
Apprendre à refaire société
Le procès des attentats de Charlie Hebdo cristallise nombre de clivages contemporains autour des questions de liberté et de sécurité, dans un climat tendu par de nouveaux attentats terroristes. Peut-il être l’occasion d’interroger ces tensions et d’opérer une catharsis nationale ?
Que sommes-nous en droit d’attendre du procès qui s’est ouvert le 2 septembre 2020 ? Nous avons tous été victimes des attaques de janvier 2015, chacun à son échelle. Nous connaissions le terrorisme islamiste depuis le 11 septembre 2001, les images de sa violence hantaient déjà nos écrans. Nous en avions même fait l’expérience douloureuse en mars 2012 lors de l’équipée meurtrière de Mohammed Merah. Pourtant, c’est bien la série d’attaques menées par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly qui a accéléré notre entrée dans la réalité terroriste. Ce fut l’acte premier de l’inimaginable devenu envisageable, jusqu’à presque se banaliser cinq ans plus tard. Ce fut aussi le premier attentat d’une longue série liée à la diffusion de caricatures du prophète Mahomet, série qui a abouti, le 16 octobre 2020, au meurtre violent de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine. Ainsi, le procès qui se tient actuellement devant la cour d’assises spéciale de Paris est indéniablement historique, en prise avec une actualité explosive et porteur de nombreuses promesses.
Un procès thérapeutique ?
Fin août déjà, journalistes et sociologues interrogeaient le potentiel thérapeutique de ce procès hors norme, non seulement pour ceux qui, en première ligne il y a cinq ans, se succèdent aujourd’hui à la barre, mais aussi pour notre nation dans son ensemble. Très suivi en France ainsi qu’à l’étranger, l’événement annonçait une catharsis collective et un renforcement durable de la démocratie face à l’obscurantisme ; en somme, un premier pas vers l’apaisement d’une nation atteinte dans sa chair.
Depuis l’ouverture du procès, cependant, les espoirs de réconciliation nationale s’amenuisent face à une actualité politique témoignant de fractures toujours plus profondes. Début septembre, les premières réactions enfiévrées à la réédition des caricatures de Mahomet en une de Charlie Hebdo en ont été la preuve, de même, par exemple, que le boycott de Maryam Pougetoux à l’Assemblée nationale quelques semaines plus tard. Mais cela, c’était avant le 25 septembre. Ce jour-là, la violence extrémiste a frappé à nouveau, dans la même rue, pour les mêmes motifs, comme si rien n’avait changé. Puis, à nouveau, à Conflans-Sainte-Honorine, dans une explosion de violence crue, d’un autre âge. Alors que beaucoup espéraient trouver dans la justice un moyen de commencer à guérir du souvenir de janvier 2015, cet espoir a été rapidement éclipsé par une escalade de violence, de haine et de peur. Le juriste rappellera d’ailleurs que la vocation première de la justice n’est pas de guérir mais d’arbitrer : la reconnaissance des victimes et de leur souffrance se fait avant tout au travers de la condamnation d’un crime donné et de ses auteurs.
C’est comme si les attaques de janvier 2015 nous avaient fait oublier comment faire société, jusqu’à tout simplement en faire passer l’envie à certains.
Nous ne pouvions donc pas raisonnablement attendre de la justice qu’elle cicatrise toutes nos blessures et mette fin à la violence terroriste. Peut-être faudra-t-il alors se contenter de voir dans le procès des attaques de janvier 2015 un moyen pour les victimes et leurs familles de mettre des mots sur leur traumatisme. Mais il est légitime de se demander ce qu’il en est du processus de deuil de toutes les victimes collatérales du terrorisme islamiste en France. D’où viendra l’apaisement de notre société, sinon de ce procès ? Au fond, c’est comme si les attaques de janvier 2015 nous avaient fait oublier comment faire société, jusqu’à tout simplement en faire passer l’envie à certains.
L’exécutif n’en a, en tout cas, pas fait sa priorité jusqu’à présent ; et c’est compréhensible si l’on considère que la question de l’apaisement se pose habituellement une fois la menace écartée. Ainsi, le procès de Nuremberg entérinait la fin de la barbarie nazie et permettait à un peuple décimé de commencer à se reconstruire. Dans le cas qui nous occupe, pourquoi parler d’apaisement, alors que nous sommes encore dans l’œil du cyclone ?
Début octobre, Emmanuel Macron a d’ailleurs annoncé vouloir s’engager plus activement dans la lutte contre la menace extrémiste, propos qu’il a réitéré après l’assassinat de Samuel Paty. « La peur va changer de camp », a asséné le chef de l’État. C’est détourner un peu vite le regard des forces qui, depuis notre propre espace politico-médiatique, c’est-à-dire au sein même de notre propre « camp », font le jeu du séparatisme en incitant à la division et à l’exclusion de certaines minorités. Comment peut-on encore justifier de remettre l’impératif d’apaisement national à plus tard, alors que les fractures, les frustrations et les fantasmes constituent le premier terreau du séparatisme ?
Lutter contre l’offre islamiste, sa propagande bien rodée et ses moyens d’actions insidieux, doit impérativement s’accompagner de la plus grande fermeté vis-à-vis de ce qui, au sein même de notre République, en crée la demande. C’est en ce sens, par exemple, que Gérôme Truc exhortait les médias et les politiques français, quelques jours seulement après l’ouverture du procès des attaques de janvier 2015, à arrêter de « redemander sans cesse aux Français s’ils sont toujours Charlie » sous peine « d’attiser des divisions autour du souvenir des attentats1 ». Loin de raviver les tensions, ce procès ne devrait-il pas être l’occasion pour notre nation de s’attaquer positivement à ses fractures ?
Des citoyens égaux en droits
Naturellement, cela ne se fera pas sans heurts. L’apprentissage de la paix exige bien plus de courage qu’une déclaration de guerre, et la réconciliation plus d’efforts que la haine. Lorsqu’il fut instauré, en 1905, le principe de laïcité était déjà le fruit de tels efforts d’apaisement. Pourtant, on conviendra qu’il n’a pas suffi à endiguer les fractures qui déchirent aujourd’hui notre pays. La laïcité aurait-elle atteint ses limites ? Certainement pas. En revanche, on peut s’étonner du fait qu’un principe omniprésent dans le débat public soit si mal compris et ouvertement dévoyé.
Loin de constituer un impératif de neutralité cantonnant la religion à la sphère privée, la laïcité est avant tout un principe de liberté : liberté de croire ou de ne pas croire, ainsi que d’exercer un culte à partir du moment où l’ordre public est respecté. En France, donc, une jeune femme est en droit de porter un voile lorsqu’elle se présente à l’Assemblée nationale pour y être auditionnée. Si lui refuser ce droit n’est pas condamnable pénalement, il devrait être clair que cela revient à se placer en contradiction avec le principe de laïcité. Entretenir le flou à ce sujet ne fait que nourrir un sentiment d’inégalité, voire d’abandon, de la part des minorités. Il faut que les individus puissent compter sur la République pour reconnaître et faire reconnaître les droits qui leur sont acquis. C’est là un impératif de cohérence démocratique. Et si certains sont en désaccord avec l’existence de tels droits, alors peut-être leur combat doit être de faire modifier la loi de façon démocratique pour affermir les limites de la liberté d’expression et de conscience.
En attendant, il est intellectuellement malhonnête de la part d’Emmanuel Macron d’affirmer que lutter contre le séparatisme exige que tout ce qui est contraire au principe de laïcité soit interdit, s’il ne réagit pas de façon claire à une violation de ce principe commise au sein même de la première institution de notre République. Si une leçon doit être retenue du procès des attaques de janvier 2015, c’est bien que toute violation des libertés garanties par le droit français, à commencer par la liberté d’expression, doit être au moins déclarée inacceptable, sinon condamnée par la justice.
Croire dans le savoir
Mais faire société, ce n’est pas seulement s’assurer que les citoyens sont effectivement égaux en droits. Cela requiert un effort collectif témoignant d’une volonté de coexistence. Or nous sommes, semble-t-il, de moins en moins nombreux à nous montrer prêts à faire cet effort. À l’ère du clash permanent, les voix garantes de l’esprit des Lumières, appelant à la réflexion critique plutôt qu’à l’injure, incitant au respect plutôt qu’à la haine, se font de plus en plus rares2.
N’est-il pas légitime de se demander où sont passés les Zola, les Sartre et les Foucault qui ont fait la grandeur de l’esprit français ? Les intellectuels n’ont pas disparu, tant s’en faut. Mais leur voix se perd sur les ondes de médias confidentiels, tandis que des personnalités polémiques deviennent inévitables. Il faut bien reconnaître que la justice passe à côté de sa visée punitive lorsqu’elle impose des amendes légères à l’incitation à la haine, même en cas de récidive. D’entrave, la condamnation menace de devenir trophée, et la haine, un fonds de commerce. Ainsi continue de se banaliser une parole haineuse qui met à mal le lien social.
Face à la banalisation du discours séparatiste, il faut redonner aux Français l’envie et le courage de faire société. Cela passe d’abord par l’intransigeance de nos institutions vis-à-vis de tous ceux qui menacent la liberté, l’égalité et la fraternité que notre République s’est donné pour but de protéger et promouvoir. Or, pour cela, la stratégie belliqueuse d’Emmanuel Macron, bien que justifiée, ne suffit pas. Cela demande aussi un effort collectif, un refus de céder à la banalité de la haine, qui ne peut se passer d’une démarche d’éducation.
C’est ce qu’a souligné Emmanuel Macron dans son discours d’hommage à Samuel Paty. Alors que les islamistes « se repaissent de l’ignorance. Lui croyait dans le savoir. Eux cultivent la haine de l’autre. Lui voulait sans cesse en voir le visage, découvrir les richesses de l’altérité ». Quel plus bel hommage peut-on rendre à Samuel Paty, quelle meilleure façon de reconnaître l’importance de sa vocation d’enseignant pour notre démocratie que de montrer que c’est par la connaissance que l’obscurantisme sera finalement vaincu ?
Il est temps d’oser soulever à nouveau la question de l’enseignement objectif, neutre et laïque du fait religieux à l’école, seul à même de durablement mettre un frein aux amalgames et aux fantasmes dont se nourrit l’idéologie islamiste. En complément des cours d’enseignement moral et civique, il faut encourager la curiosité bienveillante, apprendre aux générations à venir à respecter l’altérité et à chérir la diversité que le terrorisme islamiste cherche à détruire. À l’image des rescapés de l’attaque de 2015, ne laissons pas la violence terroriste nous cantonner au rôle de la victime. Ayons, collectivement, le courage de ne pas laisser la peur et la haine de l’autre prendre le pas sur la connaissance et l’esprit critique essentiels pour notre démocratie. Ainsi seulement contrerons-nous efficacement les velléités séparatistes qui déchirent notre pays et pourrons-nous dépasser enfin le traumatisme national de janvier 2015.
- 1.Gérôme Truc, « “Toujours Charlie ?” : pourquoi cette question n’a plus de sens », Libération, 7 septembre 2020.
- 2.Dans les départements d’études françaises du monde entier, on parle même d’un “closing of the French mind”. Voir Sudhir Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées. Histoire d’une passion française, trad. par Marie-Anne de Béru, Paris, Flammarion, 2015.