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Photo : Cristian Escobar via Unsplash
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Le plaisir et la honte : des affects politiques

Le plaisir peut-il redevenir un moteur d’émancipation ? La honte ressentie face aux injustices est-elle porteuse d’énergie transformatrice ? Ce sont les questions que posent les philosophes Michaël Foessel et Frédéric Gros dans leurs derniers livres, Quartier rouge. Le plaisir et la gauche (Presses universitaires de France, 2022) et La honte est un sentiment révolutionnaire (Albin Michel, 2021). Tous deux invitent à réinvestir la dimension politique de ces affects corporels, apparemment contradictoires, mais tous deux capables de réinscrire les corps individuels dans un horizon collectif.

Propos recueillis par Anne-Lorraine Bujon et Camille Riquier

Le plaisir peut-il redevenir un moteur d’émancipation ? La honte ressentie face aux injustices est-elle porteuse d’énergie transformatrice ? Ce sont les questions que posent les philosophes Michaël Fœssel et Frédéric Gros dans leurs derniers livres, Quartier rouge. Le plaisir et la gauche (Presses universitaires de France, 2022) et La honte est un sentiment révolutionnaire (Albin Michel, 2021). Tous deux invitent à réinvestir la dimension politique de ces affects corporels, apparemment contradictoires, mais tous deux capables de réinscrire les corps individuels dans un horizon collectif.

Anne-Lorraine Bujon – Le sentiment que l’on a en vous lisant, l’un et l’autre, est que vos deux projets de livres ont pu venir en partie de rencontres et de confrontations avec une nouvelle génération, d’étudiants notamment, avec qui vous avez maintenant presque une génération d’écart. Il semble que vous vous êtes laissé interroger par de nouvelles pratiques militantes et de nouveaux discours, qui placent le corps au centre des revendications et qui prennent appui sur les corps pour dénoncer l’injustice. Ces nouvelles pratiques vous ont-elles conduits à interroger votre propre conception du rôle du corps en politique ?

Michaël Fœssel – Le point de départ de mon livre fut en effet l’impression d’effacement de la référence au plaisir dans le champ politique. Je ne prétends évidemment pas que le plaisir soit absent des pratiques des nouvelles générations militantes, mais il l’est des discours portant sur elles. Ces discours promeuvent plutôt la chair dans sa dimension individuelle, avec l’idée que l’on peut contrôler son propre corps en entretenant avec lui un rapport réflexif. Ce qui, en même temps que l’horizon révolutionnaire, a été presque totalement abandonné, c’est l’approche organiciste des corps qui insistait sur la dimension collective de leur émancipation. En d’autres termes, l’idée que la politique devait mener à la constitution d’un corps nouveau. Il y a de nombreuses raisons qui expliquent cet abandon de la référence au corps collectif, et la plupart d’entre elles sont excellentes. Je m’interroge en revanche sur l’insistance actuelle sur le corps singularisé comme lieu de conjonction des souffrances. Tout se passe comme si le corps était exclusivement perçu comme le réceptacle des injustices sociales : corps empêché, abusé, dominé. Au nom d’une idée incontestable à gauche, selon laquelle la souffrance, le déni, la honte, constituent le point de départ subjectif de l’engagement, il m’a semblé que ce qui manquait à ces discours était une articulation avec le corps joyeux. Pour autant qu’elle est politique, l’expérience du plaisir nous convainc que nous avons plus d’un seul corps, c’est-à-dire que le corps subjectif n’est pas condamné au labeur, à la souffrance ou à l’exploitation. Même dans l’« enfer » du consumérisme, il y a une place pour ce qui n’est pas consommation et cette place se vérifie dans des allégresses qui ne se monnayent pas. À l’inverse, les passions tristes ont tendance à nous ramener à l’unicité solitaire du corps, au corps unidimensionnel qui n’est que force de travail ou objet de domination.

Frédéric Gros – J’ai été personnellement assez sensible à l’effet générationnel, en étant confronté à des étudiants marqués par leur situation dans la longue trame du temps, avec l’idée que les anciennes générations ont bien profité et leur laissent un monde dévasté et dans un état catastrophique. L’interrogation critique de cette nouvelle génération est précisément : « Mais vous n’avez pas honte ? » – ce sont les mots de Greta Thunberg. Ma manière d’être à l’aise avec un universalisme républicain de principe, qui paraissait généreux, s’est heurtée à des expériences d’injustices, d’humiliations, de frustrations. Et on m’a fait sentir, avec raison, que par-delà mes excellentes intentions, je pouvais avoir des conduites, des réflexions machistes ou racistes – et j’ai pris tout ça de plein fouet. Il m’est apparu alors qu’une certaine honte ressentie pouvait être une blessure de l’universel. On peut tout à fait faire de la honte aussi le marqueur affectif d’une non-indifférence, le témoignage de sa solidarité. Ce qui sépare aussitôt la honte du sentiment de culpabilité. Dans la culpabilité, on exprime la reconnaissance de sa propre implication dans l’usage de sa liberté, tandis que la honte consiste en un principe de non-indifférence vis-à-vis de l’autre et du monde.

J’ai tenté aussi d’échapper à ce que j’appellerais un « spinozisme » vague, qui consisterait à penser que tout ce qui est de l’ordre des « passions tristes » participerait à la domination et que seule la joie pourrait être révolutionnaire et émancipatrice. Dans une certaine honte, qui ne doit pas être confisquée par les psychologues, on peut discerner un noyau de colère, échappant à l’alternative entre joie ou tristesse.

Outre le dialogue avec les étudiants, des expériences de lecture ont également constitué un point de départ pour moi. D’abord redécouvrir cette phrase de Marx : « La honte est révolutionnaire », puis les propos de Deleuze quand il travaille dans son Abécédaire le concept de résistance en commentant l’expression de Primo Levi : « la honte d’être un homme ».

Camille Riquier – Par-delà ce qui oppose vos deux livres, entre l’un qui parle du plaisir, l’autre de la honte, le premier satisfaisant le corps, la seconde le stigmatisant ou le rabaissant, ce qui est intéressant est ce qu’ils ont en partage. D’abord la situation actuelle, à laquelle vos ouvrages se confrontent et veulent répondre, celle d’une démocratie en crise, d’une démobilisation citoyenne. Votre attention porte aussi sur des sentiments qui ont en commun d’avoir souvent été négligés en tant qu’affects politiques. On doute qu’ils puissent jouer un rôle dans la mise en mouvement des individus. Ce qui étonne dans vos deux ouvrages est qu’il ne s’agit plus, pour vous, d’agir au nom d’un principe ou d’un idéal : vous considérez que la politique doit se rebrancher sur les affects. Pour pouvoir rendre possible à nouveau une politique, il faudrait se placer au niveau des corps. La question est alors de savoir, du plaisir ou de la honte, lequel recèle une force motrice susceptible de mobiliser et de faire des corps de véritables sujets politiques ?

M. Fœssel – Je me suis en effet intéressé à l’articulation entre le marqueur historique de la gauche, c’est-à-dire l’égalité, et l’imaginaire affectif contemporain. La gauche, à la fois politique et intellectuelle, est aujourd’hui considérée comme affaiblie, impuissante. Mais elle apparaît aussi comme « ringarde » et moralisatrice. Pour beaucoup, elle a substitué un corpus moral, contraignant, à la promesse sociale égalitaire qui est traditionnellement la sienne. L’idée que l’on prête à la gauche contemporaine est que jouir dans un monde injuste accroît l’injustice de ce monde. Ce n’est d’ailleurs pas une idée nouvelle : les Lumières déjà se caractérisaient par l’opposition entre l’hédonisme voltairien et l’austérité rousseauiste. J’ai voulu reprendre ce problème dans un contexte où, en effet, il est devenu plus difficile de « rebrancher » les corps à un idéal. Il y a des plaisirs qui font paraître une plénitude conquise sur le réel. Ils sont une manifestation concrète que d’autres agencements sociaux sont possibles puisque d’autres agencements corporels sont d’ores et déjà réels.

Ce qui m’intéresse à ce titre est davantage le « plaisir-événement » que le « plaisir-satisfaction ». Si le plaisir n’est que la satisfaction d’un désir qui le précède, ce que dit Deleuze dans une lettre adressée à Foucault dans laquelle il écrit « je ne supporte guère le mot “plaisir” », alors le plaisir représente un moment d’arrêt dans la dynamique du désir. On retrouverait le doute sur les progrès encore réalisables par la gauche, dès lors que nos sociétés de consommation ont, au prix d’inégalités massives, levé la majorité des tabous, par exemple en termes de sexualité. Dans ce cadre dominé par la consommation, le plaisir n’apparaît plus comme un principe d’émancipation, mais comme un principe de confirmation de l’ordre social : mieux qu’une idéologie, le fait d’aller bien confirmerait que le tout est bien. Cette vision du « plaisir-satisfaction » décrite par Deleuze suggère que le capitalisme inscrirait jusque dans nos corps le désir de maximisation du profit. Cette idée d’une incorporation sans reste de la logique marchande est très présente à gauche, elle débouche souvent sur un catastrophisme de rigueur : que peut-on bien sauver si le capital s’est pour ainsi dire fait homme ? Contre de telles conclusions, j’ai essayé de réhabiliter la figure d’un « plaisir-événement », c’est-à-dire un plaisir qui n’est pas la réalisation d’un désir qui le précède, mais un plaisir qui, en ayant lieu, révèle la possibilité de désirs alternatifs à l’ordre de la consommation. Que l’on pense à ce qu’écrit Simone Weil des occupations d’usines en 1936, durant lesquelles les ouvriers et les ouvrières installaient de la joie sur leur lieu de travail. Ce que Weil appelle « joie pure » est une expérience inouïe, absolument imprévisible, de félicité du corps au lieu même de l’aliénation (dans les usines). Le plaisir-événement est tout sauf solitaire : il survient dans des agencements collectifs qui contredisent la signification hiérarchique des lieux sociaux : que l’on pense aux rassemblements festifs des Gilets jaunes sur les ronds-points ou – la sociologie est différente, mais la signification est la même –aux occupations de places. On dit des plaisirs les plus intenses que l’on n’en « revient pas ». Cela signifie qu’ils inscrivent une différence inespérée dans l’expérience sociale, qu’ils tranchent avec la routine.

On dit des plaisirs les plus intenses que l’on n’en « revient pas ».

Je suis revenu à Kant, qui a tout de même fondé une « faculté de plaisir », différente de la faculté de désirer : la faculté du plaisir esthétique, fondée sur le désintérêt, libérée de l’impératif d’appropriation. Le plaisir ne se limite pas à l’appropriation d’une chose que l’on désire : il réside plus profondément dans le partage d’un sentiment extérieur à la prédation. C’est pour arracher le plaisir à la vision utilitariste que j’ai essayé de redonner à cette émotion son sens politique. De ce point de vue, on pourrait dire du plaisir ce que l’on dit aussi de la colère ou de la honte : il est le point de départ émotionnel d’un raccord à du collectif. Je ne vois pas d’opposition avec ces autres sentiments, comme la colère, qui marquent la rencontre du corps avec l’idéal, sinon que le plaisir installe cette rencontre dans un horizon positif.

F. Gros – Nous allons finalement très vite tomber d’accord. Un adjectif qui m’a beaucoup interrogé est : « éhonté ». Dans ce terme, on a l’indication d’une certaine qualité de plaisir, qui tiendrait tout entière dans l’affirmation et la justification satisfaites, arrogantes, de soi. C’est un plaisir de suffisance qui ne supporte pas d’être écorné. Ce qui m’a le plus marqué quand j’ai écrit ce livre et que j’ai dû en rendre compte, c’est la manière dont, dès qu’on esquisse la possibilité d’une positivité éthique de la honte, aussitôt on vous répond que c’est une incitation inutile à l’autoflagellation. On refuse la honte au nom du plaisir infini d’être soi. L’un des sens les plus partagés de la honte est effectivement cette tristesse qui provient d’un jugement négatif de l’autre. Mais dans l’adjectif « éhonté », on touche à un foyer de sens précieux, qui est la jouissance de l’absence de limites, un plaisir lié à l’abus. Dans la définition classique de la propriété privée (jus utendi et abutendi), on trouve l’idée que le propriétaire est celui qui peut abuser de son objet. L’abus est donc au cœur de la définition de la propriété privée, il en est la part maudite. Marx, qui a très tôt été sensible à cette question, disait que l’État dans sa version moderne n’est possible qu’à partir du moment où l’on va sacraliser cette part d’abus. Les « éhontés » sont ceux pour qui les richesses naturelles, les corps des femmes, etc., représentent des objets d’appropriation exclusive et sont indéfiniment « abusables ». L’idée que je trouve forte chez Michaël Fœssel, c’est précisément que le plaisir qui pourrait être « de gauche » est celui qui proviendrait d’une régulation des co-appropriations, et qui définit donc des limites à l’abus, à partir du moment où il est partagé. L’idée d’un plaisir qui trouve son authenticité et son intensité dans le partage, on la retrouve avec la honte. Tout est fait en effet pour que la honte ne soit pas partagée et que chacun ait honte tout seul, dans son coin : en cela le néolibéralisme a été une formidable fabrique de hontes. Mais par le partage de la honte se forme l’alchimie révolutionnaire. En partageant la honte entre opprimés, on la retourne contre le système, contre les éhontés, et on perce son noyau de colère qui désormais n’est plus retourné contre soi et peut se diriger contre l’iniquité du monde. La phrase complète de Marx est sur ce point éloquente : « La honte est révolutionnaire, elle est une colère rentrée, et si tout un peuple avait honte, il serait comme un lion prêt à bondir. »

En partageant la honte entre opprimés, on la retourne contre le système.

C. Riquier – Vos ouvrages ont également en commun de donner un tour dialectique à l’affect que vous étudiez, en le plaçant ailleurs qu’à l’endroit où on le situe d’ordinaire. Le plaisir est souvent considéré comme bourgeois et la gauche s’en méfie par refus de se compromettre avec l’ordre établi. On pense au terme d’« agrément », qui désigne à la fois le plaisir que l’on prend et le fait d’accepter l’état de la société tel qu’il est, d’y agréer : ce plaisir vient consolider l’idéologie de classe des oppresseurs. La honte se situe généralement, au contraire, du côté des opprimés. Sous le regard intériorisé de l’autre, elle est une manière pour les oppresseurs d’assigner chacun à sa place, en l’accablant d’humiliations et de remords. Vous reprenez chacun ces sentiments pour les subvertir et les faire changer de camp. Michaël Fœssel, vous dites que le plaisir n’est pas seulement bourgeois, qu’il peut être récupéré par ceux qui en sont dépourvus, tandis que Frédéric Gros, vous considérez qu’il faut que la honte change de camp pour renvoyer les oppresseurs à leur propre honte cachée.

F. Gros – Ce qui fait le passage entre ces deux sentiments repose dans la mise en commun. Tant que le plaisir et la honte sont privatisés, ils sont maintenus dans l’horizon de l’abus et de la violence.

M. Fœssel – Les hontes rendent impuissant à partir du moment où elles ramènent l’individu à la certitude de son isolement. Le corps qui a honte ou le corps qui jouit de lui seul est ramené à sa solitude. Il faut réintroduire ici de la dialectique. On dit souvent que la gauche a perdu l’avenir et que l’image de la catastrophe s’est substituée à celle du progrès. Cela vaut aussi au niveau des affects : le plaisir, comme ce qui remet en cause l’identité de l’individu d’une manière heureuse, est largement méconnu dans un contexte où l’événement est perçu comme une menace. En effet, pour des personnes pauvres ou vulnérables, la nouveauté rime souvent avec la perspective d’une aggravation sociale ou psychique. Il y a comme une intériorisation de ce qu’un événement ne survient que sous la modalité de la violence, de l’appauvrissement ou du traumatisme. J’admets jusqu’à un certain point que la valorisation du plaisir dans sa dimension politique est un « problème de riche », un problème pour ceux que la peur du lendemain n’assaille pas. À l’inverse, la honte, y compris celle que l’on peut ressentir dans certaines de nos jouissances, nous ramène à la conscience de la précarité du temps social.

Il est trop souvent convenu que l’éros n’est plus une puissance de subversion.

On pourrait articuler les deux sentiments de honte et de plaisir avec ce qui se passe aujourd’hui dans le combat féministe. #MeToo traite davantage de la question du désir dénié aux femmes, capté par la violence patriarcale, avec toutes les interrogations que cela ouvre autour de la notion de consentement. Ici, la honte faite à certains hommes de leurs comportements prédateurs apparaît comme un recours face à une institution judiciaire inefficace. Dans le même temps, s’affirme le plaisir féminin, dans une dimension alternative à la représentation masculine de l’orgasme. De part et d’autre, la grande nouveauté est l’apparition des femmes sur la scène de la sexualité. Dans le domaine de l’érotisme, il est trop souvent convenu que tout le champ des possibles a été exploré, que l’éros n’est plus une puissance de subversion. De la révolution sexuelle, les réactionnaires disent qu’elle a mené à la Terreur et les mélancoliques prétendent qu’elle a provoqué de la misère. Le problème des discours à la Houellebecq sur la « misère sexuelle » contemporaine, c’est que l’on ne sait jamais en regard de quelle « abondance » elle est diagnostiquée. Mieux vaut admettre que l’érotisme n’a pas épuisé ses puissances subversives du fait du triomphe de l’utilitarisme à l’œuvre sur les sites de rencontres et dans les clubs de vacances. Nous sommes entrés dans l’ère des plaisirs réflexifs, où des questions telles que la définition de l’orgasme ou le rapport entre consentement et abandon deviennent problématiques. Le plaisir n’est pas qu’une affirmation égoïste de soi, il peut aussi devenir une puissance de négation critique du réel : qu’est-ce que la société si elle me refuse de jouir en raison de mes appartenances de classe, de race ou de genre ? Amorcée de ce point de vue, je retrouve la thèse de Frédéric Gros selon laquelle il y a du sens à faire honte à ceux qui nous font honte, c’est-à-dire dénient nos puissances érotiques.

F. Gros – Il existe une forme de « faire honte » collective qui sert surtout à se faire une virginité facile en se purgeant magiquement de sa propre monstruosité. Primo Levi use d’une très belle expression quand il évoque « la honte du monde » : cette dernière nous « immunise contre le retour de la barbarie ». L’idée d’immunité traduit le sentiment d’accepter de contenir une parcelle de monstruosité en soi, mais qui va nous retenir contre le déchaînement des monstruosités. Cette honte-là est, selon moi, l’écho dans la sensibilité d’une solidarité profonde que l’on a avec les autres, l’impossibilité de se dédouaner tout à fait de l’injustice du monde. Il faudrait cependant distinguer au moins deux choses : des expériences de honte partagée, comme avec #MeToo, qui débouche sur une articulation de la colère ; le « faire honte » collectif, stigmatisant, par lequel chacun s’innocente à ses propres yeux de sa propre monstruosité en la rejetant sur les autres. Dans cette dernière dimension, le « faire honte » est un sentiment de meute.

A.-L. Bujon – Vous faites l’un et l’autre référence à James Baldwin, comme figure qui retrouve de l’universel dans l’identité et dans ses blessures singulières. Est-ce que cette pensée peut nous aider à passer de l’individuel au collectif grâce à une nouvelle conscience du corps ?

F. Gros – James Baldwin raconte avoir vu une photo, lorsqu’il était à Paris, de la première jeune fille noire (Dorothy Counts) allant dans une université de Caroline autrefois « réservée » aux Blancs, cernée par des visages moqueurs ou même haineux. En voyant cette photo, il dit avoir été submergé par la honte parce que, explique-t-il, « j’aurais dû être là-bas, avec elle ». Le choix du terme est important : s’il s’était senti coupable, il aurait engagé un travail de soi sur soi. Le dépassement de la honte est beaucoup moins psychologique, il est immédiatement politique. Cette blessure de la honte ne doit pas être confisquée par la psychologie, elle ne peut trouver un règlement authentique que par la mise en commun des colères.

M. Fœssel – James Baldwin intervient dans mon ouvrage comme personnage symbolique de l’intersectionnalité, lui qui était à la fois Noir, homosexuel et communiste, le tout dans les États-Unis des années 1950. J’ai retenu ce moment où, écrivant La Chambre de Giovanni (1956), il est considéré comme un traître par une partie des Black Panthers, parce qu’il fait le récit des amours douloureuses entre deux hommes blancs. Il cumulait pour ainsi dire les déterminations, non pas pour construire la figure mythologique de la victime absolue, mais pour revendiquer plusieurs corps, en refusant de s’assigner une identité politique unique, fondée sur la couleur de peau ou l’orientation du désir. Il a d’ailleurs répondu aux critiques venues de son camp en renvoyant à l’intrication de ses expériences et au refus d’en privilégier une seule. Il s’agit de défaire l’assignation à résidence que constitue souvent, aujourd’hui encore, la conscience victimaire.

Un vrai acte d’amour est une appropriation réciproque des corps, une appropriation qui se dessine à elle-même des limites.

Ce faisant, il a fait paraître à sa manière l’étymologie du mot « gauche », qui renvoie à la maladresse, la difficulté à trouver sa place dans l’ordre du monde, par opposition au fait d’être « adroit ». Il y a dans l’éthos politique quelque chose de très lié au corps. Pour que la conscience malheureuse prenne conscience de son malheur, il est nécessaire qu’elle fasse l’expérience que tout dans le monde n’est pas réductible à l’aliénation. Le démenti de l’ordre social peut venir de l’expérience sensible elle-même dès lors qu’est donnée la conscience que nous avons plus d’un seul corps.

F. Gros – Oui, et cette prise de conscience passe par le partage, par l’introduction d’un commun, rendu impossible par l’État moderne selon Marx. Le commun est un mode de co-appropriation qui se donne l’abus comme limite. La suppression de la propriété privée n’a jamais signifié la mise en place de la propriété collective. Au niveau du plaisir des corps, un vrai acte d’amour est une appropriation réciproque des corps, une appropriation qui se dessine à elle-même des limites. Ce que l’on appelle en fait le commun ou le partage ne signifie pas l’annulation de la propriété, mais la floraison de nouvelles et multiples appropriations réciproques.

C. Riquier – Michel Foucault occupe une place importante dans vos réflexions à tous deux. Foucault s’est intéressé à l’Antiquité tardive, où l’Empire romain est déclinant et les sujets, s’éloignant de la possibilité de transformer le monde, s’arc-boutent sur une éthique individuelle. Selon un décrochage assumé par Michel Foucault, la morale, la construction d’une subjectivité de soi par des pratiques d’ascèse, est l’envers d’une renonciation à une politique de transformation du monde.

M. Fœssel – Michel Foucault a compris avant tout le monde, au mitan des années 1970, qu’une fois la figure du sujet révolutionnaire dépassée, l’ambition de transformer le monde se replierait sur une volonté de se changer soi-même, ce qu’il appelle « l’herméneutique du sujet ». Il a, de manière apparemment surprenante, investi la problématique de l’ascèse présente chez les Grecs de la période hellénistique, par exemple sous la figure du végétarisme néoplatonicien. Il me semble que sa question est : quelle attitude critique demeure une fois que l’on a abandonné la politique comme transformation collective du monde ? D’où son insistance sur l’usage des plaisirs qui réunit érotisme et alimentation, mais sur un mode qui demeure individualiste. Il s’agit d’une tentative de rebaptiser « politique » ce qui jusque-là s’appelait « éthique », une réflexivité permanente sur ses pratiques. Ses idées ont anticipé une reconstitution profonde du politique autour des singularités, mais dont je crois que nous éprouvons aujourd’hui les limites. L’ascèse qu’il met en scène désigne une exigence de contrôle sur ses plaisirs, un triomphe de la représentation et du calcul qui me semble consonner avec l’anthropologie néolibérale à laquelle il s’est aussi intéressé à la fin de sa vie. On trouve une espèce de stoïcisme poussé à l’extrême, l’imposition d’une maîtrise de son propre corps qui fait assez peu de cas de la possibilité de modifier les coordonnées sociales et institutionnelles de l’expérience.

F. Gros – Je vais finalement être assez d’accord ! Je pense d’ailleurs que Michel Foucault, dans ses derniers travaux, a pris conscience des limites de ce modèle stoïcien qui l’avait tant fasciné, avec cette valorisation d’un plaisir qui tient tout entier dans la maîtrise de soi. Ce qui pour moi a manqué chez Foucault, c’est une réflexion positive sur le commun. Pour lui, assez vite, le commun est associé au consensuel et le consensuel à la mise en partage des lâchetés. Le geste politique doit dès lors surtout consister en une puissance de dérangement des consensus, elle-même produite par des singularités. Cette puissance de dérangement est associée aujourd’hui au corps, avec les performances par exemple. Elle correspond à des actions, comme les interventions des Femen. Le « faire politique » de Foucault est sans doute davantage tenté par des gestes comme ceux-là plutôt que par la recherche et la définition d’un commun.

C. Riquier – Il existe selon Péguy deux manières d’avoir honte : devant un outrage ou devant une offense. L’offense peut être involontaire ; l’outrage au contraire est intentionnel. La honte, sentiment négatif, me semble révéler sa positivité quand la victime la surmonte par le témoignage. Car à ce moment précis, l’offense devient un outrage ; l’oppresseur ne peut plus ignorer l’injustice qu’il commet et la blessure qu’il inflige. Mais il y a un point de bascule et on pressent le danger qu’entraînerait un recours systématique à la honte. Car l’une des différences entre les deux ouvrages concerne le rapport à l’œil d’un spectateur. Alors que le plaisir n’a pas besoin de spectateur, la honte implique la présence d’autrui, qui regarde et objective. Or, si l’on souhaite un partage de la honte dans cet univers, il est possible qu’il profite au mauvais aspect de la honte, à cette pression sociale menant à la logique de bouc émissaire. Il peut y avoir des effets pervers au partage de la honte.

F. Gros – « Toutes les révolutions sont ratées », disait Kant. Mais ce dont les révolutions témoignent au moment où elles ont lieu, c’est d’un enthousiasme irréductible, qui répond du fait que l’humanité tout entière est destinée à vivre dans la paix, l’égalité et des institutions justes, même si ça n’arrivera jamais. De la même manière, immanquablement, le « faire honte » dérivera du côté de la dénonciation collective et hystérique d’un bouc émissaire, du clouage au pilori. Mais ce destin populiste de la honte ne doit pas masquer l’intensité éthico-politique d’un autre « faire honte ». Quand le pape François écrit : « Il existe une grâce de la honte » et « Dieu, faites que j’ai honte », il fait référence à un « faire honte » qui adresse chacun devant son « Moi supérieur », et cette mise en demeure relève d’une exigence qui nous apprend l’humilité et nous élève. Mais nous sommes tellement conditionnés, par nous-mêmes et par la société, pour jouir de la satisfaction d’être nous-mêmes, que nous oublions la honte, non pas de nous, mais devant nous-mêmes. Au « N’ayez plus honte de votre pays » prononcé par Éric Zemmour, Carlo Ginzburg oppose pourtant l’idée que le pays dont j’ai honte, c’est celui que j’aime1.

C. Riquier – De l’autre côté, force est de reconnaître avec Michaël Fœssel qu’il existe un réel problème de la gauche avec le plaisir. L’idée demeure que le socialiste doit être le rabat-joie de service, d’emblée culpabilisant, rappelant au devoir celle ou celui qui s’arrête et profite d’une victoire alors que le combat n’est pas fini. Il s’agit alors de libérer l’imaginaire par les plaisirs, mais des plaisirs que l’on ne peut acheter et qui n’appartiennent pas à la société de consommation. C’est à la condition d’être inattendu que le plaisir est appelé à jouer un rôle politique, quand il se tourne vers l’avenir et esquisse un autre monde possible auquel il nous donne de goûter comme par anticipation. Mais l’événement qu’il crée ne peut alors qu’être éphémère et ne saurait instituer quoi que ce soit de durable. Ce ne peut qu’être un premier pas et une sorte d’expédient dans un monde en souffrance et traversé par les injustices. Car le plaisir défendu dans votre ouvrage n’est pas sans négativité : il s’arrache sur fond de tristesse et s’entremêle avec le malheur.

M. Fœssel – Vous avez raison : le plaisir n’exclut pas le tragique. Mais il est pris à l’organisation sociale de la tristesse. En écho à l’expression de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe », je dirais que la critique du totalitarisme rend encore inenvisageable aujourd’hui de reconsidérer la politique sous l’angle du bonheur. Le plaisir est une manière plus modeste de reverser à la politique un sentiment qui corresponde à son horizon d’émancipation. La gauche est majoritaire dans les corps, mais elle ne l’est plus dans les idées : il n’est pas difficile d’expérimenter que des plaisirs peuvent être augmentés en étant partagés de manière égalitaire, il est plus difficile de se le représenter. Selon moi, l’un des enjeux est de rendre concrètement intuitif ce qui est abstraitement contre-intuitif, par exemple que la déprise identitaire est l’occasion de plénitudes inespérées. On désespère de l’égalité jusqu’au moment où l’on éprouve qu’elle peut être heureuse.

  • 1. Claire Zalc, « Carlo Ginzburg : “Il y a toujours en histoire cette possibilité de l’inattendu” », Libération, 10 octobre 2019.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

Frédéric Gros

Docteur en philosophie, titulaire d’une H.D.R., agrégé de philosophie et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Il enseigne à Sciences-po les humanités politiques en tant que Professeur des Universités en première année de Collège (cours d'humanités) ainsi qu’en master (formation commune et master « théorie politique »). Ses recherches portent sur la philosophie française…

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Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».