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Adieu à la structure ?

août/sept. 2011

#Divers

Assimilée au structuralisme, l’œuvre de Claude Lévi-Strauss accorde pourtant progressivement moins d’importance à la notion de structure qu’à celle de « transformation ». À partir des Mythologiques, dans l’étude des mythes, il s’agit d’observer des variantes, une dynamique des changements de forme. Dans cette ambition de comprendre par les variations, la musique tient un rôle de référence.

La publication en 1964 du premier volume des Mythologiques a semblé marquer une sorte d’apogée du structuralisme. Il s’agissait plutôt d’un tournant majeur. On n’en a mesuré l’importance que plus tard. Cet ouvrage, le Cru et le cuit1, signalait la fin d’une certaine manière de définir la structure ou, du moins, d’en faire usage. Le concept qui va s’imposer désormais comme le plus important dans l’étude des mythes est celui de transformation. Ce concept ne s’oppose pas à celui de structure en général ; mais il oblige à le repenser et, par là même, il change le paradigme entier de ce qui, jusque-là, avait été avancé sous le nom de structuralisme.

Avec les Structures élémentaires de la parenté (1949), ouvrage suivi d’un ensemble de textes théoriques (Anthropologie structurale, 1958), puis de deux autres portant sur l’analyse des formes traditionnelles de classification et de représentation logiques (le Totémisme aujourd’hui et la Pensée sauvage, 1962), toutes les approches de Lévi-Strauss semblent nettement s’organiser autour du modèle fourni par le structuralisme linguistique. Il en a fait la découverte à New York, durant la guerre, grâce aux travaux de Jakobson et en dialogue avec lui. Ce dernier lui révèle l’œuvre de Saussure et de ses successeurs. Au même moment, à travers le mathématicien André Weil (frère de Simone Weil), présent aussi à New York à cette époque et qui, de retour en France, deviendra membre du groupe Bourbaki, Lévi-Strauss découvre le structuralisme en mathématiques. Telles sont les deux sciences qui vont l’amener à élaborer un concept de structure qui rompt notoirement avec l’usage qui en était fait jusqu’alors par les anthropologues anglo-américains.

Un emprunt et un détournement

Chez ceux-ci (tels A. R. Radcliffe-Brown, A. L. Kroeber, S. Nadel, G. P. Murdock), la structure est conçue comme l’organisation visible de la société. En cela leur usage de ce concept reste très traditionnel et proche de son sens latin : celui d’armature d’un édifice ou d’un ensemble quelconque ; ce qui importe c’est la cohérence ou la systématicité de cet ensemble. Lévi-Strauss ne rejette pas cette vue ; mais il lui confère plutôt le statut d’un résultat. Ce qui lui importe se situe à un niveau invisible – ou inconscient – et constitue un modèle qui informe les institutions ou les ensembles visibles. Un exemple simple nous le fera comprendre : pour Radcliffe-Brown (par ailleurs admirateur de Durkheim et de Mauss), l’unité de base de toute parenté est empiriquement évidente : elle est constituée d’un époux, d’une épouse et de leurs enfants. En formulant les choses ainsi, remarque Lévi-Strauss, on a défini au mieux la famille nucléaire moderne ; mais on n’a rien dit d’intéressant sur l’unité de base de la parenté traditionnelle qui ne peut se comprendre que comme alliance de deux groupes (comme un clan, un lignage, une moitié ou toute autre forme de groupement exogamique) et qu’il faut définir ainsi :

Une structure de parenté vraiment élémentaire – un atome de parenté, si l’on peut dire – consiste en un mari, une femme, un enfant et un représentant du groupe dont le premier a reçu la seconde. La prohibition universelle de l’inceste nous interdit en effet de constituer l’élément de parenté avec une famille consanguine seule ; il résulte nécessairement de l’union de deux familles, ou groupes consanguins2 (je souligne).

Ce que nous appelons famille doit se comprendre dans le système de parenté qui inclut toujours trois types principaux de relations : 1) les relations de consanguinité (frères/sœurs) ; 2) les relations d’alliance (époux/épouse) ; 3) les relations de filiation (parents/enfants). Dans le détail, ces appellations et ces relations sont beaucoup plus compliquées que ce rappel sommaire ne saurait le laisser entendre. Le modèle fondamental est celui de l’alliance, clairement lisible dans l’atome de parenté ; Lévi-Strauss a été le premier à en révéler toute l’importance, ce qui lui a permis de renouveler tout le champ d’études en question.

Avec cet exemple on comprend sans doute mieux ce qu’implique le fait de parler de la structure comme d’un modèle. Pourtant, les malentendus se sont accumulés chez certains lecteurs (souvent des philosophes peu au fait du matériel anthropologique). Leur critique fut constamment de reprocher à Lévi-Strauss de projeter des « structures mentales » sur la réalité observée. Or Lévi-Strauss ne cesse de dire et de faire toute autre chose. D’une part, il insiste sur le fait que l’équipement mental est partout le même chez tous les êtres humains mais s’exerce de manière variable en raison d’une approche globale différente du monde environnant (et c’est ce qui fait la divergence entre la pensée sauvage et la pensée domestiquée) ; mais surtout il ne cesse d’affirmer et de prouver par son travail qu’une structure n’est pas une forme vide s’appliquant à un matériau quelconque ; cela était, pour de bonnes raisons, la conception mathématique de la structure comme l’a soutenu explicitement le groupe Bourbaki. Lévi-Strauss récuse ce formalisme dans le domaine ethnographique ; il fait même à Vladimir Propp le reproche d’y avoir cédé dans sa Morphologie du conte3, ouvrage où sont mis en évidence des sortes de moules généraux applicables à toutes sortes de récits. Lévi-Strauss énonce expressément ceci :

La forme se définit par opposition à une matière qui lui est étrangère ; mais la structure n’a pas de contenu distinct : elle est le contenu même, appréhendé dans une organisation logique conçue comme propriété du réel4.

En somme, une structure est une relation récurrente entre des éléments communs à plusieurs objets et dont les valeurs différentielles ou contrastives sont susceptibles de s’organiser en modèles reproductibles, modèles qu’il revient à l’observateur de mettre à jour.

De la structure à la transformation

Voilà pour le structuralisme canonique d’avant les Mythologiques. Ces réquisits ne sont pas abandonnés par la suite, bien au contraire, mais on voit alors le concept de transformation s’imposer comme le concept dominant, conduisant à un usage plus plastique et plus dynamique du concept de structure. Avant de voir rapidement de quoi il retourne, il faut noter que, très tôt, Lévi-Strauss avait introduit ce concept de transformation (au sens mathématique) dans ses définitions et approches. Ainsi dans le texte de 1953 intitulé « La notion de structure en anthropologie » où sont précisées les conditions de définition de la structure comme modèle, il avance ce point essentiel :

Tout modèle appartient à un groupe de transformations dont chacun correspond à un modèle de la même famille, si bien que l’ensemble de ces transformations constitue un groupe de modèles5.

Deux dans plus tard, dans son texte fondateur sur « La structure des mythes », Lévi-Strauss avait précisément proposé un modèle général de transformation connu sous le nom de formule canonique :

Fx (a) : Fy (b) : : Fx (b) : Fa-1 (y)

Formule qui, dit-il, doit se comprendre ainsi :

Deux termes a et b étant donnés simultanément ainsi que deux fonctions, x et y, de ces termes, on pose qu’une relation d’équivalence existe entre deux situations, définies respectivement par une inversion des termes et des relations, sous deux conditions : 1) qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus : a et a-1); 2) qu’une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus : y et a6).

Cette formule ne se comprend bien, évidemment, qu’à partir des exemples analysés dans le chapitre. Lévi-Strauss la reprend occasionnellement dans les Mythologiques sans chercher à en systématiser le caractère formel ; mais comme on lui avait fait remarquer le peu d’usage qu’il en faisait, il en montrera de manière brillante la fécondité dans la Potière jalouse (19857). Ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail de cette démonstration8.

Ce concept de transformation, d’abord inspiré de celui du groupe de transformation élaboré en mathématiques, Lévi-Strauss va de plus en plus le lier à un autre qui, sous le même vocable, vient d’un tout autre champ, celui des disciplines des naturalistes et plus précisément de celle que l’on désigne comme morphogénèse, spécialité des zoologistes, botanistes ou anatomistes, au premier rang desquels il place D’Arcy W. Thompson avec son grand ouvrage de 1917, On Growth and Form9 :

L’auteur […] interprétait comme des transformations les différences visibles entre les espèces ou organes animaux ou végétaux au sein d’un même genre. Ce fut une illumination, d’autant que j’allais vite m’apercevoir que cette façon de voir s’inscrivait dans une longue tradition : derrière Thompson, il y avait la botanique de Goethe, et derrière Goethe, Albert Dürer avec son Traité de la proportion humaine10.

La référence à cette autre source de l’approche structuraliste est essentielle pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle permet de nuancer et de relativiser la source logicienne et formaliste (qui a été excessivement exploitée par les sémiologues et souvent dénoncée par les critiques) ; ensuite, c’est bien dans cette voie que Lévi-Strauss a le plus poussé sa propre recherche à partir de la Pensée sauvage et surtout des Mythologiques. Il le revendique du reste on ne peut plus nettement :

La notion de transformation est inhérente à l’analyse structurale. Je dirais même que toutes les erreurs, tous les abus commis sur ou avec la notion de structure proviennent du fait que leurs auteurs n’ont pas compris qu’il est impossible de la concevoir séparée de la notion de transformation. La structure ne se réduit pas au système, ensemble composé d’éléments et de relations qui les unissent. Pour qu’on puisse parler de structure, il faut qu’entre les éléments et les relations de plusieurs ensembles apparaissent des rapports invariants, tels qu’on puisse passer d’un ensemble à l’autre au moyen d’une transformation11.

C’est d’abord grâce à cette notion que, chez Lévi-Strauss lui-même, la conception de la structure tend à s’éloigner du modèle linguistique, c’est-à-dire d’une combinatoire des éléments différentiels, pour s’orienter vers une dynamique des changements de formes – certes il s’agit de changements réglés – qui est patente dans la production des variantes narratives d’un ensemble de mythes ou dans les rapports entre des mythes et des rites de groupes voisins ou encore dans les correspondances entre des productions plastiques (masques, vases, tatouages) et des structures sociales.

Comprendre par les variations

Le changement majeur semble celui-ci : la nouvelle référence méthodologique qui est mise en avant avec le Cru et le cuit n’est plus une discipline comme la linguistique mais un art, et plus précisément un art, la musique, qui, comme le récit, constitue une opération sur le temps. Certains n’ont vu dans cette référence à la musique qu’une coquetterie d’exposition (avec des titres comme fugue, rondo, cantate). C’était ne rien comprendre. L’enjeu était de toute première importance. Le phénomène le plus remarquable que Lévi-Strauss met en évidence tout au long de son analyse de l’immense corpus de mythes des deux Amériques, c’est que de tels récits fonctionnent par ensembles – par « grappes » – autour de thèmes dont les éléments générateurs se signalent à travers toutes sortes de connotations ou de marques formant des unités susceptibles de se répéter et de se combiner – les mythèmes – mais aussi de se modifier à partir d’un détail nouveau et ainsi de décrocher – « comme un dérailleur de bicyclette » – par une inversion entre terme et fonction en donnant lieu à une nouvelle variante. Ce sont précisément des transformations au sens morphogénétique. Elles opèrent comme le font les variations en musique à partir d’un thème mélodique ou d’un élément tonal donné.

En somme, comme une variation musicale « traduit » une version précédente et peut à son tour être traduite dans une autre, les mythes, dit Lévi-Strauss, « se traduisent entre eux ». Il n’appartient pas au mythologue de leur conférer un sens après coup ou de l’extérieur ; il doit les laisser se « traduire en lui » tout comme nous laissons une phrase musicale opérer en nous. On ne traduit pas un thème musical dans un discours (Benveniste l’avait déjà démontré12) ; il ne peut être traduit que dans la musique même par le moyen d’une variation. Semblablement, un mythe se traduit par une variante (comme une tradition recompose les données héritées et évolue alors qu’un discours critique les déconstruit et les évalue).

Les nouveaux lecteurs de Lévi-Strauss comprennent de mieux en mieux cette dimension performative d’une pensée qui s’effectue et s’institue. Leur structuralisme n’est plus celui des années 1960-1970. On le voit bien dans l’importance accordée au concept de transformation dans les travaux de nos meilleurs américanistes (tels que Philippe Descola ou Emmanuel Désveaux). Nul, en ce moment, ne nous le fait mieux saisir qu’un des représentants les plus originaux de l’anthropologie brésilienne, Eduardo Viveiros de Castro, qui écrit :

Si le mythe est traduction, c’est parce qu’il n’est surtout pas représentation, car une traduction n’est pas une représentation, mais bien une transformation13 ;

affirmation que cet auteur appuie sur cette remarque de Lévi-Strauss tirée de la Voie des masques :

Un masque n’est pas d’abord ce qu’il représente mais ce qu’il transforme, c’est-à-dire choisit de ne pas représenter14.

C’est aussi ce que Lévi-Strauss, depuis le début, n’avait cessé de dire à propos des productions symboliques et c’est finalement ainsi qu’il définit la pensée sauvage.

  • *.

    A publié Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, Le Seuil, coll. « Points », rééd. octobre 2011. Voir son article, « Claude Lévi-Strauss : une anthropologie “bonne à penser” » et son entretien avec Claude Lévi-Strauss : « 1963-2003 : l’anthropologue face à la philosophie », Esprit, janvier 2004.

  • 1.

    Claude Lévi-Strauss, le Cru et le cuit. Mythologiques I, Paris, Plon, 1964.

  • 2.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 82-83.

  • 3.

    Vladimir Propp, Morphologie du conte, Paris, Le Seuil, 1974 [1928].

  • 4.

    C. Lévi-Strauss, « La structure et la forme », dans Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 139.

  • 5.

    Id., Anthropologie structurale, op. cit., p. 306.

  • 6.

    C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 253.

  • 7.

    On trouvera l’exposé des lignes essentielles de cette argumentation dans mon Claude Lévi-Strauss et l’anthropologie structurale, Paris, Pocket, 2000, p. 488-493 (ouvrage réédité au Seuil en octobre 2011).

  • 8.

    Le lecteur intéressé pourra se plonger dans le livre précis que Lucien Scubla a consacré à la question Lire Lévi-Strauss, Paris, Odile Jacob, 1998. Voir aussi J. Petitot, « Approche dynamique de la formule canonique du mythe », L’Homme, avril-septembre 1988, no 106-107.

  • 9.

    D’Arcy W. Thompson, Forme et croissance, Paris, Le Seuil, 2009.

  • 10.

    C. Lévi-Strauss, De près et de loin, Paris, Plon, 1988, p. 158-159.

  • 11.

    C. Lévi-Strauss, De près et de loin, op. cit., p. 159.

  • 12.

    « Il n’y a pas de “synonymie” entre systèmes sémiotiques ; on ne peut pas “dire la même chose” par la parole et par la musique, qui sont des systèmes à base différente » (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1989, p. 53). « Il n’y a pas en musique d’unités directement comparables aux “signes” de la langue. […] Elle [la musique] n’a aucun rapport avec la sémiotique du signe linguistique, et de fait elle est inconvertible en unités de langue, à quelque niveau que ce soit » (ibid., p. 55). C’est cette non-convertibilité qui fait que la « traduction » dans le champ des signes non linguistiques ne peut être qu’une opération de transformation.

  • 13.

    Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, Paris, Puf, 2010, p. 180.

  • 14.

    C. Lévi-Strauss, la Voie des masques, Paris, Plon, 1979, p. 44.

Marcel Hénaff

Philosophe et anthropologue (1942-2018), ancien directeur de programme au Collège international de philosophie (1986-1992) en France et à l’étranger, professeur à l’Université de Californie, San Diego (UCSD) de 1988 à 2016. S’inscrivant, à travers plusieurs ouvrages de notoriété internationale, dans l’héritage de la pensée de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss, Marcel Hénaff a déchiffré la…

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