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Dans le même numéro

« Le dernier des sentiments humains »

mars/avril 2016

#Divers

La colère est aussi une affaire d’écriture. Inaugurant la littérature occidentale (l’Iliade s’ouvre sur la colère d’Achille), le sentiment qu’il y a du scandale dans le monde a motivé bien des vocations d’écrivains et bon nombre de projets intellectuels. À l’image des grandes colères comme celles de Péguy, Bloy, Bernanos, Nizan, Vidal-Naquet, Césaire ou Clavel, la volonté d’indépendance et la liberté de parole sous-tendent aussi l’histoire des revues en France, qu’elles soient littéraires ou politiques. Elles furent souvent le fait d’universitaires ou de lettrés qui voulaient sortir de la modération savante et des précautions du monde académique. Tout se passe comme si la colère motivait une écriture d’intervention qui prend le risque de se confronter au présent à partir du moment où se taire devient une faute. Face à ce qu’ils ressentaient comme un climat d’apathie propre aux élites de la République, les écrivains engagés ont créé des revues afin d’animer l’espace public et d’intervenir dans la vie intellectuelle. Les exemples ne manquent pas au xxe siècle : les Cahiers de la quinzaine avec Péguy en 1900, Esprit avec Mounier en 1932, Les Temps modernes avec Sartre en 1945…

L’idée d’engagement était le moteur de ces espaces d’écriture collectifs portés par des doctrines, mais aussi par des visions de l’histoire se représentant l’avenir du monde à partir d’un regard acéré sur le capitalisme, la technique, le communisme puis, dès les années 1950, la décolonisation. Dans le cas d’Esprit, les accès de colère concernant la généralisation de la technique, souvent qualifiés d’antimodernes parce qu’ils visaient aussi l’argent comme échangeur universel, constituent un fil conducteur qui conduit de Jacques Ellul (par ailleurs auteur d’un tonitruant Métamorphoses du bourgeois, le genre de livre que l’on aimerait lire sous la plume d’un contemporain) à Ivan Illich dont il ne faut pas oublier qu’il inscrit ses combats dans une double critique de l’Église et de l’École.

Ces colères littéraires sont d’autant plus intenses qu’elles se déclenchaient souvent sur le terrain de la guerre et de la paix. Un texte de Merleau-Ponty de 1945, intitulé « La guerre a eu lieu », vise les penseurs pacifistes et rationalistes qui, même s’ils se revendiquaient d’une morale intransigeante comme ce fut le cas d’Alain, n’ont rien voulu voir de la violence de l’histoire et espéraient que les désastres de la Première Guerre mondiale immuniseraient le monde du fracas des passions. C’est tout le contraire qui s’est produit, comme le diagnostiquera Georges Bernanos dans les Enfants humiliés. Des romans exigeants portés par des colères cachées, comme ceux de Claude Simon, racontent ces « guerres » qui se répètent et s’oublient simultanément tout au long du xxe siècle. Aujourd’hui la guerre s’est métamorphosée, le terrorisme, qui n’a rien d’une nouveauté historique (Esprit en parle depuis les années 1980 sans discontinuer), s’est installé dans les têtes (faisant de chaque citoyen une victime potentielle). La violence s’est radicalisée dans le réel comme dans les images, sans que nous ayons toujours les moyens symboliques de la comprendre et d’y répliquer.

Pour provoquer une colère politique, les événements doivent s’inscrire dans un cadre historique qui permette de les interpréter. C’est toujours « au nom » d’un autre agencement social, d’une autre distribution des biens et des honneurs, que l’on se met hors de soi. Aujourd’hui, le communisme ne constitue plus un horizon historique partagé, même si Poutine agit en succédané de « l’homme rouge1 ». Le capitalisme internétisé est notre lot quotidien et voue à une mobilisation générale et asphyxiante qui neutralise parfois la capacité de s’indigner. Si la technique demeure une question décisive depuis les explosions nucléaires (Anders), elle participe aussi d’un réenchantement du monde dont il est difficile de se déprendre et qui laisse peu de place à la critique.

J’ignore pour qui j’écris, mais je sais pourquoi j’écris. J’écris pour me justifier. – Aux yeux de qui ? – Je vous l’ai déjà dit, je brave le ridicule de vous le redire. Aux yeux de l’enfant que je fus. Qu’il ait cessé de me parler ou non, qu’importe, je ne conviendrai jamais de son silence, je lui répondrai toujours. Je veux bien lui apprendre à souffrir, je ne le détournerai pas de souffrir, j’aime mieux le voir révolté que déçu, car la révolte n’est le plus souvent qu’un passage, au lieu que la déception n’appartient déjà plus à ce monde, elle est pleine et dense comme l’enfer. L’intérêt que tant de gens portent à notre dialogue forcément puéril m’inquiète plus qu’il ne me rassure, car enfin ils n’entendent que moi. J’ai sans cesse envie d’interrompre, de me tourner franchement vers eux, de leur dire : Attention ! Ce n’est pas moi que je rassure. Je n’ai nullement besoin de me rassurer. Ce n’est pas moi non plus qui souffre. Tous les imposteurs de cette planète, mâles ou femelles, rouges, orangés, jaunes, verts, bleus, indigo ou violets, noirs ou blancs, pourraient s’exercer sur mon vieux cuir, je ne les sentirais pas plus que des mouches. Ce n’est pas moi que je venge. Me venger de qui ? Les imposteurs me font rigoler. Que leurs impostures soient profitables, certes, je ne le nie pas, mais ils tirent bien peu de profit d’un labeur harassant ! S’ils se doutaient de la chose ils changeraient de métier. Ils ne s’en doutent pas, précisément parce qu’ils sont des imposteurs, c’est-à-dire des gribouilles retournés. Retournés est le mot, retournés comme des doigts de gant, leur vraie peau est à l’intérieur, et ils exposent au soleil un envers vif et sanglant. On ne saurait sans remords donner des verges à ces misérables écorchés. Il y a belle lurette que je ne rêve plus de punir les menteurs, leur propre mensonge se charge de ce soin, le mensonge est bien ce que l’homme a inventé de plus cruel pour se torturer soi-même. Vous m’invitez à l’indulgence, mais j’ai beaucoup mieux que l’indulgence, je n’ai plus besoin de votre aspirine.

Georges Bernanos, les Enfants humiliés, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 164-165.

À bien des égards, le contexte idéologique n’a plus grand-chose à voir avec cet âge d’or des revues. On semble en avoir fini avec l’idée de troisième voie, et surtout avec l’espoir d’une révolution motivée par une fureur populaire contre l’ordre établi. Dans les années 1980, des revues comme Le Débat et Commentaire ont pris acte de cette mutation des affects dominants et esquissé le tournant libéral qui a accompagné la critique des totalitarismes, celui qui a consacré la démocratie libérale comme le seul régime désirable. Un régime dont on ne répétera jamais assez qu’il est en mal d’utopies, ce qui faisait dire à François Furet que de nouvelles utopies poussées par des vents mauvais risquaient à tout instant de refaire surface, comme pour répliquer à la médiocrité inhérente au choix en faveur du consensus. Les engagements assurés appartiennent-ils pour autant au passé ? Les voies à creuser pour faire paraître un futur meilleur seraient-elles sans issue ?

Il est vrai qu’aujourd’hui les engagements sont plus incertains et que, si les raisons de s’indigner ne manquent pas, la puissance émancipatrice de la colère apparaît moins évidente. Quelle attitude adopter alors ? La colère ne se réduit-elle pas souvent à un énervement qui soulage, le signe d’une incapacité à réagir ou à se représenter un futur viable ?

Si le dossier qui précède met en scène bien des variations contemporaines, il est toutefois possible de se référer à des auteurs d’hier qui restent pour nous de grands contemporains. Par exemple, Simone Weil, qui est devenue une référence aux quatre coins du monde. Et cela pour au moins deux raisons : d’une part, elle est une intellectuelle « engagée » pour des causes proches (et non pas lointaines) jusqu’à en oublier son propre corps ; d’autre part, elle est une philosophe qui renonce aux médiations salvatrices qui ôtent toute justification à la colère. Il y a chez Simone Weil une distance vertigineuse entre la reconnaissance du malheur exacerbée par le scandale de la pauvreté et des moments de grâce où tout semble s’apaiser ; entre le sentiment de l’inhumanité du monde et des pépites de lumière. C’est dire que la reconnaissance des maux et des souffrances ne donne pas lieu, comme chez Albert Camus, à des issues politiques et à des scénarios historiques. Nous avons encore à apprendre de cette ambivalence entre la colère et l’amour où se joue tout le drame humain.

Un autre exemple est celui de Hannah Arendt, qui valorise des moments d’institution comme les conseils ouvriers du début du xxe siècle ou la révolte de Budapest en 1956. C’est bien une forme de rage qui constitue l’arrière-fond de ces événements politiques où la parole se libère. On en retrouverait la trace dans les soubresauts antitotalitaires de 1989 et, plus récemment, dans le « mouvement des places ». Autant d’événements démocratiques qui parviennent rarement à s’inscrire dans la durée politique, mais qui indiquent un horizon au travers de la révolte. L’instituant est nécessairement momentané, un temps de parenthèse qui ne décline pas une politique au long cours, mais sans lequel il est impossible de se figurer l’avenir. Arendt a montré que l’écriture et le récit permettent de sanctuariser ce « trésor perdu » des révolutions.

Avec ces deux exemples, on saisit que l’interrogation contemporaine porte sur notre capacité à consolider les institutions démocratiques. Mais aussi à créer de la durée historique et du récit collectif afin d’échapper à la privatisation généralisée de la vie publique (les sciences sociales qui redécouvrent les petits récits individuels se sont emparés de l’intime et la « révolution » se décline le plus souvent sur le terrain des mœurs). On s’est installé trop facilement dans une représentation de la posthistoire où aucune colère ne serait plus justifiée. Là où règne le « présentisme », on se heurte aussi à la difficulté de mettre en scène nos émotions pour leur trouver un débouché politique. Des sociétés trop bien réconciliées avec elles-mêmes (la patrimonialisation généralisée), des colères qui n’indiquent aucun futur (les irritations réactionnaires se portent bien) : autant de facteurs qui entravent la possibilité d’écrire le présent sans céder à la complaisance ni à la déploration.

En quoi ces décalages historiques qui affectent nécessairement une revue dont l’histoire est déjà longue doivent retenir notre attention ?

D’une part, il faut réinventer un lien entre la mémoire et le futur, un lien dont la littérature prophétique est l’une des expressions possibles. En effet, les prophètes qui annoncent l’apocalypse, la fin du monde, ont des doubles qui envisagent un autre monde, un monde meilleur. Il faut rappeler au moins deux choses à propos de la littérature prophétique : tout d’abord, « la prophétie n’est pas la prévision, mais l’irruption de l’histoire réelle », ensuite les « prophètes de malheur » racontent non pas une catastrophe mais la fin d’une histoire irréalisable, d’où le lien entre ces prophètes de malheur et les prophètes de salut qui imaginent un autre monde possible. Un prophète n’est pas un aveugle qui se coupe de la réalité parce qu’elle fait mal : sa colère le conduit à penser et espérer qu’autre chose est possible2. Ce qui vaut pour le prophète biblique vaut pour tout prophète, à commencer par ceux qui ne s’attachent pas à la tradition du Livre3.

D’autre part, cette inscription dans la durée passe par la langue, par des plumes trouvant des espaces où se manifester. Faut-il rappeler que le combat antitotalitaire a été porté, d’Alexandre Soljenitsyne à Czeslaw Milosz, par des écrivains qui trempent leur plume dans la douleur. Depuis les prisons de la Kolyma, Chalamov rappelle qu’il ne lui reste plus que la colère comme rappel à sa dignité :

Je n’avais plus beaucoup de chair sur mes os. De cette chair, il ne m’en restait suffisamment que pour la colère, le dernier des sentiments humains, le plus proche des os4.

C’est quand il ne reste plus rien d’autre que la rage que l’écriture peut s’imposer comme une issue. Dans notre monde de migrants, de réfugiés, d’hommes inutiles, les zeks ont pris d’autres noms et réclament, eux aussi, que leur histoire soit racontée.

Une revue ne peut se contenter d’observer ce qui se passe pour le commenter, il lui faut faire l’épreuve de l’époque, en manifester les troubles. L’un des grands directeurs d’Esprit, Albert Béguin, un littéraire connaisseur de Balzac et des romantiques, d’une littérature où rôde Satan, était l’éditeur de Bernanos, homme de grandes colères qui hurlait devant les souffrances de la pauvreté. Les colères d’hier s’énonçaient dans une représentation de l’histoire (celle de la chrétienté vivante et toujours près de se trahir chez Bernanos, celle d’une troisième voie chez Mounier, celle d’un communisme critique chez Sartre). Elles passaient par un style, par une exposition de soi, par la volonté de tracer des signes, de raconter ce qui passe à la trappe de l’histoire et tombe dans l’oubli faute d’avoir été écrit. Aujourd’hui, l’histoire est obscure, brutale, accablante… Elle suscite pourtant moins de ces plumes colériques. Y a-t-il un lien entre cet état de fait et la situation historique, celle de la France, de l’Europe et du monde ? En tout cas, la difficulté est de l’exposer, de la mettre en forme et en scène.

Au terme de toutes les violences du siècle dernier, y a-t-il encore des normes universelles ou un sens de l’histoire au nom desquels la colère serait évidente ? Rares sont les plumes qui s’inquiètent de refaire un « monde » dans un réel qui a tendance à se défaire. Des plumes d’écrivains, des plumes de prophètes, qu’ils soient inspirés par la Bible ou pas ! L’avenir d’une revue passe par des plumes, des styles qui accueillent des colères présentes pour leur donner un sens. Encore faut-il ne pas céder devant la malédiction contemporaine qui consiste à croire l’action devenue impossible (en dehors de la bienfaisance et de la réussite économique). L’avenir devient praticable si le prophète du malheur ne finit pas l’histoire, mais qu’il passe le témoin à un prophète du salut. C’est dire que la colère ne suffit pas à créer les conditions d’une espérance, une ouverture du futur, mais qu’elle y contribue. En cela elle nous sort un peu du nihilisme dans lequel on peut se complaire avec toutes nos machines qui tournent en rond à l’infini et cessent de nous émouvoir5.

  • 1.

    Svetlana Alexievitch, la Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, trad. Sophie Benech, Arles, Actes Sud, 2013.

  • 2.

    Sur ce point, voir Paul Ricœur, « Les temps du Dieu biblique », Esprit, janvier 2013.

  • 3.

    Voir Gérard Grunberg, la Loi et les Prophètes. Les socialistes français et les institutions politiques, Paris, Cnrs Éditions, 2013.

  • 4.

    Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma. Quai de l’enfer, Lagrasse, Verdier, 2003.

  • 5.

    Voir le dossier « Notre nihilisme », Esprit, mars-avril 2015.

Michaël Fœssel

Philosophe, il a présenté et commenté l'oeuvre de Paul Ricœur (Anthologie Paul Ricœur, avec Fabien Lamouche), a coordonné plusieurs numéros spéciaux de la revue, notamment, en mars-avril 2012, « Où en sont les philosophes ? ». Il est membre du Conseil de rédaction d'Esprit. Il est notamment l'auteur de L'Équivoque du monde (CNRS Éditions, 2008), de La Privation de l'intime (Seuil, 2008), État de

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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Pour son numéro double de mars-avril, la revue consacre le dossier central à la question des colères. Coordonné par Michaël Fœssel, cet ensemble original de textes pose le diagnostic de sociétés irascibles, met les exaspérations à l’épreuve de l’écriture et se fait la chambre d’écho d’une passion pour la justice. Également au sommaire de ce numéro, un article de l’historienne Natalie Zemon Davis sur Michel de Certeau, qui reste pour le pape François « le plus grand théologien pour aujourd’hui », ainsi que nos rubriques « À plusieurs voix », « Cultures » et « Librairie ».