
Ukraine-Russie, trente ans de divorce
Les Ukrainiens ont confirmé dans les urnes leur préférence pour la démocratie, mais doivent faire face aux provocations de Vladimir Poutine, visant à saper la souveraineté de leur État.
Le printemps 2019 aura marqué un sobre mais digne anniversaire de l’historique printemps 1989. Trente ans après l’élection de députés contestataires au parlement soviétique et au parlement polonais[1], les Ukrainiens ont librement élu un sixième président et confirmé leur préférence pour la démocratie. Les évolutions politiques en Arménie et en Géorgie, et même en Ouzbékistan et en Biélorussie, portent des promesses d’ouverture.
Trente ans après la chute du Mur de Berlin et la reconquête de souveraineté des républiques baltes, de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, l’Ukraine affirme son indépendance nationale face à la Russie, qui continue d’occuper la Crimée et l’est du Donbass. Peu après son investiture, Volodymyr Zelensky a réaffirmé ses objectifs en politique extérieure : l’adhésion à l’Union européenne et à l’Otan, le retrait des forces russes et une relation de bon voisinage avec la Russie. Et les dirigeants de l’UE ont rappelé leur engagement à soutenir l’Ukraine, ainsi que les autres pays du partenariat oriental qui souhaitent se rapprocher de la sphère de droit et de liberté qu’est l’Europe. Le nouveau Parlement européen, élu fin mai 2019, reste majoritairement acquis à la démocratie et à la consolidation de l’Union.
Sanction citoyenne et alternance
Depuis la révolution orange de 2004 en Ukraine, l’alternance au pouvoir est une règle respectée par tous. Lors des élections du 21 avril 2019, l’inattendu s’est produit : un acteur humoriste, qui jouait le président dans une série télévisée, sans parti ni expérience politique, a obtenu 73 % des votes au second tour de la présidentielle. Le chef d’État sortant, Petro Porochenko, a accepté sa défaite et félicité le vainqueur. Investi dans ses fonctions de président de l’Ukraine le 20 mai 2019, Volodymyr Zelensky a immédiatement dissous le Parlement et annoncé des législatives anticipées.
Dans un pays qui subit l’occupation russe en Crimée et à l’est du Donbass, aucun candidat à la présidentielle n’avait défendu une position pro-Moscou. Tous avaient appelé au retrait russe du Donbass, qu’ils soient originaires de l’ouest, du centre, ou de l’est de l’Ukraine comme Zelensky. Le vainqueur a obtenu la majorité des suffrages dans toutes les provinces, sauf celle de Lvov.
Tels sont les enseignements majeurs de ce scrutin : la classe politique a été désavouée par un scrutin libre ; les Ukrainiens ont pris le risque du changement et de l’inconnu ; la solidarité nationale contre l’ingérence russe estompe les différences régionales ; le Kremlin reste dans le déni et répond par toujours plus de subversion, notamment la distribution de passeports russes aux habitants du Donbass occupé.
Les Ukrainiens ont connu trois révolutions citoyennes : le combat pour l’indépendance vis-à-vis de l’Urss en 1990-1991, la « révolution orange » en 2004, suite à des élections falsifiées, et Euromaïdan en 2013-2014, pour dénoncer la corruption et l’arbitraire du président Ianoukovitch. Depuis 1991, ils ont élu au suffrage universel direct six présidents successifs[2]. Plusieurs révisions constitutionnelles ont conduit à un système mixte, où le gouvernement et son action dépendent d’une majorité à l’Assemblée, la Rada, et où le président et chef des armées conserve les prérogatives régaliennes, ainsi que la nomination du procureur général. Jusqu’aux législatives du 21 juillet 2019, les Ukrainiens vivent une période d’incertitude. Volodymyr Zelensky vient de former son parti et espère réussir le pari d’Emmanuel Macron en France en 2017 : une majorité parlementaire et un « gouvernement présidentiel ».
Pourquoi les électeurs ont-ils aussi vigoureusement dénoncé la présidence de Petro Porochenko, et préféré élire un novice en politique, soutenu par un oligarque sulfureux, Ihor Kolomoïsky ? La raison principale tient à une exaspération croissante face à l’attitude du président et de ses ministres, retranchés dans un satisfecit répétitif de leurs accomplissements, alors que les résultats n’étaient pas à la hauteur des attentes et que le conflit du Donbass entrait dans sa sixième année. Dans un sondage de juin 2018, seuls 14 % approuvaient la politique du président Porochenko[3], perçu comme un oligarque car il a conservé des intérêts dans ses entreprises.
La situation économique est fragile et les inégalités sociales se creusent[4]. Pour la majorité des Ukrainiens, ceci démontre l’inefficacité de la lutte contre la corruption, dans un contexte d’austérité budgétaire pour la grande masse et d’enrichissement pour les puissants.
L’enjeu du Donbass
Face aux critiques, Porochenko brandissait le drapeau : notre nation est en guerre, assiégée par la Russie, et en dépit de la menace, nous progressons dans nos réformes intérieures. Pour les partenaires occidentaux, l’argument pesait lourd. Les gouvernants ukrainiens méritaient leur soutien, même si les pressions s’accentuaient sur Kiev pour s’attaquer de front au système de corruption : puissance des magnats de l’industrie, de la finance et des médias, dépendance des juges, clientélisme local, opacité des relations avec des milieux d’affaires russes et étrangers.
Pendant les deux premières années, les Ukrainiens ont reconnu l’autorité de Porochenko dans les négociations de Minsk avec Moscou, parrainées par la France et l’Allemagne. Ils ont aussi applaudi les capacités renforcées de l’armée ukrainienne, la guerre ayant fait de nombreuses victimes en 2014-2015 : plus de 10 000 tués et des dizaines de milliers de blessés en quelques mois, près de deux millions de personnes déplacées et environ deux millions et demi en zone d’occupation[5].
Avec le temps, les combats ont baissé en intensité, les pertes étaient moins nombreuses. Le sentiment d’enlisement a gagné la société ukrainienne, qui ne comprenait plus la politique d’en haut. Le chef de l’État restait évasif sur les mesures concrètes envers les populations victimes du conflit. Par exemple, il a tergiversé sur la question du paiement des retraites des Ukrainiens dans les « républiques populaires » autoproclamées de Donetsk et Lougansk.
Les autres candidats au premier tour de la présidentielle, notamment l’ex-Premier ministre Ioulia Timochenko, n’ont pas non plus convaincu les électeurs. Les sondages ont montré que la plupart des électeurs de Zelensky voulaient d’abord et avant tout sanctionner les dirigeants et écarter la classe politique des années 2000 et 2010. Il y a encore six ans, Viktor Ianoukovitch, un tyran au petit pied, issu du sérail semi-criminel de l’est de l’Ukraine, régnait sur le pays en prédateur tenu par le Kremlin.
Dégagisme sans illusion
La lourde défaite de Porochenko est-elle une nouvelle manifestation de ces « populismes » qui gagnent du terrain en Europe et en Amérique ? C’est certainement un nouvel exemple de « dégagisme » et de méfiance envers les politiciens et responsables administratifs. L’électeur de Zelensky n’a pas d’illusion. Il n’attend pas de miracle de la future équipe dirigeante, dont il ne savait rien au moment de voter. Volodymyr Zelensky n’avait donné aucune précision sur les politiques qu’il entendait engager, et encore moins sur les méthodes et ressources budgétaires nécessaires. Quant aux Ukrainiens qui ont voté contre Zelensky, ils sont encore sous le choc et se demandent quel parti soutenir aux élections législatives.
Cependant, les Ukrainiens n’ont pas un réflexe « populiste » et « illibéral » au sens du mépris de la démocratie représentative et des libertés fondamentales, à la Orbán ou Salvini. Au contraire, ils semblent vouloir consolider les institutions et empêcher une personnalisation du pouvoir. Ils demandent de meilleures politiques publiques aux plans local et régional. Ils veulent la transparence sur les relations du président avec Ihor Kolomoïsky, l’oligarque qui a soutenu et financé sa campagne. Cet industriel pèse plus d’un milliard de dollars dans différentes industries. Il s’était installé en Israël en 2017, mais vient de rentrer en Ukraine. Il a une réputation sulfureuse, comme tous les magnats post-soviétiques, mais aussi une certaine popularité à l’Est. Il a bataillé contre Porochenko, qui l’a démis de ses fonctions de gouverneur de la région de Dnipropetrovsk en 2015, et il a financé des bataillons volontaires pour combattre les Russes dans le Donbass. Zelensky devra démontrer qu’il ne dépend pas de l’homme d’affaires, alors même qu’il butera sur le casse-tête d’un budget déficitaire.
Au dégagisme de l’électeur succède le dégagisme de l’élu : le nouveau chef de l’État a écarté d’un trait de plume l’équipe précédente. Dès le 21-22 mai 2019, le nouvel élu a démis le procureur général et le chef d’état-major, accepté la démission du Premier ministre et nommé aux postes clefs de proches amis et associés, venant du milieu du spectacle et de la télévision. Devant le désarroi des opposants politiques, Zelensky fonce et espère passer en force. Le pari est risqué.
Carte électorale :
l’effacement des différences régionales
La nouvelle carte électorale est inédite. Le vote sanction contre l’équipe en place a touché toutes les régions, à l’exception de la province occidentale de Lvov, où Porochenko a obtenu plus de 60 % au second tour[6]. Les résultats électoraux montrent que les différenciations historiques entre l’est et l’ouest de l’Ukraine, entre Kiev et les cantons industriels, entre Kharkov la russophone et Odessa la cosmopolite, s’estompent. Bien sûr, l’une des raisons de ce rassemblement est la sanction contre les élites dirigeantes. Mais la cause plus profonde est le refus de l’occupation du Donbass. Les combats continuent de faire des victimes chaque semaine. Plus de cinq ans après la révolution Maïdan, le régime Poutine continue de traiter le gouvernement ukrainien d’« illégitime » car « issu d’un coup d’État ». Les Ukrainiens se retrouvent unis dans leur hostilité à Moscou et leur volonté de consolider leur souveraineté.
L’Ukraine est ukrainienne, au sens citoyen et civique. Volodymyr Zelensky vient de la région industrielle de Dnipropetrovsk. Élevé dans une famille juive russophone, il parle un ukrainien moyen (qu’il promet d’améliorer). Et cela n’a pas gêné les électeurs dont la langue maternelle est l’ukrainien, vivant dans des régions qui ne se sont jamais senties russes ou soviétiques, sauf à Lvov. La langue de communication n’est pas un problème, car l’Ukraine est très largement bilingue[7]. Seule une petite partie de la population serait défavorisée par l’emploi quasi exclusif de l’ukrainien dans les services publics et les écoles.
Cependant, la question reste sensible, comme le montre la controverse autour de la nouvelle loi renforçant l’usage de l’ukrainien, que Porochenko a signée juste avant son départ. Zelensky a bien compris que le vote de cette loi le met en porte-à-faux. En effet, il veut tendre la main aux populations qui vivent dans les territoires occupés et se trouvent soumises à une russification totale. Il souhaite aussi pouvoir négocier avec la Russie de meilleures relations commerciales. Mais sa position sur le Donbass est claire : le processus de Minsk doit être relancé, et les forces d’occupation doivent se retirer d’Ukraine.
Moscou a perdu l’élection
Comme après la victoire de Donald Trump sur Hillary Clinton, le Kremlin pourrait regretter l’adversaire Porochenko, qu’on détestait mais qu’on connaissait bien… Vladimir Poutine n’a pas félicité Zelensky pour son élection. Il a même publiquement annoncé, le lendemain du scrutin, qu’il ne reconnaissait pas cette élection. Pire, le 9 mai, jour anniversaire de la victoire de 1945, il a félicité tous les « leaders » des républiques de l’ex-Urss, excepté le chef d’État ukrainien[8]. Depuis le conflit du Donbass, l’atmosphère n’est plus à la communion des peuples autour du combat commun pendant « la Grande Guerre patriotique de 1941-1945[9] ».
Une nouvelle fois, Vladimir Poutine choisit le déni et la provocation. Il a signé fin avril un décret qui facilite la distribution de passeports russes aux habitants des zones occupées de l’est ukrainien[10]. Il relance les opérations militaires au Donbass. Il refuse toute négociation sur le sort des marins ukrainiens arrêtés fin novembre 2018 au détroit de Kertch, et condamnés par un tribunal russe. Le 25 mai 2019, le Tribunal maritime international a rendu son jugement : la Fédération de Russie doit procéder immédiatement à la libération des vingt-quatre militaires ukrainiens et les autoriser à rentrer en Ukraine. Moscou ne reconnaît pas la compétence du tribunal des Nations Unies dans cette affaire. Seul le juge russe, sur vingt juges, a voté contre. Par ailleurs, le Kremlin s’emploie à compliquer les relations entre l’administration Trump et Kiev, en profitant des crises au Venezuela et en Iran.
Une nouvelle fois,
Vladimir Poutine choisit
le déni et la provocation.
Pendant la campagne des élections européennes de mai 2019, les médias officiels et services de renseignement russes ont soutenu des réseaux anti-Union européenne et des partis d’extrême droite, par les méthodes de subversion et de financement occulte désormais bien connues. Les professionnels de la désinformation ont notamment agité la menace des migrants et « terroristes » venant des pays de la Méditerranée, mais aussi d’Ukraine et du Caucase. Les effets de l’ingérence russe sont difficiles à quantifier. En dépit d’une montée de l’extrême droite, le nouveau Parlement européen compte une majorité de centristes, libéraux, écologistes et conservateurs pro-européens.
Le parti réactionnaire PiS reste populaire en Pologne, mais les Danois ont porté une majorité sociale-démocrate au Parlement le 5 juin 2019. Les sociétés européennes ont des vies politiques variées, changeantes, contradictoires. De ce fait même, elles ne sont pas si aisément manipulables et dirigeables. Le Kremlin a certes contribué à la confusion dans les esprits, et entretenu la méfiance envers les institutions démocratiques. Mais il n’a pas d’alliés indéfectibles au pouvoir dans les capitales occidentales. Ni Donald Trump, ni Viktor Orbán, ni Matteo Salvini ne peuvent aider Vladimir Poutine à remettre au pas les Ukrainiens ou les Géorgiens.
Or telle est la préoccupation majeure du président russe : empêcher ses voisins de devenir des États pleinement souverains, libres de leurs alliances extérieures et de leur choix de gouvernement. L’affaiblissement de l’Europe, tant annoncé et toujours improbable, ne serait qu’un moyen vers ce but. Par contre, la séparation entre les deux États, russe et ukrainien, est désormais une réalité politique irréversible, et bien comprise par les populations des deux États.
Au soir de sa victoire, Volodymyr Zelensky a lancé aux autres ex-républiques soviétiques : « Regardez-nous ! Tout est possible ! » Pour le Kremlin, la seule bonne nouvelle serait un échec de la nouvelle équipe dirigeante à Kiev. Pour les Russes, l’exemple ukrainien représente une issue possible hors de l’impasse poutinienne.
[1] - Le 25 mai 1989, Mikhaïl Gorbatchev ouvre le nouveau Congrès des députés du Peuple, composé de 2 250 élus. Pendant les semaines qui suivent, les Soviétiques suivront avec passion les libres débats en direct à la télévision. Le 4 juin 1989, en Pologne, a lieu le premier tour des législatives qui conduiront à la sortie du bloc soviétique.
[2] - En juillet 1994, Leonid Koutchma l’emporte contre Leonid Kravtchouk, premier président -d’Ukraine, élu au suffrage universel en décembre 1991. En 2004, grâce à la mobilisation citoyenne – la « révolution orange » –, les fraudes sont dénoncées, le second tour du scrutin est invalidé, et Viktor Iouchtchenko bat Viktor Ianoukovitch le 26 décembre. En 2010, Viktor Ianoukovitch l’emporte contre Ioulia Timochenko. Le 25 mai 2014, porté par la révolution « Euromaïdan », Petro Porochenko est élu président au premier tour.
[3] - “Public opinion survey of residents of Ukraine”, International Republican Institute (iri.org), 26 mai-10 juin 2018.
[4] - Anders Aslund, “What is wrong with the Ukrainian economy”, Atlantic Council, 26 avril 2019 ; Benoît Vitkine, « Entre guerre et pauvreté, l’Ukraine se vide », Le Monde, 18 avril 2019.
[5] - Sabine Fischer, “The Donbas conflict”, SWP Research Paper, n° 5, 2019 ; Céline Marangé, « Radio-scopie du conflit dans le Donbass », Les Champs de Mars. Revue d’études stratégiques, n° 29, 2017, p. 15-29.
[6] - Gwendolyne Sasse, “What does Zelensky’s victory say about Ukraine?”, Carnegie Europe, 23 avril 2019.
[7] - Sondage de l’Institut international de sociologie de Kiev, mars 2019.
[8] - V. Poutine a inclus dans la liste de ses félicitations pour la victoire de mai 1945 les républiques auto-proclamées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie (qui font partie de la Géorgie, et dont Moscou a reconnu l’« indépendance » en août 2008). En mai 2014, Poutine n’avait pas reconnu l’élection de P. Porochenko, considérant qu’un « coup d’État » avait conduit à la destitution de V. Ianoukovitch en février 2014. En réalité, ce dernier s’est réfugié en Russie alors qu’il avait accepté de démissionner ; le parlement et la cour suprême ont veillé au respect de la constitution et des lois ukrainiennes pendant le processus de transition.
[9] - Galia Ackerman, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine, Paris, Premier Parallèle, 2019.
[10] - “Putin mulls easing Russian passport rules for whole Ukraine”, BBC News, 27 avril 2019.