Le Brexit : une affirmation des valeurs britanniques ?
Le Brexit se comprend par les valeurs politiques et constitutionnelles britanniques. Il a des consequences sur l’Etat de droit et la souveraineté de la Chambre des Communes
Pour nombre d’experts et d’éditorialistes, le vote en faveur du Brexit s’explique principalement par des causes conjoncturelles. L’immigration importante vers les îles britanniques a été mal gérée ; la crise économique a entraîné un accroissement d’inégalités sociales déjà criantes sans que l’Union européenne apparaisse comme une protection pour les plus faibles et les violences de terroristes islamistes n’ont fait qu’attiser la peur de l’autre. Pourtant, le choix de la majorité des citoyens ne saurait être complètement réduit au contexte d’une époque. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne se comprend à l’aune de facteurs structurels qui tiennent à des valeurs fortement ancrées chez les Britanniques. Si la métaphore freudienne devait s’imposer, le Brexit est autant une manifestation d’un « moi » impulsif du peuple liée à la conjoncture, que l’affirmation d’un « surmoi » qui appelle un attachement à des principes multiséculaires exprimé presque inconsciemment.
Passé relativement inaperçu dans les commentaires journalistiques du discours de Theresa May à Florence le 22 septembre 2017, l’un de ses propos révèle finalement la motivation profonde d’une grande partie de ceux qui se sont détournés de la construction européenne. Selon la Première ministre : « La force du sentiment du peuple britannique quant au besoin qu’il ressent de contrôler et d’assurer la responsabilité directe de sa classe politique est l’une des raisons pour lesquelles le Royaume-Uni, tout au long de son adhésion à l’Union européenne, ne s’est jamais totalement senti chez lui en son sein. » Cette phrase doit être lue à un double niveau qui met en lumière une contradiction. Theresa May n’a pas tort de supposer qu’à l’échelle de l’histoire, le Brexit n’est pas si étranger à la tradition politique et juridique britannique. Cependant, le fondement qu’elle invoque, à savoir l’attachement à des modalités particulières de gouvernement, est d’ores et déjà ébranlé par le processus de sortie de l’Union européenne. Dès lors, le Brexit a ceci de complexe qu’il est à la fois une affirmation et une négation des valeurs politiques et juridiques britanniques.
Historiquement, la défiance des Britanniques à l’égard de la construction communautaire n’a jamais été invariable, y compris sous Thatcher. En revanche, il est possible d’identifier trois constantes dans l’attitude des Britanniques face à l’Europe continentale : garantir l’équilibre des pouvoirs et des rapports de force, préserver les échanges commerciaux et soutenir l’économie nationale. Mère du parlementarisme et du capitalisme, Albion a érigé sa puissance sur le négoce et la recherche de la paix avec les autres nations (la pax britannica). La preuve en est que, depuis près de quatre siècles, les Britanniques ne se sont engagés dans des conflits majeurs sur le continent qu’à des fins défensives ou de lutte contre des tentatives hégémoniques1. Quant aux initiatives de coopération régionale en Europe, elles n’ont suscité l’adhésion des Britanniques que dans la mesure où elles furent un vecteur libéral de croissance capitalistique et un moyen d’empêcher l’émergence d’un État dominant par la promotion de l’interdépendance étatique. Or le Brexit est justement la traduction d’un ressentiment face à une Union européenne qui ne préserverait plus de la violence et qui accentuerait les déséquilibres, au profit des plus puissants notamment. Le retour aux « trois cercles » théorisé par Churchill est alors presque naturel. La sécurité et la prospérité du Royaume-Uni passent par une relation étroite avec les États-Unis, des rapports approfondis avec le Commonwealth, et un soutien aux initiatives économiques et diplomatiques européennes, sans plus d’engagement. Autrement dit, « l’anglosphère » doit dominer « l’eurosphère ». Ce désir de revenir à un rôle d’observateur plus que d’acteur de la construction communautaire est donc, de prime abord, fidèle à la culture politique britannique.
Néanmoins, souligner la continuité et non la rupture que constituerait le Brexit relève d’une analyse partielle, surtout si sa version la plus dure triomphe. En effet, en s’excluant de l’Union, les Britanniques sont moins à même de contrebalancer la domination franco-allemande en Europe. Rappelons, à cet égard, que le manifeste Blair-Schröder du 8 juin 1999 actait une orientation néolibérale du projet européen typique de la vision économico-centrée des Britanniques, qui a fini par se substituer, sur le fond, à l’inclination plus politique voulue par le couple franco-allemand dans les années 1970-1980. L’intérêt du Royaume-Uni aurait été de préserver son statut « à la carte » découlant des options de retrait à l’application du droit de l’Union européenne obtenues au fil des décennies (opt out). Les Britanniques jouissaient d’un traitement particulier, tout à fait conforme à leur approche historique des relations avec le continent, que le Brexit ne permettra plus : demeurer partie prenante, tout en ayant « un pied dehors ».
La dualité du Brexit au miroir des valeurs britanniques s’aborde également par le prisme du droit. Dans la lignée d’une vulgate classique chez les conservateurs, Theresa May a considéré que le malaise entre les citoyens du Royaume-Uni et l’Union européenne résidait dans l’insuffisance de contrôles effectifs sur des organes décisionnaires à la légitimité démocratique discutée. Ce postulat s’oppose a priori à deux principes cardinaux de la Constitution britannique. En premier lieu, la souveraineté du Parlement ne serait plus qu’une coquille vide à la suite des délégations de compétences consenties par Westminster à l’Union européenne. De surcroît, depuis un jugement de la Chambre des lords de 1990, il est admis que les règles européennes bénéficient d’un statut protecteur encadrant le pouvoir législatif du Parlement. En second lieu, le rule of law (qu’il est possible de traduire, au mieux, comme le « règne du droit ») serait mis à mal par les processus décisionnels européens. Pilier de la société britannique, ce principe trouve son fondement dans les périodes les plus reculées de l’histoire anglaise, tant dans les grands textes2 que dans le common law ancestral. La faiblesse des mécanismes de responsabilité des membres de la Commission européenne, à laquelle s’ajoute parfois le manque de transparence de certaines délibérations, semble bien heurter une valeur qui a grandement participé à la limitation de l’absolutisme outre-Manche en obligeant l’exécutif à rendre des comptes aux parlementaires. La démonstration n’est pas dénuée de sens pour tenter de justifier le Brexit. La critique des lacunes démocratiques et de la dérive technocratique de l’Union européenne reçoit d’autant plus d’écho outre-Manche que, hormis en 1975, le peuple n’a jamais été directement associé aux transformations de la construction communautaire. Les brexiteers ont insisté, lors de la campagne électorale, sur cette carence, en partant de la prémisse que les sujets britanniques ont subi l’intégration européenne. Au fil du temps, le Royaume-Uni aurait perdu sa souveraineté et la maîtrise de son destin.
Un tel raisonnement, en partie fantasmé, occulte une autre réalité, qui ne vaut pas simplement pour le Royaume-Uni, mais pour tous les pays dans lesquels des courants populistes prétendent que l’Union est synonyme de reniement de valeurs nationales, voire locales, et d’un affaiblissement de la puissance de l’État. Durant ces quarante-trois dernières années, si la construction communautaire (avec l’Europe des droits de l’homme) a remis en cause la liberté de décider du Parlement britannique, sa souveraineté n’a jamais été complètement supplantée. Le Brexit atteste, pour ceux qui l’auraient oublié, que les États ont bien conservé leur souveraineté puisqu’ils n’ont jamais abandonné la prérogative ultime de participer ou de se retirer d’une organisation interétatique. Contester la légitimité démocratique des transferts de compétence (et non de souveraineté) est non moins fallacieux. Ces transferts ont été accordés explicitement par le Parlement avec l’appui du peuple (référendum de 1975, adhésion des électeurs aux programmes des partis dominants, tous pro-européens à partir des années 1980). L’engagement communautaire est respectueux de la démocratie parlementaire. Dans ces conditions, il est étonnant que les tenants du leave s’érigent à la fois en gardiens de la tradition constitutionnelle britannique, marquée par le sceau du parlementarisme, et en dénonciateurs de la participation du Royaume-Uni à l’intégration européenne, qui fut presque entièrement fondée sur le consentement de Westminster…
Par ailleurs, le droit de l’Union européenne, malgré ses défauts, a raffermi le rule of law grâce à la reconnaissance de nouveaux droits et libertés aux citoyens ou en favorisant la paix en Irlande, pour ne citer que deux exemples. La Cour suprême du Royaume-Uni, dans son jugement Miller du 24 janvier 2017, a indubitablement consacré ce point de vue. Elle a souligné qu’en raison de la perte irréversible pour les individus de multiples droits et libertés qui résultera du Brexit, la notification de ce dernier par le gouvernement devait être autorisée par le Parlement souverain. Pourtant, bien que la parole fût rendue aux parlementaires grâce à l’intervention du juge, l’approbation n’aura été qu’une formalité procédurale sans apport substantiel. En outre, l’abrogation de la loi d’adhésion aux Communautés européennes de 1972 devrait, à l’instar des ordonnances en France, déléguer au gouvernement un large pouvoir législatif pour tirer toutes les conséquences juridiques de la sortie de l’Union. Les thuriféraires du Brexit en sont pour leurs frais : loin de renforcer le Parlement et le rule of law, il les affaiblit en dépossédant les chambres d’une partie de leur pouvoir législatif tout en édulcorant un acquis communautaire protecteur des sujets de droit.
En somme, le retrait de l’Union suscitera une relative déception des brexiteers prétendument attachés à la culture politique et constitutionnelle du Royaume-Uni. Le Brexit redonnera aux institutions nationales la maîtrise de la production du droit et des politiques publiques, mais il affermira la domination du gouvernement et provoquera un recul du rule of law. Sous l’angle des valeurs et de la psyché britanniques, un seul constat fera l’unanimité : le Brexit est une parfaite illustration du goût prononcé de nos voisins d’outre-Manche pour le paradoxe et l’ambiguïté.
- 1.
Guerre de succession d’Espagne, guerre de Sept Ans, guerre de succession d’Autriche, guerres révolutionnaires et napoléoniennes, guerre de Crimée 1853-1856, Première et Seconde Guerres mondiales.
- 2.
Magna Carta, Habeas corpus, Bill of Rights, etc.