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© Photo Andrew Dong
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Dans le même numéro

Ce qui touche à la mémoire

octobre 2017

#Divers

Ces dernières années, j’ai beaucoup réfléchi à la manière dont nous héritons des souvenirs de certains passés douloureux et violents. J’ai donc été bien intriguée quand une série télévisée américaine grand public a abordé cette question avec beaucoup de finesse. La série Transparent chronique le changement de sexe du père de 70 ans d’une famille juive de Los Angeles. Au cours de la deuxième saison, la fille de Mort/Maura, Ali, se renseigne sur l’histoire de sa famille. Avec sa petite amie, elle rend visite à Mamie Rose, placée en maison de retraite. La rencontre est un échec – Rose ne reconnaît pas Ali, qu’elle appelle « Gershon ». Plus tôt dans la série, quelques flash-back inexpliqués montraient des images de l’Allemagne de la République de Weimar, mais nous ne savons pas encore qui est Gershon, bien que nous ayons entendu parler de Tata Gittel, qui n’est autre que le frère de Mamie Rose, Gershon, après son changement de sexe dans les années 1930. Après que sa grand-mère ne l’a pas reconnue, Ali s’embarque dans un projet de recherche qui pourrait lui permettre d’articuler ce qu’elle appelle « la chose féminine et la chose juive ». Cette articulation est le traumatisme, inscrit à même le corps et transmis de génération en génération sous la forme d’un trouble psychologique et d’une dysphorie de genre. Il s’avère en effet que le changement de sexe de Mort/Maura est la répétition de celui de son oncle/sa tante Gershon, de même qu’Ali est la réincarnation de Gershon/Gittel aux yeux de Mamie Rose. La distribution des rôles dans la série fait écho à ces répétitions, ce qui rend les relations intergénérationnelles sensibles au spectateur.

Après sa visite à la maison de retraite, Ali poursuit sa recherche à la bibliothèque, où elle découvre la science du patrimoine épigénétique. Elle lit un texte sur l’expérience des fleurs de cerisiers : les descendants de lapins exposés à des électrochocs après avoir reniflé des fleurs de cerisiers évitent cette odeur bien qu’ils n’aient pas connu l’exposition traumatique de la génération précédente1. Cet épisode – et le rôle déterminant qu’il remplit dans l’intrigue de cette série audacieuse – est un exemple parmi d’autres de la récente popularité de l’épigénétique.

Épigénétique et traumatisme

Qu’implique le paradigme de l’épigénétique pour la réflexion sur la temporalité du traumatisme héréditaire ? Dans cet article, je voudrais répondre à cette question en examinant les rapports entre un traumatisme historique, sa transmission intergénérationnelle et les arts.

Pour le dire de manière succincte, l’épigénétique est l’étude des variations cellulaires ou phénotypiques causées par des facteurs externes, environnementaux, qui n’affectent pas la séquence Adn elle-même mais l’expression du gène. On considère désormais que les marques épigénétiques occasionnées par des facteurs environnementaux ne disparaissent pas d’une génération à une autre, mais qu’elles sont héréditaires et transmises avec les séquences d’Adn mêmes. Dans une étude récente conduite au centre médical Mount Sinai de New York, la chercheuse Rachel Yehuda a établi des corrélations entre les traumatismes des parents subis avant la conception et le profil épigénétique de leurs enfants2. L’étude de Rachel Yehuda portait sur trente-huit enfants de survivants de la Shoah. Elle était contrôlée par rapport aux expériences traumatiques que les enfants auraient pu avoir eux-mêmes subies, et aux sujets démographiquement comparables. Rachel Yehuda a découvert que les marques épigénétiques des enfants des survivants de la Shoah manifestaient des profils d’hormones de stress qui les prédisposaient plus au stress post-traumatique et à d’autres troubles que leurs pairs dans le groupe de contrôle.

L’intérêt croissant pour l’épigénétique et l’ample couverture médiatique que l’étude de Yehuda a reçue me paraissent des symptômes de la tendance plus générale à limiter le legs d’histoires violentes au cercle étroit de la famille biologique nucléaire et à sa temporalité linéaire déterminante. Si l’étude de Rachel Yehuda tente de contrôler les expériences traumatiques contemporaines qui pourraient avoir directement introduit des marques épigénétiques chez les sujets, elle ne peut pas exclure d’autres facteurs environnementaux, culturels et générationnels qui nous affectent en empruntant des voies plus indirectes.

Dans mon propre travail sur la post-mémoire, j’ai soutenu que la transmission intergénérationnelle du traumatisme dépasse les limites de l’individu et de la famille, et qu’elle dépend d’actes de transmission incarnées, affectives et symboliques aussi complexes que multiples3. La post-mémoire, comme je la définis, décrit la relation que « la génération d’après4 » entretient avec la transformation ou le traumatisme personnel, collectif et culturel de ceux qui l’ont précédée – avec des événements ou des périodes historiques dont elle ne se « souvient » que par le biais des histoires, des images et des comportements au milieu desquels elle a grandi. Mais ces événements lui ont été transmis si profondément et avec tant d’affect qu’ils passent pour de véritables souvenirs. Ainsi, la post-mémoire ne se rapporte pas au passé par l’intermédiaire de la remémoration, mais par un investissement imaginaire, une projection et une création. Quand nous grandissons avec des souvenirs hérités si bouleversants, nos propres histoires de vie peuvent être expulsées par celles de nos ancêtres. Nous sommes alors formés, quoique indirectement, par des fragments qui peuvent échapper à toute compréhension et mise en récit. Ces événements se sont produits dans le passé, mais leurs effets se prolongent dans le présent.

Cependant, la famille n’est pas le seul lieu de cette forme puissante de transmission. Même au sein de l’espace intime et incarné de la famille, la transmission passe par la médiation de textes culturels largement accessibles et elle est infléchie par des figures culturelles familières. Il est ainsi surprenant, dans une série telle que Transparent, qui présuppose la possibilité de changer de sexe par la manière de s’habiller, un traitement hormonal et la chirurgie – un père peut devenir une « Mapa », un frère une sœur et un oncle une tante –, que la famille nucléaire reste le lieu principal de transmission et que l’hérédité emprunte des voies si linéaires. Pourquoi, alors que la famille perd sa composition en genre, ne perd-elle pas aussi sa prééminence comme un lieu de dysphorie et de répétition traumatique ?

L’attention portée à l’épigénétique constitue un développement récent et, je crois, prometteur de l’étude de la mémoire et de la post-mémoire, individuelles et collectives, qui vient corroborer les témoignages de ceux qui ont hérité du traumatisme de générations précédentes. Mais l’épigénétique, en tant que paradigme vulgarisé, soulève également certaines difficultés. Dans l’imaginaire populaire, du moins, les résultats promis par la recherche génétique et épigénétique sont dotés d’une force de vérité que l’on refuse à d’autres paradigmes. C’est un sujet de préoccupation dans la mesure où ces résultats risquent d’exacerber le caractère inexorable de la temporalité du traumatisme et de la catastrophe. Ils renforcent le sentiment que le passé se répète impitoyablement dans le présent et se répétera impitoyablement à l’avenir – une répétition par laquelle la blessure ne peut être soignée ni réparée, mais reste ouverte, détruisant les corps, les esprits et les mondes dans son sillage. Les débats scientifiques eux-mêmes sont bien entendu beaucoup plus complexes. Le travail d’Eva Yablonka, par exemple, considère l’épigénétique comme l’une des quatre dimensions qui interagissent dans l’hérédité et l’évolution, avec la génétique, le comportement et le symbolisme. Eva Yablonka et Marion J. Lamb écrivent ainsi : « L’information est transmise d’une génération à la suivante par de nombreux systèmes héréditaires qui interagissent5. » Ces chercheuses montrent non seulement que des caractères acquis peuvent conduire à des variations génétiques, mais aussi que « des comportements transmis d’une génération à l’autre sont liés à l’épigénétique cellulaire6 ». En suggérant que des facteurs environnementaux et des moyens de transmission comportementaux et symboliques peuvent avoir des conséquences sur des systèmes biologiques d’évolution, et réciproquement, elles laissent ouvertes la possibilité de changer et de se transformer, et ainsi des éventualités temporelles plus imprévisibles. Cette recherche en est toujours à ses débuts et dépend toujours en grande partie de sujets animaux. On ne connaît pas encore la manière dont les théories biologiques de l’évolution et les héritages culturels et historiques interagissent, mais il est clair que les choses sont plus compliquées que la version vulgarisée qu’une série comme Transparent en donne.

Mon travail porte sur les récits esthétiques – et non épigénétiques – de la violence historique et de sa transmission intergénérationnelle. Reconnaissant que les effets du traumatisme sont nécessairement inscrits dans le corps, j’étudie la manière dont les actes corporels de transmission circulent non seulement au sein, mais également au-delà de la famille et de ses rôles prédéfinis. Ainsi, mon but est de réfléchir à la manière dont le regard rétrospectif du traumatisme peut être élargi et réorienté pour ouvrir sur des temporalités alternatives, plus poreuses, plus ouvertes sur le présent et l’avenir. Je m’intéresse particulièrement à l’esthétique elle-même comme un espace de transmission plus ouvert et imprévisible.

Je crois que la pratique de lecture, de regard et d’écoute favorise notre réceptivité et notre capacité de réponse. En nous rendant disponibles, par l’association et l’imagination, en nous reconnaissant impliqués par les œuvres que nous lisons, regardons et écoutons, nous nous permettons d’être ouverts, vulnérables et émus selon des voies qui ne sont pas faciles à déterminer ou à prévoir. Par les rencontres avec une œuvre d’art, nous pouvons apprendre à nous accorder et à trouver une solidarité avec les victimes de violence, passée ou présente. Cette vulnérabilité partagée peut nous conduire, non pas à répéter les blessures passées, mais à réhabiliter les espoirs et les avenirs du passé. Elle peut donc nous aider à envisager des possibilités de transformation et de réparation ainsi qu’un présent et un avenir plus libres.

L’art du toucher

Dans la suite de cet article, je voudrais examiner plusieurs œuvres d’artistes femmes qui mettent en scène les contradictions entre la corporéité inhérente de la violence et du traumatisme et les défis d’une transmission à des sujets et à des générations au sein et au dehors de la famille biologique. Quels sont les figures, genres et moyens artistiques qui créent les meilleures conditions d’une transmission incarnée au service de la capacité d’agir, de changer et de se remettre de ses blessures ?

Les œuvres sur lesquelles je voudrais me pencher se concentrent sur la peau et le toucher comme matière et image du traumatisme dans les limites du corps individuel. Dans son essai sur le traumatisme et le genre, Roberta Culbertson écrit qu’« aucune expérience n’est plus intime que le mal fait à la peau, mais aucune n’est plus enfermée dans cette peau, se déployant dans des actions non verbales, dans des modes de conscience qui sont en deçà du quotidien et de la construction du langage7 ». Le mal fait à la peau est incommunicable, en dehors du langage, précise-t-elle.

Dans un chapitre d’un livre précédent, intitulé « Marqué par la mémoire », je me suis intéressée à la figure du tatouage comme forme d’écriture sur la peau qui symbolise la nature incommunicable et intraduisible du traumatisme8. Ces questions m’apparaissent différemment désormais, à la lumière de l’hérédité épigénétique. Alors que je critiquais les enfants des victimes et des survivants qui s’identifiaient trop avec leurs parents, au point de vouloir reproduire le traumatisme parental, de vouloir en être physiquement marqués comme leurs parents, la science épigénétique suggère que nous portons déjà les marques de nos parents. Si nous ne voulons pas être les proies d’un déterminisme biologique impitoyable, nous devons chercher des figures, des représentations et des scènes de rencontre avec le passé traumatique qui prennent en considération de plus nombreuses dimensions. Comme l’écrit l’historienne de l’art Jill Bennett : « L’art plastique présente le traumatique comme un phénomène politique plutôt que subjectif. Il ne nous offre pas une conception privilégiée du sujet intérieur ; en donnant au traumatisme une étendue dans l’espace ou dans le lieu vécu, il nous invite plutôt à prendre conscience de la diversité des modes d’habitation9. » Les scènes de rencontre avec une œuvre d’art peuvent représenter la transmission comme une expérience dans laquelle il est possible de partager les marques du traumatisme avec des co-témoins, proches ou distants, selon des formes d’échanges non ou anti-mimétiques, à un niveau affectif et cutané, produisant des échos et des réponses affectives imprévisibles10. Mais qu’est-ce qui pourrait faire que ces échos ne conduisent pas à l’identification, à l’appropriation et au deuil, mais à la solidarité et à l’action, non à la répétition ni même à l’empathie, mais à une transformation ?

La matérialité, en particulier la peau, permet de réfléchir à ces questions. En effet, comme Jay Prosser l’indique, la peau est tout à la fois un lieu de délimitation et un lieu de lien social, l’espace précisément où l’on est à la fois seul et avec d’autres11. La peau est aussi l’espace du rapport entre les corps, le lieu même du toucher, et ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « l’intercorporéité ». Dans son essai, « L’expérience de la peau dans les relations d’objet précoces », la psychanalyste Esther Bick montre que les enfants font l’expérience de leur mère comme une peau enveloppante, qui aide l’enfant à développer un moi intégré et contenu et le sentiment d’un espace psychique intérieur délimité12. Le travail de Bick ainsi que la notion de « Moi-peau » du psychanalyste Didier Anzieu articulent précisément cette dialectique qui produit le sentiment d’un moi défini à travers la relation avec l’autre : « Par Moi-peau, écrit Anzieu, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme un Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps13. » Et il ajoute : « le Moi-peau est l’interface entre l’esprit et le corps, entre le moi et l’autre. » Bick et Anzieu étudient tous les deux ce qui arrive quand le « Moi-peau » est atteint ou perturbé, par négligence maternelle ou bien par une attaque ou une blessure physiques.

Parce que la peau enregistre l’expérience et la retient en mémoire, elle peut également la transmettre à travers le toucher et la visualité tactile. Comme Giuliana Bruno le montre, la surface est à la fois un contenant et une membrane, un lieu de contact, de projection et de médiation entre l’objet et le spectateur14.

Et pourtant, la peau est aussi un lieu de différenciation sociale par les stigmates que sont la couleur, la pauvreté, la maladie, la blessure ou le handicap. De manière significative et problématique, cet aspect disparaît souvent des approches psychanalytiques et biologiques. Le matérialisme féministe, sensible aux vulnérabilités sociales, économiques et politiques, devient alors pertinent en analysant la peau et le toucher comme des moyens de produire et d’échanger des souvenirs selon des temporalités non téléologiques.

La mémoire sur la peau

Afin d’explorer plus avant la mémoire épidermique et sa transmission, je voudrais me tourner vers l’œuvre de la sculptrice polonaise et juive Alina Szapocznikow, qui a survécu, adolescente, à la Shoah et qui est morte d’un cancer en 1973. Après avoir résisté à de multiples ghettos, aux camps de concentration et aux camps de la mort, y compris Terezín, Auschwitz et Bergen-Belsen avec sa mère qui travaillait comme médecin du camp, Szapocznikow a étudié et travaillé à Varsovie et à Paris. Elle a refusé de parler de l’horrible histoire personnelle qui imprègne son œuvre sculpturale – œuvre qui reflète sans doute, sans le dire, les camps ainsi qu’un certain nombre de catastrophes aux causes sociales et politiques, aggravées par des circonstances personnelles – la maladie, l’infertilité et enfin un cancer de la poitrine et des os qui résulte de son usage de résines toxiques. Son traumatisme habite son corps et le détruit réellement.

Dans l’œuvre sculpturale de Szapocznikow, le corps marqué apparaît partout, communicant et transmettant ce que Griselda Pollock appelle de manière suggestive les « affects secondaires15 » (les répercussions affectives) du traumatisme. Szapocznikow produit une peau artificielle à partir de résine et crée des moules de corps qui impriment des souvenirs charnels sur ses œuvres, impliquant le spectateur de manière viscérale, au niveau épidermique, avec de puissants échos affectifs.

Les critiques d’art ont vu un processus de dissolution dans le travail de Szapocznikow : sa rétrospective au Musée d’art moderne de New York (Moma) en 2012 était intitulée « La sculpture défaite » et Griselda Pollock sous-titre son important essai sur l’artiste « Dissolutions sculpturales16 ». L’œuvre de Szapocznikow n’a jusqu’à présent pas été lue dans le contexte de l’art de la Shoah ; l’essai de Pollock sur ce qu’elle appelle le « cryptage traumatique » de Szapocznikow contribue de manière décisive à l’articuler aux figures de la représentation de la Shoah. Soucieuse d’éviter la réduction biographique, Griselda Pollock soutient que le complexe de traumatismes personnels n’a pas été élaboré mais que, sous forme cryptée et brute, il continue à sourdre de ses sculptures, reproduisant sans cesse la blessure de son corps sous différentes formes.

Alina Szapocznikow, Tumeurs personnifiées (1971)

Manifestement, la peau que l’artiste fabrique avec de la résine ne peut contenir les membres blessés et les souvenirs qui percent et suintent au dehors. Pourtant, je me demande si nous ne pouvons pas voir une trajectoire différente à l’œuvre, non pas celle qui se meut dans la seule direction de la dissolution, mais celle qui, en même temps, fait et défait, solidifie et liquéfie. Dans son travail, les formes semblent provisoires, contingentes, éphémères et, dans certains cas, la vulnérabilité semble cultivée et assumée comme telle, même quand elle est minorée et parodiée de manière ludique, conçue et reconçue.

Sans doute les sculptures de Szapocznikow prennent-elles la forme inquiétante de tumeurs personnifiées et de membres séparés qui semblent suinter, d’autoportraits blessants qui consistent en poitrine et en lèvres noires, ou bien des moules de corps encastrés dans ce qui ressemble à des éruptions de lave. Mais elles prennent aussi la forme humoristique et ludique de figures en chewing-gum, exposées dans des photographies comme Photosculptures ; ou bien des lèvres, des ventres, des pénis et des poitrines surréels, parfois translucides, transformés en lampes, omelettes et ce que l’artiste appelle des « petits desserts ». Témoignant de leur caractère périssable et précaire, ces sculptures que l’artiste appelle « des objets maladroits » semblent en voie de fusion et de métamorphose.

Les sculptures tardives intitulées Souvenirs, des impressions photographiques sur du polyuréthane, comptent certainement parmi les plus traumatiques de son œuvre. Il n’y a là réellement plus rien de ludique. Souvenir I (1971) est exposé à la fois accroché à un mur et debout, et il intègre deux images photographiques : sur le plan vertical, une photographie d’avant-guerre de l’artiste, alors enfant, souriant, en maillot de bain, rognée à partir d’une image dans laquelle elle est assise sur les épaules de son père à la plage. Mais ici le père a été coupé et, à la place, sur le plan horizontal inférieur, on trouve l’image d’une victime de la Shoah, une femme morte au corps émacié, la bouche ouverte comme dans un cri silencieux. L’enfance, avec l’avenir qu’elle annonce, se heurte à une mort dévastatrice qui se métamorphose et prolifère. L’artiste associe un « souvenir » personnel du monde d’avant la catastrophe à un souvenir public du génocide. Mais cette association est impossible dans la mesure où le père – qui soulève l’artiste, enfant d’avant la catastrophe – devient une figure maternelle qui est tuée et qui a le pouvoir de tuer.

« La photographie me dit la mort au futur », écrit Roland Barthes dans la Chambre claire17. En effet, en privant l’enfant souriant du soutien paternel et en semblant l’enfermer dans la peau de la mort génocidaire qu’elle était en train de regarder face à l’objectif, Szapocznikow donne un contenu indexical à sa mort future. Mais elle montre aussi que les photographies peuvent être modifiées, ré-agencées et recadrées. Sous forme sculpturale, imprimées sur des résines de polyester déformées qui ressemblent à de la peau, elles deviennent floues et difficiles à lire. Elles peuvent résister à la finalité de la prise photographique. Les formes sculpturales mêmes apparaissent provisoires : nous pouvons imaginer de les refaire et de réécrire les histoires qu’elles racontent. Si nous nous concentrons principalement sur les sculptures tardives de Szapocznikow, nous pouvons rater la fantaisie et l’humour singuliers de son travail qui accompagnent les « affects secondaires » du traumatisme. Nous risquons de rater aussi le sens de contingence et de fugacité que ses œuvres transmettent, l’impression qu’elles sont toujours sur le point de fondre, de se transformer et de se reconstituer elles-mêmes. On peut considérer cette capacité à se transformer en permanence comme une forme de résistance, aussi modeste soit-elle, aux compulsions de répétition du traumatisme, qui restent tournées vers le passé.

A. Szapocznikow, Souvenir I (1971)

Pour percevoir ces possibilités de réponses multiples et étonnantes que les sculptures de Szapocznikow rendent accessibles, nous devons nous ouvrir au partage du toucher épidermique du traumatisme tout en imaginant aussi la continuité, la reformulation et la réparation symbolique. Dans la texture des œuvres les plus sombres, et particulièrement dans la combinaison de photographie et de sculpture, Szapocznikow opère une mise à distance qui nous permet de faire de l’humour, de jouer et ainsi de regarder au-delà du caractère inévitable de la répétition et de l’anéantissement.

Si les sculptures d’Alina Szapocznikow indiquent comment éviter la répétition traumatique, c’est parce qu’elles ouvrent un espace entre la répétition mimétique et la rencontre avec l’œuvre d’art. Les surfaces de ses sculptures évoquent la peau, mais elles ne sont pas de la peau. Même quand elles nous attirent à elles, elles interrompent et préviennent les tendances à l’identification en passant de structures de représentation et de reconstitution indexicales à des structures iconiques. Elles transmettent également une gamme d’affects et d’expériences, personnelles et historiques, qui suscitent des réponses contradictoires chez le spectateur.

Les habits comme des reliques

On peut approfondir le travail du toucher dans l’art commémoratif contemporain en considérant l’usage du tissu et du vêtement comme une seconde couche de peau pour évoquer la violence passée et répondre à ses « affects secondaires ». Certains vêtements portent en réalité des traces littérales, indexicales, de violence et servent de preuve. Dans d’autres cas, les vêtements travaillent symboliquement à évoquer la violence et à la transmettre à des co-témoins, proches ou lointains.

Tournons-nous maintenant vers l’installation Shrine for Girls (« Un sanctuaire pour filles »), exposée à la Biennale de Venise en 2015 par l’artiste, résidente de Brooklyn, Patricia Cronin, et Thinking of You (« En pensant à vous »), l’œuvre d’art participative et projet militant de mémoire installé en 2015 dans le stade de football de Pristina au Kosovo afin de commémorer les viols systématiques perpétrés par les soldats serbes sur des femmes kosovares. Les deux œuvres attirent particulièrement l’attention sur les effets insidieux de la violence contre les femmes dans différentes parties du monde, et toutes deux cherchent à émouvoir leur public à travers le pouvoir transférentiel de l’art, à travailler activement pour la reconnaissance et le changement. En utilisant du tissu et des vêtements comme médiums, ces œuvres mobilisent l’échange de texture et les affects du toucher dans leurs projets. Mais elles révèlent également certains des problèmes soulevés par de tels épi-souvenirs, particulièrement s’ils sont liés à des violences contre les femmes – désormais une cause mondiale autour de laquelle les militants, les organisations non gouvernementales et les agences gouvernementales internationales sont parvenus à se mettre d’accord – comme certaines féministes ont pu le soutenir, peut-être trop facilement.

Shrine for girls était installé dans l’église San Gallo, la plus petite église de Venise, construite en 1581 et désormais désacralisée. Sur les trois autels en pierre de l’église, Patricia Cronin a disposé des vêtements de filles qu’elle a recueillis pour commémorer trois crimes spécifiques relevant de la violence faites aux femmes. L’autel central expose des saris colorés portés par les filles en Inde, afin d’attirer l’attention sur les viols en réunion et les meurtres qui sévissent dans ce pays. Sur l’autel de gauche, Cronin a empilé des hijabs bleus et marron qui représentent les deux cent soixante-seize élèves nigérianes qui ont été enlevées par Boko Haram, et dont certaines ont été récemment libérées. Et sur celui de droite figure une large pile d’uniformes rappelant les habits portés par des filles et des jeunes femmes démunies qui, jusqu’à récemment, étaient internées dans les couvents ou « blanchisseries » de la Madeleine en Europe et en Amérique du Nord pour y travailler de force. Parmi ces jeunes femmes, on trouvait des prostituées, des victimes de viol, des femmes ayant enfanté hors mariage, des orphelines ou des filles handicapées mentales ou physiques. Les vêtements peuvent témoigner des scènes de crime puisque, dans chaque cas, ils ont été recueillis sur les lieux spécifiques où ces crimes ont été commis, donnant à l’exposition sa référence, son authenticité et son aura.

Patricia Cronin, Shrine for Girls

En pénétrant dans l’obscurité de l’église pour voir le « sanctuaire », le visiteur est prédisposé à participer à un rituel d’hommage et à une cérémonie de respect. Dans l’intérieur sombre, la beauté majestueuse et l’élégance de l’église avec son atmosphère sacrée, l’apparition inattendue des piles colorées de tissus nous surprend. Il faut un certain temps pour réaliser précisément ce que nous sommes en train d’observer. Nous devons nous rapprocher pour voir les petites photographies posées sur chacun des autels et qui représentent trois scènes de violence contre des filles. À côté de l’amas de vêtements, la photographie en vient presque à disparaître : notre expérience est plus sensorielle que visuelle. Mais une fois que nous nous sommes déplacés à travers le lieu et que nous avons regardé les photographies, nous commençons à mesurer l’ampleur des violences auxquelles les filles sont confrontées tout au long de l’histoire et sous toutes les latitudes. Comme l’indique le catalogue de l’exposition, les vêtements sont devenus les protagonistes du spectacle mis en scène pour nous dans ce lieu. Les habits donnent de la matière, de la dimension et de la texture aux photographies. Ils évoquent les corps qui les ont portés ou qui auraient pu les porter. De manière métonymique, mais non indexicale, ils se substituent à ces corps, rappelant les crimes qu’ils ont subis et soulignant de manière poignante leur absence. Ils sont la couche extérieure de peau qui contient et communique à la fois de profondes blessures de violation.

« Comment livrer un contenu fort qui puisse changer les esprits et alerter les spectateurs ? », demande l’artiste lors d’une table ronde sur les séquelles du viol. Elle considère que « l’architecture de la spiritualité » et l’éclairage méditatif sont des éléments décisifs qui pousseront les visiteurs à sortir de leur complaisance. Mais qu’implique la construction d’un « sanctuaire » pour les filles victimes et son installation dans une église ? Cronin a délibérément choisi des victimes de trois religions mondiales différentes et les a réunies sous un même toit, soulignant les rapports et les échos qui existent entre elles. De manière significative, l’insistance sur la prédominance de violence de genre à la fois dans le monde chrétien et dans le tiers-monde hindou et musulman permet d’éviter l’écueil des approches culturalistes de la violence contre les femmes et les missions civilisatrices qui y répondent. Néanmoins, l’installation court le risque d’assimiler entre elles et ainsi de relativiser des violences contre des femmes qui sont commises dans des circonstances très différentes.

De manière plus importante, il nous faut interroger : la sacralisation et l’héroïsation peuvent-elles nous inciter à agir ? Est-il pertinent de faire de ces filles des martyres ? Sans doute au sens étymologique du terme, « témoin », mais pas au sens de la singularité du martyre, de sa posture délibérément religieuse ou idéologique, et certainement pas au sens de l’héroïsme. Patricia Cronin nuance à juste titre, à mon avis, le martyre des filles : « Dans la mesure où leur corps n’a pas été traité avec dignité de leur vivant, et que leur corps a disparu ou qu’il a été massacré, je considère ces filles comme des martyres et leurs habits comme des reliques. À la différence des martyres religieux, toutefois, il n’y a aucune gloire dans leur mort, aucun triomphe dans l’au-delà18. » Les connotations religieuses qui subsistent néanmoins encouragent-elles ou empêchent-elles la mobilisation du souvenir traumatique en faveur du changement ? Au moment de quitter l’église, nous sommes invités à faire une donation à diverses organisations humanitaires qui s’occupent particulièrement de la violence faite aux femmes, et nous apprenons que l’artiste elle-même leur a donné 10 % de ses gains. Comme l’écrit un critique, l’exposition nous fait passer « des larmes à l’action ». Et pourtant, en décontextualisant la violence contre les femmes, l’installation risque de devenir captive d’une cause qui a assigné les femmes au statut de victimes universelles de violence pour lever des fonds et s’attirer le soutien d’une série d’agences internationales, aux dépens d’une compréhension plus riche et plus complexe des tenants et des aboutissants d’une pluralité de violences fondées sur le genre dans le monde contemporain.

Cependant, alors que nous retournons voir les autels, nous prenons conscience qu’une sollicitation plus importante est rendue possible par la composition désordonnée et provisoire de vêtements et la sélection apparemment aléatoire des trois lieux observés. Nous pouvons imaginer de déplacer cette exposition dans d’autres lieux, ou bien d’employer des stratégies similaires pour attirer l’attention vers d’autres victimes et d’autres crimes. Ces incitations pourraient nous conduire à nous demander si l’art peut déloger le traumatisme et mobiliser des stratégies politiques ou juridiques de réparation, et s’il peut le faire de l’extérieur. Quelles voies d’action politique, quelles possibilités de tenir les personnes responsables de leurs actes sont ouvertes par les rencontres avec des œuvres d’art dans le contexte économique et politique actuel ? En nous conviant dans l’espace obscur de la contemplation et en réunissant des histoires de violence du monde entier, Shrine for Girls mobilise la mémoire et la post-mémoire individuelles, familiales et culturelles de la violence contre les femmes, les déplaçant à travers les frontières pour nous placer en position d’agir.

Thinking of You aborde ces questions sur une scène sociale plus large mais tout à fait singulière, depuis l’intérieur. Ce dernier projet s’intéresse à l’archive incarnée du traumatisme des survivantes de viols commis pendant les guerres et les meurtres de masse. C’est le projet d’Alketa Xhafa-Mripa, artiste née au Kosovo et résidant à Londres, réalisé en collaboration avec la sociologue et spécialiste du Kosovo, Anna di Lellio, installée à New York. Ensemble, elles ont tenté de faire reconnaître une longue histoire de conflits ethniques subis par le corps des femmes. Plus précisément, elles ont voulu attirer l’attention sur les 20 000 femmes albanaises (6 % de la population féminine) qui ont été systématiquement incarcérées, humiliées et violées, souvent devant leurs familles, par les paramilitaires serbes au cours de la guerre d’indépendance de l’Albanie contre le régime de Milosevic. « J’ai commencé en interrogeant le silence : comment pouvions-nous ne pas entendre leurs voix pendant et après la guerre ? J’ai alors réfléchi à la manière de représenter ces femmes dans l’art contemporain19 », nous dit l’artiste. L’installation fait partie d’une campagne inaugurée par la présidente du Kosovo, Atifete Jahjaga. En tentant de contrebalancer l’amnistie des responsables et l’absence, jusqu’à récemment, de la reconnaissance par le Tribunal pénal international du viol comme crime de guerre et le silence des victimes après la guerre, l’artiste a trouvé un médium qui invite l’ensemble du pays à participer, créant ainsi un vaste réseau.

Alketa Xhafa-Mripa, Thinking of You [Mendoy për Ty]

Elle a voyagé à travers le Kosovo et collecté 5 000 robes et jupes données par des survivantes et d’autres personnes. À l’aide de diverses organisations féministes et de dizaines de volontaires, elle les a ensuite étendues sur des cordes à linge dans le stade de football de Pristina à l’occasion de l’anniversaire de la libération de Pristina par les forces de l’Otan, après une campagne de bombardement de trois mois par les Serbes. Dans un entretien à Londres, l’artiste a expliqué son choix du médium : « “Laver son linge sale en public” est un moyen de dire : “Parle de tes problèmes privés en public” mais, dans ce cas, le linge sale est lavé, propre, comme les femmes survivantes qui sont propres, pures – elles ne sont pas entachées20. » Quarante-cinq cordes à linge avec des robes et des jupes pleines de couleurs étendues dans l’enceinte d’un stade de football, le symbole de la compétition masculine, c’est percutant et de toute beauté, une puissante réinvention de l’espace.

Pourtant, la célébration de l’anniversaire n’était qu’une petite partie de cette œuvre d’art au long cours. Le recueil des robes données durant l’été, les moments incarnés d’échange de vêtements et d’histoires, et le réseau créé : tout cela a contribué à mettre un terme au silence encore plus efficacement que l’installation elle-même. L’œuvre a été l’occasion de réunir des communautés de femmes entre elles pour échanger une robe ou une jupe et pour parler ouvertement de leur propre histoire d’abus ou de celle de parents. Ainsi, elles se soutiennent les unes les autres dans l’épreuve de la commémoration, associant de multiples petits gestes d’échange dans une grande action de réparation. Le film The Making of Thinking of You (2015), réalisé par Anna di Lellio pour documenter le processus de travail, montre des femmes et des hommes qui se réunissent dans de nombreux lieux publics à travers le pays pour échanger des vêtements, les tenir, les plier et en prendre soin, tout en s’écoutant raconter des histoires que les robes elles-mêmes finissent par raconter. Nombre d’entre elles se sont présentées spontanément en précisant qu’elles donnaient leur robe préférée ou une robe directement liée au crime.

Mères et filles ont fait le voyage ensemble pour faire un don, incarnant ainsi les actes de transmission. L’artiste a reçu la plupart de ces dons elle-même, et elle n’a manifestement pas anticipé les effets qu’ils auraient sur elle – sur l’écran, on la voit pleurer de commisération, embrasser les personnes qui viennent à sa rencontre et endosser leur histoire. Elle a trouvé un moyen tactile par lequel briser le silence et réparer l’injustice afin d’accorder une visibilité et une voix à ces victimes.

Pour assurer à leurs efforts la plus grande notoriété, les artistes ont invité des célébrités à faire un don. Dans le film, on peut ainsi reconnaître l’ancienne présidente du Kosovo, Atifete Jahjaga, des ambassadrices ainsi que des actrices connues, des épouses de présidents et de nombreuses femmes ordinaires qui discutent de ce que le projet signifie pour elles. L’ancienne présidente du Kosovo affirme avoir participé afin de dire aux survivantes : « Vous n’êtes pas seules, nous sommes toutes ensembles », et cette phrase, reproduite dans les critiques, est répétée à l’envi par les victimes qui s’y réfèrent en tant que martyres sacrifiées « pour leur pays » et qui méritent, comme le disent les participantes, encore et toujours, l’empathie, la solidarité et la reconnaissance tant attendues.

Dans un passage du film, une militante des droits humains, Sevdije Ahmeti, émet une petite note de scepticisme à l’égard de l’efficacité du projet : « Je donne cela pour les femmes et les filles qui ont été attaquées par l’arme du viol. [À travers la récolte de dons, ] la société a été sensibilisée et une voix a été donnée aux victimes […]. Toutefois, le problème demeure qu’elles ne connaissent pas les responsables. Afin d’identifier ces responsables, il devrait y avoir des actes, des pressions politiques et diplomatiques pour que la Serbie cesse de protéger sa police, ses militaires et ses secrets d’État, afin que l’on sache où leurs bases militaires étaient situées. [Ainsi, ] nous pourrions solliciter les tribunaux et recourir à la justice. »

Que peut accomplir un projet militant de la mémoire participative comme Thinking of You ? Il ne peut ni suppléer les réparations juridiques ni indemniser financièrement les victimes. Toutefois, ce projet constitue une véritable avancée. Comme le dit Anna di Lellio dans un courrier électronique : « Le projet voulait rompre le silence et l’isolement des survivantes, pour qu’elles puissent réclamer les indemnisations que la loi leur garantit au titre de victimes civiles d’une guerre récente. » De plus, derrière les photos de célébrités, les slogans sur l’empathie et la solidarité, quelque chose d’important est échangé quand les citoyens kosovars se rassemblent, que leurs corps sont en contact, peau contre peau, ainsi que ce projet le met en scène. En effet, la transmission de la mémoire traumatique se produit dans le temps et dans l’espace, quels que soient la classe, le genre et la génération des participants. Le traumatisme est donc déplacé aux confins des corps individuels et des familles, exactement comme les robes sont déplacées de l’armoire au stade de football. Un passé douloureux est socialement reconduit au présent par le geste, le toucher, l’affect, mais aussi par les partages sur les plates-formes numériques. Avec cette plus grande reconnaissance et cette diffusion, quelque chose s’est profondément libéré et transformé.

Les actes d’échange font plus que reconnaître un crime passé : ils ouvrent le passé lui-même. Ils nous invitent à accorder aux femmes qui pourraient avoir porté ces robes, ou qui pourraient s’être fait déchirer leurs robes dans des actes brutaux de viol, un temps d’avant la violation, un avenir qu’elles se représentaient et qui leur a été volé, un avenir que celles qui ont survécu auraient pu s’approprier.

En nous renvoyant vers ces présents passés et à leurs projections dans l’avenir plutôt que vers les catastrophes actuelles dont nous sommes trop familiers, l’installation procède à un acte de réparation, rendu pressant par la longue histoire de manque de reconnaissance au niveau local ou national. Nous sommes invités à imaginer une alternative ou, selon les mots d’Ariella Azoulay, « des histoires potentielles21 ». Inspirée de l’idée de Walter Benjamin d’une « histoire incomplète », l’« histoire potentielle » est l’étude non seulement de ce qui a été, mais de ce qui aurait pu être. Faire ainsi l’épreuve de l’histoire revient, dans les termes d’Ariella Azoulay, à la « potentialiser » – nous la considérons à nouveau de sorte qu’elle rende des « possibilités non réalisées », différentes, peut-être incongrues – des éventualités qui retentissent à travers le temps et l’espace. Potentialiser l’histoire, c’est voir ce qui a été sous un angle différent, avec un regard différent. Une ouverture à divers potentiels, plutôt qu’une seule histoire linéaire, renvoie à la capacité de concilier des vérités en conflit – une capacité qui pourrait mener vers d’autres avenirs et, peut-être de manière moins intuitive, également vers d’autres passés.

C’est alors qu’il est utile de considérer ensemble ces trois projets de post-mémoire. En revenant sur la répétition par Alina Szapocznikow du traumatisme corporel dans sa sculpture, au Shrine for Girls et à Thinking of You, nous voyons différentes formes de violence contre les femmes à l’œuvre dans différents contextes historiques et politiques. Mais nous pouvons également voir différents médiums artistiques et différentes représentations qui s’approprient le traumatisme et lui donnent une nouvelle signification pour les spectateurs à venir. En contribuant à la transmission de l’affect par des actes du toucher selon des temporalités multiples, nous pouvons nous assurer que la réinscription épigénétique et la perpétuation de la violence avec ses répercussions dévastatrices ne paraissent plus inexorables.

  • 1.

    Ewen Callaway, “Fearful Memories Passed Down to Mouse Descendants”, Nature, décembre 2013.

  • 2.

    Rachel Yehuda, James Schmeidler, Milton Wainberg, Karen Binder-Brynes et Tamar Duvdevani, “Vulnerability to Posttraumatic Stress Disorder in Adult Offspring of Holocaust Survivors”, American Journal of Psychiatry, vol. 155, no 9, septembre 1998, p. 1163-1171.

  • 3.

    Marianne Hirsch, The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012.

  • 4.

    L’expression est le titre d’un film de 1971 de Robert Bober sur les enfants cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. Voir Annelies Schulte Nordholt, Perec, Modiano, Raczymow. La génération d’après et la mémoire de la Shoah, Amsterdam, Rodopi, 2008.

  • 5.

    Eva Yablonka et Marion J. Lamb, Evolution in Four Dimensions: Genetic, Epigenetic, Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, Mit Press, 2005, p. 317.

  • 6.

    Ibid., p. 421.

  • 7.

    Roberta Culbertson, “Embodied Memory, Transcendence and Telling: Recounting Trauma, Re-establishing the Self”, New Literary History, vol. 26, no 1, 1995, p. 170.

  • 8.

    M. Hirsch, The Generation of Postmemory, op. cit., chapitre iii.

  • 9.

    Jill Bennett, Empathic Vision: Affect, Trauma and Contemporary Art, Palo Alto, Stanford University Press, 2005, p. 12.

  • 10.

    Sur la notion de co-témoin, voir Irene Kacandes, Talk Fiction: Literature and the Talk Explosion, Lincoln, University of Nebraska Press, 2001.

  • 11.

    Jay Prosser, Second Skins: The Body Narratives of Transsexuality, New York, Columbia University Press, 1998.

  • 12.

    Esther Bick, “The Experience of Skin in Early Object-Relations”, International Journal of Psychoanalysis, vol. 49, no 2, 1968, p. 484-486 ; traduit par Jeanne et Jacques Pourrinet dans les Écrits de Martha Harris et d’Esther Bick, Lanor-Plage, Éditions du Hublot, 1998.

  • 13.

    Didier Anzieu, le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995, p. 61.

  • 14.

    Giuliana Bruno, Surface: Matters of Aesthetics, Materiality, and Media, Chicago, Chicago University Press, 2014.

  • 15.

    Griselda Pollock, After-Affects, After-Images: Trauma and the Aesthetic Transformation in the Virtual Feminist Museum, Manchester, Manchester University Press, 2013.

  • 16.

    G. Pollock, “Traumatic Encryption: The Sculptural Dissolutions of Alina Szapocznikow”, dans After-Affects, After-Image, op. cit.

  • 17.

    Roland Barthes, la Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 150.

  • 18.

    Patricia Cronin, Shrine for Girls, catalogue de la Biennale de Venise, Silvana Editoriale, p. 39 (en ligne : shrineforgirls.org).

  • 19.

    Alketa Xhafa-Mripa, citée dans Mark Tran, “Dresses on Washing Lines Pay Tribute to Kosovo Survivors of Sexual Violence”, The Guardian, 11 juin 2015 (en ligne : www.theguardian.com).

  • 20.

    A. Xhafa-Mripa, citée dans M. Tran, “Dresses on Washing Lines…”, art. cité.

  • 21.

    Ariella Azoulay, “Potential History: Thinking Through Violence”, Critical Inquiry, vol. 39, no 3, 2013, p. 548-574.

Marianne Hirsch

Professeur de littérature comparée à l’université de Columbia, directrice de l’Institut pour la recherche sur les femmes, le genre et la sexualité, elle est l’auteur de The Generation of Postmemory: Writing and Visual Culture After the Holocaust (Columbia University Press, 2012). En français, on peut lire « Postmémoire » (trad. par Philippe Mesnard, Témoigner. Entre histoire et mémoire, n° 118,…

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