à « domestiquer » la jeunesse. C’est pourquoi des mouvements étudiants ont développé la revendication d’une « allocation d’autonomie », qui n’est pas moins contradictoire dans les termes, prise en charge par l’État en lieu et place des aides qui transitent par la famille. Mais cela ne ferait que déplacer le problème du financement vers l’État, sans répondre à la situation ambiguë de majorité sous dépendance, voire sous une nouvelle forme de tutelle étatique. De manière exacerbée, cette condition est aussi celle des « jeunes majeurs sous tutelle » qui sont en situation de rupture dans leur parcours.

Le trouble du partage entre majeur et mineur apparaît donc dans ces différentes formules oxymoriques : le mineur responsable, le mineur émancipé, le majeur à charge, le majeur dépendant, le majeur sous tutelle. En regard d’une lecture des évolutions de la société à travers le prisme trop exclusif de l’individualisme, sans autre caractérisation, la prise en compte de la diversité de ces expériences sociales devrait nous inciter à considérer de manière plus fine la multiplication de situations atypiques de dépendance, dont les relations familiales sont aujourd’hui les premiers témoins.

*

Les thématiques de l’équité intergénérationnelle et du circuit de la dette, de la rupture familiale et de la dépendance, de la tutelle et de l’autonomie construisent des situations très variées. On ne peut résumer en une seule formule la situation de la famille contemporaine. Les arbitrages économiques des ménages, les difficultés et les opportunités des générations montantes, les demandes adressées au droit, les évolutions de la santé traduisent de nouveaux partages entre l’autonomie et la dépendance. Dans les Métamorphoses de la question sociale11, le sociologue Robert Castel avait avancé la notion de « désaffiliation » pour rendre compte des nouveaux processus de rupture des parcours individuels et professionnels. Si à travers ce terme de désaffiliation, il usait du vocabulaire de la sécurité sociale, il cherchait aussi plus largement à caractériser le type d’individualisme qui se développe dans les sociétés contemporaines12. Ce thème lui permettait de caractériser un « individualisme par défaut », quand la déliaison est subie et qu’elle fragilise au lieu de correspondre à un projet d’émancipation. À cette idée de l’individu délié, on peut néanmoins opposer l’évidence d’un retour des situations de dépendance, sous de multiples formes, qui rendent un peu plus improbables les fictions prométhéennes de l’autonomie individuelle. L’interdépendance au sein de la famille s’éprouve à partir de situations de fragilité et conduit à renforcer les solidarités entre proches. Mais cette solidarité privée promet-elle un plus grand souci pour les formes collectives de soutien mutuel ? Cela est loin d’être joué…

  • 1.

    Gosta Esping-Andersen, avec Bruno Palier, Trois leçons sur l’État-providence, Paris, La République des idées/Le Seuil, 2008, p. 20.

  • 2.

    Ibid., p. 108.

  • 3.

    Marc-Olivier Padis, « Une crise à répétition : l’entrée dans la vie active », Esprit, mai 2006.

  • 4.

    G. Esping-Andersen, avec B. Palier, Trois leçons sur l’État-providence, op. cit., p. 122.

  • 5.

    Daniel Cohen, « Introduction », dans Daniel Cohen (sous la dir. de), Une jeunesse difficile. Portrait économique et social de la jeunesse française, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006, p. 18.

  • 6.

    André Masson, Des liens et des transferts entre générations, Paris, Éditions de l’Ehess, 2009.

  • 7.

    D. Cohen (sous la dir. de), Une jeunesse difficile…, op. cit.

  • 8.

    Sylvie Renaut et Gilles Séraphin, « Les majeurs sous protection juridique : état des lieux », Recherches familiales, no 1, 2004.

  • 9.

    Voir Jean-Hugues Déchaux, « Ce que l’“individualisme” ne permet pas de comprendre. Le cas de la famille », Esprit, juin 2010.

  • 10.

    Dominique Youf, « Éduquer et punir. L’évolution de la justice pénale des enfants », Esprit, octobre 2006.

  • 11.

    Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique », 1995.

  • 12.

    Voir aussi le livre d’entretien de Robert Castel avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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