
Une perte irréparable… Hommage à Jean-Luc Nancy
Jean-Luc Nancy (1940-2021) s’est efforcé de penser la finitude contre toute consolation métaphysique, politique ou religieuse. Mais il refusait également la désolation, prolongeant son passage par une greffe de cœur et vivant chaque instant comme unique.
« Tu ne tiens rien, tu ne peux rien tenir ni retenir, et voilà ce qu’il te faut aimer et savoir. Aime ce qui t’échappe, aime celui qui s’en va. Aime qu’il s’en aille1. » Ces mots me hantent depuis le 23 août 2021, lorsque tard dans la nuit, j’ai appris la disparition de leur auteur : « Jean-Luc Nancy s’en est allé, il nous a échappé. » Passé le choc et le recueillement des premiers moments, je ne peux que constater le vide humain et intellectuel immense qu’il laisse derrière lui. À ses obsèques, déjà, nous étions nombreux à regretter le professeur, l’ami, mais aussi le mari, le père ou encore le camarade de mai 1968 qu’il avait été, dans sa singulière pluralité. Depuis, les hommages n’ont cessé d’affluer, soulignant la perte tragique du dernier représentant de la très fameuse génération des philosophes de la déconstruction, un esprit vif, pénétrant et subtil, qui avait su toucher des milliers de lecteurs anonymes à travers le monde et les générations, et leur apprendre à penser.
Il serait vain, cependant, de chercher dans ses œuvres une quelconque consolation : la philosophie de Nancy est avant tout celle d’un deuil qu’aucun travail ne résout, ce qu’il aimait à nommer « la perte irréparable2 ». Au cours de cinquante-cinq ans de carrière, il s’est efforcé de penser la finitude qui se dérobe à toute perspective de réparation ou de résurrection. Si, par malheur, aveuglée par le chagrin, je me laisse un instant aller à vouloir retenir celui qui s’en va, à trouver une consolation à son départ, imaginant toutes sortes de scenarii impliquant sa survie par-delà la mort en accord avec quelque croyance religieuse, je peux compter sur les œuvres de Nancy pour me rappeler à l’ordre : « Aime celui qui s’en va. Aime qu’il s’en aille. »
Je crains cependant que cela ne soit au-dessus de mes forces. Comment pourrais-je aimer le départ sans retour, la perte irréparable ? La sienne, encore si récente, que je réalise à peine, mais aussi celle de mes proches, et la mienne, à venir mais déjà en marche, celle de tout un chacun, « chaque fois unique » comme disait Derrida3, et enfin celle de tous, de notre espèce, de notre monde. Nancy le soulignait dans un de ses derniers ouvrages, La Peau fragile du monde : « Tout fout le camp : le climat, les espèces, la finance, l’énergie, la confiance4. » Nous courons à notre perte, aujourd’hui plus que jamais. Comment pourrait-on aimer que la vie nous échappe ? C’est précisément en ce point, je crois, que les enseignements philosophiques de Nancy sont les plus précieux. Il a renouvelé avec force l’affirmation aussi vieille que la philosophie elle-même selon laquelle « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Il nous a ainsi légué des clés pour mieux appréhender les plus anciennes préoccupations humaines – le deuil, la vieillesse, la maladie ; ces pertes irréparables qui vont de pair avec notre qualité d’être fini – mais aussi les plus grands défis du monde contemporain, l’hydre de la multicrise écologique, économique, politique, migratoire, religieuse et sanitaire.
Vivre malgré la mort
« Isoler la mort de la vie, ne pas laisser l’une intimement tressée dans l’autre, […] voilà ce qu’il ne faut jamais faire5. » Par ces mots, Nancy met en garde ses lecteurs contre toute tentation – humaine, trop humaine – de se soustraire à leur mortalité. Il s’inscrit ainsi dans la lignée de nombreux penseurs, de Platon à Hegel en passant par Cicéron et Montaigne, ayant cherché à faire reconnaître que, si la mort est l’horizon inéluctable de la vie, refuser de lui faire face ou, pire encore, se laisser paralyser par la certitude de sa mortalité, c’est passer à côté de la vie. Chaque philosophe ajoute à cela quelques nuances. D’après Montaigne, par exemple, puisqu’il est impossible de connaître à l’avance l’instant de notre mort, il nous faut l’attendre à tout moment, s’y préparer avec confiance, pour vivre libérés de son souci paralysant : « Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal6. » Hegel, de son côté, suggère que « la vie de l’esprit n’est pas la vie qui s’effarouche devant la mort et se préserve pure de la décrépitude, c’est au contraire celle qui la supporte et se conserve en elle7 ». Pour le penseur allemand, l’évolution de l’esprit vers un idéal de savoir absolu ne peut se concevoir sans réelle prise en compte de sa finitude. En effet, un absolu digne de ce nom ne peut simplement ignorer la finitude qui le menace : il doit l’affronter et la dépasser. Hegel extrapole ici un enseignement chrétien : la sainteté véritable émerge victorieuse de sa rencontre avec la mort, comme le Christ se livre à la croix pour mieux ressusciter. Malgré leurs différences, les philosophes semblent donc s’accorder : afin de bien vivre, il faut savoir mourir.
À première vue, Nancy ne semble pas déroger à la règle. Il soulignait encore l’an passé la nécessité impérieuse de « savoir que nous sommes mortels non par accident mais par le jeu de la vie8 », leçon que la pandémie de coronavirus disputait alors à la philosophie. Ce rappel du principe de réel ne signifie cependant pas tout à fait la même chose pour Nancy que pour ses prédécesseurs, inspiré qu’il était par ses lectures de Bataille, de Blanchot et de Derrida. Pour Nancy, les philosophies de la mort ont jusqu’à présent largement manqué leur cible : en proposant un apprentissage de la vie mortelle, vie dont l’horizon inéluctable est l’événement brutal et irréversible du trépas, elles n’ont fixé attentivement la mort que pour mieux voir à travers elle, contre elle, son « autre ». Considérer la question de la mortalité permet de dégager un idéal de vie. Nancy voit dans une telle démarche un refus de regarder la mort en face, une grave forme de déni. Or il s’agit là, selon lui, du premier moteur de l’histoire de la pensée occidentale. Les innombrables ouvrages de Nancy, dont la publication s’étend sur près de soixante ans, partent de ce constat : au cours de son histoire, la pensée occidentale s’est employée à trouver une consolation à la finitude humaine. C’est ainsi qu’elle forge son identité philosophique, politique et religieuse, dans l’espoir de consoler ce qu’Hegel nomme la « conscience malheureuse » de notre finitude.
Apprendre à mourir – ou plus précisément, apprendre à vivre malgré la mort – s’est ainsi érigé en préoccupation majeure de la philosophie occidentale. Durant les premières années de sa carrière, dans les années 1970, Nancy remarque que la métaphysique s’est plus généralement efforcée de colmater la brèche que constitue la finitude de notre existence à grand renfort d’absolus et de systèmes philosophiques bien huilés, comme si les concepts de sujet, de raison ou de connaissance pouvaient nous offrir un socle sur lequel oublier un instant nos limites. Nancy fait le même constat dans les années 1980 et 1990 au sujet de notre histoire politique, qui se serait construite autour du mythe d’un âge d’or perdu d’unité absolue des hommes au sein de la communauté, afin de nier l’évidence : que cette dernière se règle sur la finitude des individus et ne peut donc elle-même qu’être imparfaite, finie. « Jusqu’à nous, l’histoire aura été pensée sur fond de communauté perdue – et à retrouver ou à reconstituer9. » Quant à la théologie chrétienne, qui sera au centre des préoccupations de Nancy dans les années 2000 et 2010, elle a non seulement offert aux Occidentaux un socle existentiel auquel se raccrocher en la figure du Dieu unique alpha et oméga, mais leur promet aussi une vie par-delà leur limite mortelle : la résurrection.
Année après année, cependant, Nancy remarque que ces trajectoires philosophiques, politiques et religieuses témoignent toutes d’une incapacité à toucher à l’absolu. D’une manière ou d’une autre, elles sont interrompues ; interruption qui souligne encore davantage la finitude à laquelle les Occidentaux cherchaient à échapper. De La Remarque spéculative à Ego Sum en passant par Le Discours de la syncope, les études philosophiques du début de la carrière de Nancy révèlent les contradictions internes au cogito cartésien, à l’esprit absolu hégélien et aux fondements de la connaissance kantiens10. Les grands philosophes, conclut-il, « ne proposent jamais une “vision du monde” sans faire en même temps le geste de toucher à la limite de toute vision du monde11 ». Quant aux études plus politiques menées par Nancy dans les années 1980 et 1990, elles signalent la dangerosité des idéologies que domine un idéal d’unité absolu : celles-ci se sont soldées par le passé par des politiques fascistes d’élimination de la différence ou des communismes totalisants ayant pour seul horizon la destruction pure et simple de l’humanité. Les deux tomes de La Déconstruction du christianisme, publiés en 2005 et 2010, mettront finalement en évidence l’inanité de tout désir de rédemption religieuse. Tout alpha et oméga qu’il soit, le dieu chrétien est avant tout un divin qui fait défaut. Il se retire dans la plus évasive transcendance : « Dieu est toujours par définition absent ou retiré dans le fond de l’être12 », c’est le cœur de la doctrine du deus absconditus. Et même lorsqu’il se fait présent, c’est vidé de lui-même par kénose, misérablement humain. Sa mort sur la croix ouvre d’ailleurs la voie à sa propre disparition : le divin qui se met à mort nous fait envisager un monde sans lui. C’est cela que Nancy nomme « déconstruction du christianisme », dans les deux sens du génitif : un geste de déconstruction porté par le christianisme lui-même, qui en est la première victime.
Nancy retrouve donc au cœur même du christianisme la vérité de la finitude humaine et de son inéluctabilité. En cherchant à nier cette réalité, c’est toute la pensée occidentale – qu’elle soit philosophique, politique ou religieuse – qui se retrouve paradoxalement à en être le premier témoin. Loin d’en faire une critique acerbe, Nancy propose alors ce qu’il décrit dans une de ses toutes premières publications, en octobre 1967, dans les pages d’Esprit, comme un « catéchisme de persévérance ». À 27 ans à peine, il identifiait déjà au cœur du christianisme quelque chose dans lequel il fallait persévérer, non pas pour « sauver les meubles13 » face à la modernité séculière, mais parce qu’il s’agissait d’une réalité ontologique à ne pas négliger : le fait que tout recours contre la finitude, toute tentative de secours ou de salut, ne peut que se solder par un échec, que tout départ reste à jamais sans retour et que c’est donc ainsi qu’il nous faut apprendre à exister. Trente-six ans plus tard, dans Noli me tangere, Nancy identifiait toujours en cela la vérité profonde du christianisme, et plus précisément de sa promesse de résurrection : Jésus interdit à Marie-Madeleine de toucher son corps ressuscité, signalant ainsi que celui-ci a changé dans la mort, qu’il est devenu intouchable. Si le Christ est déclaré « vraiment vivant » dans le langage chrétien, ce n’est donc pas parce qu’il a « vaincu » la mort, mais parce que son départ, comme celui de tout être vivant, est définitif et irréparable.
Nous ne passons pas simplement d’un état à un autre, de la vie à son « autre », le jour de notre décès ; nous passons notre vie à passer.
Il est vrai, cependant, que ce départ est « soustrait à la limitation du seul décès14 ». Le Christ est bel et bien revenu ; son corps, bien que mort, est apparu à Marie-Madeleine. « La “résurrection” trouve ainsi seulement son sens non religieux. Ce qui pour la religion est recommencement d’une présence, portant l’assurance fantasmatique d’une immortalité, se révèle ici n’être pas autre chose que la partance dans laquelle la présence s’enlève en vérité15. » Selon Nancy, notre mortalité ne doit pas être comprise comme un obstacle à la vie qu’il faudrait anticiper et dépasser, mais comme une réalité quotidienne, dont on ne peut jamais se prémunir ni se consoler. Notre corps chaque jour grandissant, changeant et vieillissant en est le premier marqueur. Nous ne passons pas simplement d’un état à un autre, de la vie à son « autre », le jour de notre décès ; nous passons notre vie à passer. L’existence n’est donc pas seulement « bornée » par la mort, « “la mort” est son corps, ce qui est bien différent. Il n’y a pas “la mort”, comme une essence à laquelle nous serions voués : il y a le corps, l’espacement mortel du corps, qui inscrit que l’existence n’a pas d’essence16 ». La mort fait irruption au cœur de la vie, comme la vie elle-même, chaque être vivant n’étant jamais que « passant, passager, furtif autant que fortuit17 ».
Contre toute tentation de halte et tout désir de consolation, Nancy nous appelle à persévérer dans ce passage, à vivre « à hauteur de mort », comme disait Bataille18, c’est-à-dire à « se-tenir-debout devant et dans la mort19 », et oser lui faire un clin d’œil complice en l’accompagnant d’une pensée qui ne concevrait plus la contemplation de la mort comme une façon de renforcer dialectiquement la vie, mais se ferait plutôt « reconnaissance de ce que le réel échappe à toute prise20 ». Une telle pensée ne se mentirait plus au sujet de la finitude de celui qui la conçoit, et n’entreprendrait rien pour tenter d’y échapper : elle s’affirmerait elle-même comme finie – et désœuvrée. En effet, il ne s’agirait plus pour elle de chercher à faire de l’homme autre chose que ce qu’il est, mais plutôt de l’abandonner à sa propre finitude.
Prolonger le passage
Ne nous méprenons pas : cet abandon à notre mortalité n’a rien d’un désir suicidaire. Nancy savait où se situait la limite de « la joie devant la mort21 » prônée par Bataille et n’a jamais un instant imaginé renoncer à différer les morts évitables, même au plus fort de la crise sanitaire.
Lui-même a d’ailleurs, plus que la plupart d’entre nous, eu recours à la médecine pour prolonger sa vie. En 1991, son cœur a cessé de battre. Des techniques scientifiques de pointe, la prise continue de toutes sortes de médicaments et le cœur d’un autre lui ont offert trente ans de vie supplémentaires. Loin de considérer la greffe comme son « salut » cependant, Nancy y a trouvé une confirmation de ses intuitions ontologiques, une manifestation de ce qu’implique tout « être soi » : un échappement et l’impossibilité de se refermer sur une identité absolue. De même que, onze ans avant le décès de Nietzsche, la paralysie avait introduit – ou plutôt, mis au jour des plus brutalement – la mort au cœur de sa vie, la désignant comme son « être même22 », à partir de 1991, Nancy dut apprendre à vivre avec la mort, ou plus précisément comme « ce mort que je suis vivant23 ». Il dut apprendre à vivre sous la menace constante d’un rejet de greffe, proie facile des lymphomes, du cytomégalovirus, écrasé par une fatigue constante et la sensation accrue de partir un peu chaque jour, à chaque battement de cœur, au gré des ajouts de postfaces à son essai autobiographique L’Intrus. Non, Nancy n’a pas ressuscité en salle de réveil après une double mort – celle de son cœur, et celle de l’homme ou de la femme à qui appartenait « son » nouveau cœur – grâce à l’intervention de la médecine qui, seule dans un monde séculier, pourrait encore nous sauver (pour paraphraser Heidegger). La greffe ne fut que le prolongement de son passage. Dès 1991, « je n’étais déjà plus moi24 », écrit-il, son « propre » cœur étant désormais celui d’un autre, et son unité, un assemblage. La médecine, de même que toute tentative d’auto-préservation, s’érige alors en ressort d’un « prolongement infini de la mort25 », dont Nancy ne comptait en aucun cas se passer, du moment que celui-ci n’était pas dévoyé en moyen de se prémunir du passage lui-même en créant l’illusion de l’immortalité à grands coups de chirurgie esthétique.
Si elle n’est pas suicidaire, cependant, une telle pensée du passage semble pour le moins déprimante. Comment ne pas sombrer dans la désolation au regard de notre vieillissement et épuisement ? Nancy, lui, n’y céda jamais. Malgré les épreuves innombrables et la maladie toujours présente, il n’a cessé d’écrire, de penser, d’avancer, refusant tout à la fois désolation et consolation. Chacun de ses lecteurs saura témoigner de la force de ses écrits ; de la confiance – de la joie, même – qui les habite. Beaucoup resteront dubitatifs, cependant : où Nancy pouvait-il bien puiser cette résilience, cette foi face à la perte irréparable ? La réponse est simple, Nancy nous la donnait encore tout récemment dans La Peau fragile du monde : « Il n’y a rien de catastrophiste ni d’apocalyptique à penser que l’existence comme telle peut être portée devant sa propre fugacité et finitude. C’est même là qu’elle prend sa valeur infinie, unique et insubstituable26. » Se penser en partance, c’est vivre chaque instant comme unique, infiniment précieux.
Le sens de l’irréparable peut donc bien susciter une grande joie, non en offrant un socle rassurant, la certitude d’un quelconque salut, un absolu auquel se raccrocher et se retenir, mais en nous abandonnant au devenir. Il est vrai que cet abandon peut aussi faire peur. C’est d’ailleurs cette peur qui tend à dominer notre échiquier politique, social, philosophique et religieux contemporain : nous avons peur de la vieillesse, de l’intrusion de l’étranger, d’une supposée chute de la « civilisation occidentale », de la perte des valeurs traditionnelles, de l’appauvrissement de la langue… Nous cherchons alors à retenir ce qui nous échappe en arrêtant les migrants aux frontières, en freinant l’élargissement des droits aux minorités, en s’opposant aux théories du genre, voire en interdisant les prénoms jugés non « français »… – en un mot, en limitant le changement. « Mais lorsqu’une moisson pousse, lorsqu’un enfant grandit, lorsqu’un rapport se noue – social, amical, amoureux –, qu’est-ce qui est achevé ? Rien ? Rien n’est jamais à l’état de fin dernière – ou bien c’est l’interruption de la vie27. » Tout effrayant qu’il soit, le passage doit être reconnu comme la condition de toute création ; il est ce qui nous sépare à la fois de la machine, esclave de sa programmation, et des objets inertes en plastique. Lui seul est en mesure de susciter la jubilation de l’événement et la curiosité de l’avenir, au-delà de toute anticipation calculatrice.
En saint laïc d’un christianisme en déclosion, Nancy prêche une foi dans le devenir du monde.
Nous touchons là au cœur du catéchisme de persévérance prôné par Nancy. En saint laïc d’un christianisme en déclosion, il prêche une foi dans le devenir du monde. Il nous exhorte : « N’ayez pas peur ! » Tout en se détournant d’une Église trop résistante à l’ouverture dont elle accouche, il nous appelle, comme Jean-Paul II lors de sa messe d’intronisation, à ouvrir toutes grandes nos portes : « ouvrez les frontières des États, des systèmes politiques et économiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation et du développement28 », car cette ouverture est l’ouverture de l’existence même. Nous sommes toujours en partance, jamais fixes, jamais « un », jamais « là » ; toujours en devenir, pris dans le passage du temps, des événements et des rencontres qui nous font exister dans – et comme – un réseau, tissu vivant, respirant, perspirant, cette peau « factorielle de toutes nos peaux » que l’on appelle « monde29 ». Prendre conscience de ce maillage-monde que nous sommes est primordial aujourd’hui, alors que notre peur du passage et nos rêves d’immortalité nous ont amenés à nous isoler de ce qui n’est désormais perçu que comme un « environnement » fait de « ressources » à exploiter. Apprendre à cultiver et aimer notre passage – apprendre à mourir tel que Nancy l’entend, donc –, c’est au contraire reconnaître nos interpénétrations et interdépendances ; c’est accepter d’être-au-monde. Telle est la leçon d’écologie que Nancy nous lègue : si un jour l’humanité doit s’éteindre, faisons au moins en sorte que ce ne soit pas à force de nous être coupés de la vie de peur de la perdre…
Car il faut bien admettre que la pensée de Nancy ne nous prémunit pas de l’extinction. S’il considérait les vivants comme ces morts que nous sommes, ceux-ci ayant devancé l’instant de leur décès en se fuyant eux-mêmes, en n’étant déjà plus vraiment, Nancy les distinguait néanmoins des morts qui « sont morts avec une force et une consistance d’être qu’aucune existence n’égale : car ils ne fuient plus, ils ne nous fuient plus ni ne se fuient eux-mêmes30 ». Le trépas dans ce qu’il peut avoir de brutal et d’inattendu finit donc bien par se produire sous la forme d’une interruption du passage. Même la médecine ne saurait l’éviter. Nancy maintenait cependant que, de même qu’il ne faut pas chercher à freiner notre propre passage, il ne faut pas passer sa vie à redouter l’interruption de la fuite – la nôtre, la sienne – car celle-ci « ne viendra pas trancher le cours de la vie31 ». Celui qui a désormais disparu ne cesse en effet jamais de disparaître de l’existence de ceux qui lui survivent. Il devient pour eux « ce perpétuel disparaissant dont l’image revient, d’autant plus insistante et présente qu’elle ne porte d’autre signe que son absence et que chacun de ses traits la retire32 ». Le passage se poursuit donc par-delà la mort elle-même. C’est cela que Nancy nomme « la vie des morts », qui « est en même temps leur non-vie, la pure cessation de leur être en tant que “je” et la vie qu’ils ont imprimée en nous et qui continue d’y vivre d’une vie qu’on ne peut pas réduire à la représentation33 ». Le disparu nous hante, comme Nancy me hante aujourd’hui, « trace vivante incorporée en moi34 ». Sa sur-vie sans salut passe par le sens que sa pensée continue à « faire » pour nous, dans toutes les universités du monde et dans l’intimité de chaque lecture. Il est intrus dans la vie de ceux qui l’ont connu et qui continuent de le lire. Mais pas seulement ; car il fait toujours bel et bien partie du monde « en molécules ou en atomes repris dans d’autres combinaisons, dans d’autres cristallisations35 ». Les morts sont ainsi toujours partie prenante de la communauté.
Je crois alors pouvoir affirmer aujourd’hui, non pour me consoler d’une disparition trop dure à supporter mais pour mieux en reconnaître la réalité et en apprécier les conséquences, qu’il y a bien un lieu où nous retrouverons Nancy. Ce lieu n’est pas « dans l’espace du monde ni même dans un outre-espace qui s’extrapolerait de celui du monde36 ». Il ne dépend d’aucune résurrection ni d’aucune forme de salut. Il est ce lieu que, les-uns-avec-les-autres, nous formons toujours déjà et où, dès à présent, Nancy est-avec-nous : lieu du rapport, de la relation, le maillage-monde que nous sommes. Le sens de l’irréparable se fait ainsi formidable affirmation de vie, sans pourtant offrir de réparation : quiconque se sait de passage a appris à vivre avec les morts, ne cessant jamais « d’aller vers eux à la fois maintenant, dans la vie, et plus tard, en mourant à [son] tour37 ». Voilà ce qu’il nous fait aimer et savoir. Il nous faut aimer celui qui le 23 août 2021 s’en est allé, aimer son départ sans retour et ne jamais cesser de lui dire adieu. Car c’est ainsi, et seulement ainsi, que nous continuerons de vivre avec Nancy, d’aller vers lui, à la fois maintenant, dans la vie, et plus tard, en mourant à notre tour.
- 1. Jean-Luc Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, Montrouge, Bayard, 2003, p. 61.
- 2. J.-L. Nancy, L’Adoration (Déconstruction du christianisme, 2), Paris, Galilée, 2010, p. 136.
- 3. Jacques Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, présenté par Pascale-Anne Brault et Michael Naas, Paris, Galilée, 2003.
- 4. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, avec un poème de Jean-Christophe Bailly et une étude de Juan Manuel Garrido, Paris, Galilée, 2020, p. 13.
- 5. J.-L. Nancy, L’Intrus, Paris, Galilée, 2017, p. 23.
- 6. Michel de Montaigne, Essais I, éd. Pierre Michel, préface d’André Gide, Paris, Gallimard, 1965, p. 149.
- 7. Georg W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit [1807], trad. par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 48.
- 8. J.-L. Nancy, Un trop humain virus, Montrouge, Bayard, 2020, p. 40.
- 9. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1990, p. 29.
- 10. Voir J.-L. Nancy, La Remarque spéculative. Un bon mot de Hegel, Paris, Galilée, 1973 ; Le Discours de la syncope 1. Logodædalus, Paris, Flammarion, 1976 ; Ego sum, Paris, Flammarion, 1979.
- 11. J.-L. Nancy, L’Oubli de la philosophie, Paris, Galilée, 1986, p. 75.
- 12. J.-L. Nancy, La Déclosion (Déconstruction du christianisme, 1), Paris, Galilée, 2005, p. 36.
- 13. J.-L. Nancy, « Catéchisme de persévérance », Esprit, octobre 1967, p. 374.
- 14. J.-L. Nancy, Noli me tangere, op. cit., p. 30.
- 15. Ibid., p. 29.
- 16. J.-L. Nancy, Corpus, Paris, Métailié, 2000, p. 17.
- 17. J.-L. Nancy, L’Adoration, op. cit., p. 116.
- 18. Georges Bataille, Œuvres complètes, tome VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 242.
- 19. J.-L. Nancy, Noli me tangere, op. cit., p. 34.
- 20. J.-L. Nancy, Un trop humain virus, op. cit., p. 67-68.
- 21. G. Bataille, Œuvres complètes, tome I, éd. Denis Hollier, préface de Michel Foucault, Paris, Gallimard, 1970, p. 552.
- 22. J.-L. Nancy, Dei paralysis progressiva, dans Une pensée finie, Paris, Galilée, 1990, p. 354.
- 23. J.-L. Nancy, Corpus, op. cit., p. 17.
- 24. J.-L. Nancy, L’Intrus, op. cit., p. 17.
- 25. J.-L. Nancy, Noli me tangere, op. cit., p. 73.
- 26. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, op. cit., p. 21.
- 27. J.-L. Nancy, Un trop humain virus, op. cit., p. 74.
- 28. Jean-Paul II, « Messe solennelle d’intronisation », 22 octobre 1978.
- 29. J.-L. Nancy, La Peau fragile du monde, op. cit., p. 148.
- 30. J.-L. Nancy, À plus d’un titre. Jacques Derrida. Sur un portrait de Valerio Adami, dessins originaux de Valerio Adami, Paris, Galilée, 2007, p. 11.
- 31. J.-L. Nancy, Dei paralysis progressiva, dans Une pensée finie, op. cit., p. 362.
- 32. J.-L. Nancy, À plus d’un titre, op. cit., p. 9.
- 33. J.-L. Nancy, L’Adoration, op. cit., p. 131.
- 34. Ibid., p. 131.
- 35. Ibid., p. 132.
- 36. Ibid.
- 37. Ibid., p. 136.