En Virginie : un moment de vérité ?
En tant qu’historien étatsunien de la France contemporaine, j’ai souvent lu avec une certaine fascination les comptes rendus de la culture étudiante française des années 1960, lorsque des groupuscules gauchistes aux sigles énigmatiques affrontaient dans le Quartier latin leurs frères ennemis d’extrême droite, Occident et autres néofascistes. J’étais intrigué par la foi absolue de cette génération dans l’action politique, comme par le décalage entre cette « guéguerre » un brin adolescente et les « véritables » enjeux auxquels faisait face la France des Trente Glorieuses…
Je ne m’attendais pas à ce que cette période de l’histoire française trouve un écho en 2017 dans mon propre pays. Or c’est un peu ce qui s’est produit au mois d’août à Charlottesville. Dans cette ville où Thomas Jefferson fonda l’université de Virginie en 1819, une poignée de groupes d’extrême droite ont décidé d’organiser une manifestation pour protester contre la décision des autorités municipales de déplacer un monument à l’effigie d’un autre Virginien à la réputation controversée : le général Robert E. Lee, commandant en chef des armées des États confédérés pendant la guerre de Sécession. Les querelles de mémoire autour de la guerre, et plus généralement du passé esclavagiste de cette région, ponctuent la vie publique des États du Sud, opposant les gardiens d’un patrimoine qui, selon eux, ne saurait se réduire au seul racisme, et ceux qui veulent du passé faire table rase, soutenant que la « cause perdue » (l’apologie intellectuelle de la cause confédérée, qui insiste sur sa noblesse et sa grandeur) ne saurait s’intégrer dans la culture publique d’un pays désormais pleinement multiculturel.
Le 12 août, Charlottesville est devenue – du moins pour 24 heures – l’épicentre d’une bataille dont l’enjeu est la mémoire collective et, partant, l’image que l’Amérique se fait d’elle-même. D’un côté, un amas de groupes appartenant à la galaxie de l’extrême droite et de l’alt-right, une constellation de mouvements nationalistes blancs longtemps relégués aux marges de la vie politique américaine, avant que certaines de leurs thèses ne soient reprises par l’entourage de Donald Trump. On y retrouve plusieurs clubs néo-nazis, la League of the South (Ligue du Sud, néo-confédéré), le Traditionalist Workers Party (Le Parti ouvrier traditionaliste, séparatiste blanc et chrétien), Identity Evropa (suprémacistes blancs « identitaires »), le Ku Klux Klan, ainsi qu’une douzaine d’autres organisations.
Pour manifester contre leur présence, on retrouve de l’autre côté un certain nombre d’Églises locales, mais aussi une foule de militants progressistes. Certains sont déjà connus, comme Black Lives Matter (fondé pour lutter contre le racisme policier), alors que le public en découvre d’autres. C’est le cas notamment du John Brown Gun Club et de Redneck Revolt : ces organisations anticapitalistes, antiracistes et « antifa » (le mot « antifasciste » a refait son apparition dans le discours politique américain) s’approprient, elles aussi, l’histoire du Sud et la mémoire de la guerre de Sécession, de façon radicalement différente. La première évoque la mémoire de John Brown, l’abolitionniste terroriste exécuté en 1859 après avoir échoué à amorcer une rébellion d’esclaves à Harper’s Ferry, alors que la seconde fait référence aux Blancs pauvres du Sud – les « nuques rouges » – pour rappeler la participation de ces derniers à des luttes progressistes, notamment dans les syndicats de l’industrie minière au début du xxe siècle.
Les affrontements se sont traduits par plusieurs douzaines de blessés et un décès : une jeune femme tuée lorsqu’un automobiliste, sympathisant d’extrême droite, a délibérément percuté un groupe de manifestants antiracistes. Mais le vrai choc date de trois jours plus tard, lorsque le président Trump a renvoyé dos à dos manifestants racistes et contre-manifestants, en déclarant qu’il y avait « des gens très bien des deux côtés ».
La confusion générale des esprits est évidente dans la divergence des analyses que les Américains proposent de ces événements. Faut-il voir dans ces incidents de Charlottesville une illusion, ou même un piège, qui détourne l’opinion publique des véritables défis pour la société américaine d’aujourd’hui ? Ou s’agit-il plutôt d’un moment de vérité, qui fait remonter à la surface une réalité le plus souvent enfouie ?
Pour un certain nombre d’intellectuels américains, le psychodrame de Charlottesville est une tempête dans un verre d’eau, médiatisée à l’excès. L’extrême droite néonazie et suprémaciste blanche demeure un phénomène marginal. Le Southern Poverty Law Center, la principale organisation à documenter les activités de ces groupes, compte neuf cent dix-sept « groupes de haine » (hate groups) actifs dans l’ensemble des États-Unis, mais ne donne pas d’estimation du nombre de leurs adhérents. Selon l’Anti-Defamation League, une association de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le Ku Klux Klan ne regrouperait actuellement que trois mille membres, un déclin considérable par rapport à son soutien passé.
Ainsi, la réaction aux événements de Charlottesville témoignerait de l’hystérie dans laquelle la montée de l’alt-right et son association avec l’administration Trump ont plongé une certaine gauche, prompte à voir les forces qui ont porté le nouveau président au pouvoir comme les représentants d’un fascisme à l’américaine. Pour l’universitaire Lee Jones, dans un billet pour le blog TheCurrentMoment, Charlottesville prouve avant tout que les opinions de l’extrême droite sont conspuées par la plupart des Américains, et que la droite a perdu les « guerres culturelles » (culture wars) : « La montée de l’ alt-right ne signifie pas une grave inversion de cette tendance, qui nécessiterait une mobilisation sociale massive pour lui faire barrage, mais une réaction plutôt triste et inefficace de la part du camp qui a déjà perdu. »
Dans une tribune publiée juste avant les événements, les historiens Samuel Moyn et David Priestland mettaient la gauche en garde contre sa tendance à la « tyranophobie » : à se concentrer exclusivement sur la défense des droits fondamentaux contre un prétendu péril totalitaire, on risque en réalité d’exacerber les conflits, d’agrandir encore le fossé entre les élites libérales et leurs opposants et de sous-estimer les forces profondes qui alimentent le populisme de droite, notamment les inégalités économiques et le sentiment de déclassement1. De même, Mark Lilla, de l’université de Columbia, accuse dans un essai récent2 la gauche américaine de s’être enlisée depuis les années 1970 dans le narcissisme de la politique identitaire, sorte de pendant de l’individualisme reaganien. Cette optique, à travers laquelle une certaine gauche a perçu les événements de Charlottesville, empêcherait la gauche d’articuler une vision du bien commun, fondée sur la citoyenneté, et la laisserait désemparée face à la montée du populisme de droite.
Mais pour d’autres, les événements de Charlottesville, loin d’être une chimère, révèlent crûment le véritable caractère de la société américaine, et plus particulièrement la persistance de la fracture raciale. Dans un essai percutant, l’écrivain Ta-Nehisi Coates avance la thèse que Donald Trump est « le premier président blanc3 ». Avec Trump, pour la première fois, la « blanchitude » – whiteness – n’est « ni notionnelle, ni symbolique, mais le cœur même de son pouvoir ». Le racisme cesse d’être « euphémisé » pour devenir « ouvert et librement assumé ». C’est précisément le sens que l’on peut donner aux événements de Charlottesville : « En Trump, les suprémacistes blancs voient l’un des leurs. »
Pour Coates, ceux qui considèrent la « politique identitaire » et l’engouement pour la question raciale comme des faux-semblants, qui détournent l’attention des inégalités économiques et des solidarités qu’elles pourraient encourager, succombent eux-mêmes à une illusion : car Trump l’a emporté dans la quasi-totalité des catégories de l’électorat blanc, indépendamment des niveaux de revenus. Coates constate sèchement : « Toute politique est une politique identitaire – exception faite de la politique des Blancs. » Cette analyse doit être comprise à la lumière du fait que, malgré la présidence de Barack Obama, l’inégalité raciale – le péché originel et quasiment insurmontable de la société américaine – semble s’être creusée ces dernières d’années, tant du point de vue économique que judiciaire. Dans cette perspective, les manifestants de Charlottesville n’ont fait que clamer haut et fort un racisme dont souffrent régulièrement, sans attirer l’attention du grand public, beaucoup de nos concitoyens.
Derrière ces analyses se profilent deux stratégies politiques. D’un côté, la reconquête d’un électorat blanc populaire, accompagnée d’une réorientation du Parti démocrate sur un programme de lutte contre les inégalités économiques – la stratégie de Bernie Sanders en 2016, qui semble aujourd’hui intéresser aussi le sénateur Chuck Schumer, chef de file des Démocrates au Sénat. De l’autre côté, une stratégie envisageant de rassembler l’Amérique multiculturelle, qui renoncerait à chercher les voix d’une classe ouvrière blanche jugée incapable de rejeter sa grille d’analyse racialisante. Mais si cette Amérique-là sera, d’ici quelques décennies, majoritaire, elle ne l’est pas encore. Les réalités et les fractures mises à jour par les événements de Charlottesville seront avec nous pour un bon moment encore.
- 1.
Samuel Moyn et David Priestland, “Trump Isn’t a Threat to Our Democracy. Hysteria Is”, New York Times, 11 août 2017.
- 2.
Mark Lilla, The Once and Future Liberal: After Identity Politics, New York, Harper Collins, 2017.
- 3.
Ta-Nehisi Coates, “The First White President”, The Atlantic, octobre 2017.