Spéculations sur la génétique. Introduction
Comment savons-nous que nous sommes en bonne santé ? Il ne suffit pas de jouir d’un état de tranquillité, d’une absence de malaise. Car nous ne pouvons pas nous fier entièrement à notre sentiment personnel. Il faut aussi intégrer à l’expérience ressentie du corps un savoir positif maîtrisé par la médecine, qui peut identifier des symptômes avant même qu’ils ne s’imposent à nous. À condition que ce savoir médical nous soit bien communiqué, ou plus exactement transmis de telle sorte que nous puissions l’assimiler à nos représentations. Le droit d’accéder aux informations médicales qui nous concernent1 figure ainsi à juste titre parmi les revendications des associations de malades et parmi les garanties promues par l’éthique médicale, même si cela a dû bousculer les pratiques des médecins.
Mais la médecine ne développe pas seulement un savoir capable de nous alerter sur une pathologie, d’établir un diagnostic et de définir une conduite à suivre. Elle développe, de plus en plus, un savoir d’un type différent qui concerne le calcul statistique et l’identification de risques dans la population générale2. Dans ce mouvement, la génétique joue un rôle central, identifiant des facteurs de risques associés à des variations de gènes. N’avons-nous pas naturellement envie de savoir ce que nos gènes peuvent dire de nous ? Mais comment peut-on se sentir en bonne santé si l’on porte dans nos gènes la possibilité d’une maladie future, qui n’a cependant rien de certain ? Franck Bourdeaut fait ici très précisément le point sur la recherche génétique et les perspectives actuelles dans le domaine médical.
Face à ces interrogations inédites, il n’est pas sûr que les garde-fous de l’éthique médicale apportent actuellement des réponses adéquates. La législation française se caractérise heureusement par une grande prudence (lois bioéthiques de 1994) : les tests génétiques ne peuvent être entrepris que dans une visée médicale, judiciaire ou de recherche et doivent être prescrits par un médecin. Cette prudence de principe est facilement contournée par les offres de sociétés en ligne qui proposent d’effectuer à distance l’analyse d’un échantillon et de dresser votre carte génomique pour un coût accessible. Mais on ne sait pas quel usage faire de ces informations. En France, la loi, attentive au risque de discrimination, exclut l’utilisation des tests génétiques dans le domaine de l’assurance. Néanmoins, comme le montre l’article de David Bardey et Philippe De Donder, cette doctrine est assez isolée et elle est susceptible d’évoluer.
La possibilité de séquençage individuel donne lieu au développement rapide d’un marché hautement spéculatif (voir l’encadré de Sophie des Beauvais). Celui-ci incite des start-up à susciter un besoin d’information et à se présenter comme une réponse simplement technique au désir de maîtriser les données sur notre avenir biographique, même seulement potentiel3. Mais que signifie, finalement, le droit à l’information quand on peut être confronté, avec le séquençage de tout son génome, à une donnée statistique brute, difficile à interpréter, et qui, dans la plupart des cas, ne donne pas de ligne directrice en termes de prise en charge ou même d’hygiène personnelle ?
Depuis le premier séquençage du génome humain en 2003, les craintes et les espoirs liés au développement de la génétique ont évolué4. L’avancée actuelle est d’abord technologique plutôt que médicale : le séquençage se fait plus rapidement et à moindre coût, mais le volet médical est beaucoup plus incertain. D’une part, le déterminisme génétique apparaît beaucoup moins fort qu’on ne l’anticipait. Les lacunes des connaissances qu’a fait apparaître le décryptage complet du génome et la prise en compte nouvelle de l’influence de l’environnement sur l’expressivité des gènes interdisent d’établir systématiquement des liens directs entre des données génétiques et des traits individuels, voire de localiser des pathologies dans un gène en particulier. D’autre part, les promesses de thérapies géniques, malgré des programmes conséquents, restent cantonnées à une liste limitée de pathologies5. Enfin, aucun programme n’a été mené à bien sur l’ensemble d’une population, comme cela avait été tenté en Islande6. Aujourd’hui, ce sont les tests individuels, notamment vendus en ligne, qui se développent, sans qu’on sache bien l’usage médical qui pourra en être fait. Mais pourquoi ces tests rencontrent-ils l’intérêt d’un large public ?
Sommes-nous devenus allergiques à l’incertitude ? demande Paul-Loup Weil-Dubuc. Il semble difficile de souhaiter rester dans l’ignorance, dès lors qu’un savoir sur notre avenir apparaît comme disponible. Encore faut-il clarifier le type d’annonce permise par la génétique : s’agit-il de prédiction, de pronostic ou de probabilité ? Et que pouvons-nous gagner, de même que nos proches, à ne pas reconnaître l’aspect au moins partiellement indéterminé de notre avenir ? Il ne faut pas sous-estimer, expliquent d’ailleurs Marcela Gargiulo et Alexandra Durr, qui ont accompagné des patients confrontés au risque de développer la maladie de Huntington, le potentiel anxiogène de ces prédictions génétiques. Comment maintenir l’annonce d’un destin dans le domaine du pensable pour un patient et pour ses proches ? Notre entretien avec Arnold Munnich permet finalement de comprendre ce qu’un médecin, qui est aussi chercheur, peut dire concrètement à ses patients qui attendent un diagnostic. Quelle est la responsabilité du praticien pour que la génétique ne soit pas inhumaine ?
Ce dossier a été coordonné par Paul-Loup Weil-Dubuc, que nous remercions vivement de son aide.
- 1.
Voir notamment la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
- 2.
Pour un patient, cela signifie la description de sur-risques, c’est-à-dire un surplus de risques par rapport à la moyenne de la population.
- 3.
Une enquête menée en 2013 montre que 90 % des Français seraient prêts à se faire diagnostiquer la maladie d’Alzheimer ; 80 %, une fois rappelé qu’il n’existe pas de traitement permettant de guérir (Tns Sofres, voir http://www.espace-ethique-alzheimer.org/bibliotheque_rte/UE2013/Les_Francais_face_a_lanticipation_de_la _maladie_dAlzheimer_Synthese.pdf).
- 4.
Mathilde Reynaudi et Sarah Sauneron, « Médecine prédictive : les balbutiements d’un concept aux enjeux considérables », note d’analyse no 289, Centre d’analyse stratégique, octobre 2012 (www.strategie.gouv.fr).
- 5.
Voir l’entretien avec Alain Fischer, « La thérapie génique prend son envol », Le Monde, 12 mai 2014. Malgré un titre quelque peu triomphaliste, l’entretien annonce des perspectives plus mesurées : « La thérapie génique prend son envol pour quelques maladies : des déficits immunitaires rares et des maladies de la moelle osseuse plus fréquentes, mais aussi l’hémophilie et des rétinites pigmentaires. »
- 6.
Voir notre entretien avec Paul Rabinow, « La recherche génétique et la connaissance du vivant », Esprit, mai 2002. En 2002, il enquêtait sur le projet mené en Islande par la société DeCode Genetics, qui se proposait de tracer la carte génomique intégrale de la population islandaise (270 000 habitants). La Cour suprême islandaise, considérant qu’il existait trop de lacunes en matière de protection des données et de la vie privée, a finalement mis fin à ce programme en 2003. Un projet analogue est maintenant lancé aux îles Féroé (50 000 habitants).