« Je ne suis pas un intellectuel ». La consécration présidentielle d'un lieu commun
La consécration présidentielle d’un lieu commun
En France, l’anti-intellectualisme est une passion aussi ancienne que son objet. L’intellectuel y est souvent soupçonné d’imposture en raison de sa position sociale plus encore que de ses idées. Éternel spectateur d’un monde qu’il rêve de transformer, il est pris dans la contradiction entre une réalité qu’il dénonce et une société qui le nourrit et qui ne se montre pas avare en rétributions symboliques. Il existe certes aussi une mythologie de l’intellectuel à la française qui a donné naissance à une discipline historique à part entière, les producteurs d’idées entrant de plein droit dans la constitution de l’identité nationale. Mais cette promotion symbolique a un revers pour les intellectuels qui sont tenus pour le miroir, sinon la cause, de toutes les régressions.
Le paradoxe veut que la critique des intellectuels émane le plus souvent du monde intellectuel lui-même. De la Trahison des clercs de Julien Benda à l’Opium des intellectuels de Raymond Aron, on ne compte plus les dénonciations venues du dedans qui stigmatisent l’intellectuel de fait au nom d’une intelligence de droit. Autant d’exercices de style qui sont une manière de restaurer le magistère moral des intellectuels en dépit d’eux-mêmes.
Mais, à côté de cette critique immanente et finalement assez inoffensive, s’est développé un anti-intellectualisme du dehors, un peu moins raffiné et un peu plus moqueur. Il ne s’agit plus de rappeler les intellectuels à leur responsabilité mais, au contraire, de leur ôter toute responsabilité dans la marche naturelle des choses. Au déni du magistère s’ajoute une défiance quasi bergsonienne à l’égard de l’intelligence, presque nécessairement abstraite et toujours improductive. Cet anti-intellectualisme-là n’équivaut pas à une haine de la culture, il s’accompagne même souvent d’une sacralisation de la figure de l’artiste. L’artiste est celui qui crée, l’intellectuel celui qui s’enferme dans le commentaire mélancolique de ce qui est. Or nous sommes dans une société où, peu ou prou, tout le monde est artiste (ou rêve de le devenir), alors que bien peu s’autorisent encore à se dire seulement intellectuels, ou seulement critiques lorsqu’il est tellement plus gratifiant de créer. « Transformer le monde plutôt que l’interpréter » : l’exhortation du jeune Marx pourrait servir de mot d’ordre à beaucoup de contempteurs néolibéraux des idéologies du passé1.
L’aveu
Cette forme de défiance spontanéiste a reçu récemment une sanction présidentielle. Répondant à une question sur la « Tva sociale » qui n’appelait pas nécessairement un tel détour, Nicolas Sarkozy a cru bon d’ajouter « Je ne suis pas un intellectuel ». En première analyse, la précision signifie « je ne suis pas un théoricien » et elle renvoie au pragmatisme très en vogue dans les cercles du pouvoir. Il faut comprendre que la fiscalité n’a rien à voir avec le libéralisme ou avec quelque autre doctrine que ce soit. La politique économique est plutôt fondée sur des maximes de bon sens (« travailler plus pour gagner plus »), compréhensibles par tous et susceptibles d’être reprises comme autant de slogans électoraux. Il y avait donc dans la confession de Sarkozy le souhait d’apparaître étranger au dogmatisme « qui a fait tant de mal » en privilégiant la réalité (comptable) telle qu’elle est. On comprendra alors que l’« intellectuel » c’est l’idéologue qui ne jauge pas le monde à l’aune de l’efficacité mais sacrifie le réel au nom de l’idée qu’il s’en fait. La critique n’est pas propre à la droite : à l’intention de ses camarades français, Tony Blair déclarait naguère qu’il n’existe pas une économie de gauche et une économie de droite, il n’y a que des politiques qui réussissent et des politiques qui échouent.
Cette évidence a dû finir par convaincre certains socialistes français, au point que le goût pour les idées a lui-même fini par apparaître douteux. Les « intellectuels » ne furent pas moins absents de la campagne de Ségolène Royal que de celle de Nicolas Sarkozy, mais ils le furent moins au nom du bon sens que du « citoyen expert » invité à « participer » à l’élaboration de l’avenir. Ce n’est plus simplement l’intellectuel généraliste qui est ici mis sous le boisseau, mais le tenant de l’expertise sociale qui, elle aussi, devient suspecte d’être le discours d’une caste étrangère à son objet. Qui mieux que la mère de famille saura parler du statut des femmes, le pauvre de la pauvreté (Royal) ou le patron de l’argent (Sarkozy) ? Toute la thématique des « sans voix » est mise au service du soupçon d’imposture à l’encontre de ceux qui prétendent parler de ce qu’ils ne vivent pas. Et ce qui pouvait apparaître comme le souci légitime de ne plus légiférer « au nom des autres » s’exprime sous la forme du déni de toute parole qui s’énonce « au nom d’un savoir ».
Ces preuves d’humilité de nos politiques (« je n’en sais pas plus que vous ») ont leur avantage : pour gagner les élections, il convient de rebaptiser les idées en « valeurs ». Or, les valeurs n’ont plus besoin d’intellectuels puisque leur fonction est de fédérer et non d’éclairer. On parlera alors de la « valeur travail » avec un vague qui satisfait tout le monde et permet d’annoncer dans le même temps la suppression des droits de succession, une mesure d’un antilibéralisme notoire. Un « intellectuel » pourra toujours être sensible à la contradiction, mais on l’invitera à oublier Locke pour se préoccuper de ce qui marche et qui n’a pas toujours pour lui les attraits de la cohérence.
La revendication
Mais « je ne suis pas un intellectuel » sonne peut-être moins comme un aveu que comme une revendication. Dans l’entretien accordé par le président, un certain air entendu, le clin d’ œil au journaliste et, à travers lui, au téléspectateur sont faits pour créer du consensus. On se souvient peut-être de cet épisode de campagne où l’énarque Royal et l’agrégé Bayrou se sont vus renvoyés dans les cordes par l’avocat d’affaires Sarkozy, comme si la dévalorisation des diplômes était devenue un argument fédérateur. Le nouveau président a probablement compris que « la France qui souffre » est aussi celle qui a toujours été exclue des palmarès scolaires et se scandalise, même confusément, de la reproduction des élites. D’après les études, 57 % des Français considèrent que ces élites ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités2 : la « trahison des clercs », autrefois dénoncée au nom d’une conception aristocratique du savoir, est devenue une conviction populaire. Certes, parmi ces « élites », les élus et les hauts fonctionnaires sont les moins bien lotis dans l’opinion. D’où leur tentation de faire porter le poids de la critique sur les « intellectuels », éternelle incarnation du fossé entre la France d’en haut et la France d’en bas.
L’alliance entre Neuilly et Bobigny contre Saint-Germain-des-Prés, en somme. Car il est entendu que l’« intellectuel » vit au centre de Paris, profite de la mondialisation quand les autres en souffrent et s’offre le luxe de voter à gauche. Dans tous les cas, il est accusé d’avoir contribué à la fabrication du réel sans en être comptable. Certes, le raisonnement est assez faible sociologiquement puisqu’il méconnaît l’apparition depuis une dizaine d’années de l’« intellectuel précaire », plus habitué aux rades de Belleville qu’au café de Flore. Mais l’intellectuel français est à ce point associé à la figure de la bourgeoisie contestatrice que ne pas en être et le revendiquer implique, même au plus haut niveau de l’État, de réclamer sa part du gâteau.
On aurait peut-être tort de ne voir dans cette sortie présidentielle qu’une nouvelle étape dans la « défaite de la pensée ». Comme ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy s’entoure d’intellectuels (généralement républicains comme Henri Gaino ou Max Gallo) et de livres anciens exhibés dans la photo officielle de la présidence. Sur l’initiative de Georges-Marc Benamou, orfèvre dans la statuaire élyséenne, il reçoit à déjeuner le comité de rédaction des Temps modernes venu rendre hommage à Albert Camus, ce qui indique, si l’on se souvient de la violence de Sartre envers Camus, que le temps de la repentance n’est pas définitivement passé. Chirac, dit-on, avait peur des intellectuels, Sarkozy n’a peur de rien, surtout lorsqu’il s’agit de ce qu’il n’est pas et qu’il n’a aucune intention de devenir. Le président lit Esprit, du moins laisse-t-il la revue en évidence sur son bureau si l’on croit une photo de Paris-Match, mais il le fait savoir dans ce magazine people, ce qui atténue légèrement l’effet de surprise.
Mais là n’est pas l’essentiel. Au-delà des mises en scène, on assiste surtout à la construction d’une nouvelle hiérarchie des voies d’excellence. Révélateur est le souci du président de s’entourer des meilleurs : caciques de l’Ena, prodiges d’Hec, mais aussi sélectionneur de l’équipe de France de rugby ou ancienne gloire de la gauche. Autant que l’anti-intellectualisme, c’est cette indistinction dans les critères de sélection qui frappe. Certes, il est socialement préférable (les chiffres d’inscription en classes préparatoires l’attestent) de suivre une filière économique ou scientifique plutôt que de persister dans des études littéraires. Mais surtout, désormais, le critère d’appartenance à l’élite, pour les Français comme pour leur président, est la médiatisation3. Pour être crédité d’un savoir, il faut déjà être connu, ce qui explique sans doute la substitution du people à l’intellectuel dans l’art du commentaire médiatique.
L’intellectuel que l’on revendique ne pas être n’est donc pas l’intellectuel en général, c’est d’abord le loser invétéré qui ne sait pas élever ses idées au rang de l’utile. Sur un plateau de télévision comme à l’Élysée, toutes les idées sont bienvenues à la condition d’être immédiatement praticables, ce qui suppose encore qu’elles soient simples. Or, l’intellectuel que l’on déprécie est celui pour qui tout est « compliqué » et qui éprouve quelque scrupule à voir ses théories mises en œuvre au pas de charge. Celui-là se verra refuser son ultime argument qui est que le monde lui-même est complexe : c’est bien parce qu’il l’est que l’on a besoin, en politique, d’idées compréhensibles par tous, c’est-à-dire de quelques valeurs consensuelles. D’où le soin mis dans l’affichage des traités « simplifiés » qui ont peu de chance, pourtant, d’être compris même par les « intellectuels », tant les procédures sont subtiles et les dérogations nombreuses. Mais il importe surtout que, par les seules vertus du marketing, un traité « simplifié » sur l’Europe passe mieux qu’une constitution, cette usine à gaz pour théoriciens anachroniques.
« Je ne suis pas un intellectuel », voilà donc un aveu ironique qui rassemblera à peu de frais tous ceux qui ont décidé de marcher main dans la main avec le monde tel qu’il va. Les autres auront sans doute la tentation de céder à la déploration : normaliens sans poste, économistes éconduits, historiens victimes du culte de la mémoire … À moins que le divorce entre le pouvoir et « ses » intellectuels n’ouvre la voix à une nouvelle modalité de la critique qui gagne en lucidité ce qu’elle perd en reconnaissance publique.
- 1.
La ministre de la Culture a récemment encore rappelé l’urgence de « faire entrer les artistes à l’école », une manière de développer la créativité des enfants tout en conférant une fonction sociale utile aux intermittents du spectacle.
- 2.
Voir l’article de Matthias Leridon, « France 2006 : où sont passées les élites ? », dans l’État de l’opinion, Paris, Le Seuil, 2006, p. 121-139.
- 3.
Pour 73 % des Français, le passage à la télévision est le signe le plus sûr d’appartenance à la France d’en haut (dans M. Leridon, « France 2006 … », art. cité). Un média dont il faut noter, ce qui n’est pas rassurant pour nos nouvelles élites, qu’il est en même temps le moins crédible aux yeux de l’opinion.