Position – Quand la nuit s'éteint
La grève qui a perturbé l’antenne de France Inter au début du mois de janvier trouve son origine dans la suppression des programmes en direct que proposait cette radio durant la nuit. Au-delà du motif immédiat (le redéploiement de deux techniciens), le remplacement en septembre de Sous les étoiles exactement de Serge Levaillant par la rediffusion des émissions du jour a heurté les syndicats, qui considèrent la diffusion d’émissions nocturnes comme une « mission de service public ». Quoi qu’il en soit des devoirs de l’État à peupler les nuits des auditeurs de sons originaux, l’austérité touche désormais aussi les insomniaques (Jean-Luc Hess a dû prélever cinq millions d’euros du budget de Radio France).
Il existe pourtant entre la radio et la nuit un lien d’évidence : dans le noir, c’est à l’ouïe que l’on se fie de préférence. Contrairement à la télévision, la radio n’est pas un instrument qui réclame une attention soutenue. Propice aux atmosphères « entre chiens et loups », elle associe l’imaginaire à des mots dont la présence finit par se dissocier des phrases d’où ils tirent leur signification. L’endormissement est ce moment où l’auditeur peut enfin se libérer de l’exigence de comprendre et de l’injonction de répondre. La radio le mène aux portes du sommeil sans qu’il soit tenu de prendre position sur ce qu’il entend.
Au cours de la nuit, les mots viennent de loin et autorisent un égarement qui n’est pas permis le reste du temps. Pour passer « du jour au lendemain » (selon le titre de l’émission mythique d’Alain Veinstein sur France Culture), il suffit de prêter distraitement l’oreille. Au réveil, en revanche, ce seront les « matinales » qui, sur toutes les antennes, ramèneront l’auditeur à la logique impitoyable de l’actualité et du commentaire. Plus qu’aucun autre instrument, la radio a le pouvoir de rendre sensible la différence de rythme entre le jour et la nuit : ici choc des phrases et vitesse des messages, là lenteur des mots et suspens des significations.
Il y a aussi ceux qui ne parviennent pas à dormir ou en sont socialement empêchés. C’est pour eux que l’existence d’émissions en direct était la plus précieuse. Les insomniaques et les travailleurs de nuit avaient jusqu’ici la possibilité de se fier à la radio comme à une compagne d’infortune. Qui ne se souvient d’Allô Macha, toujours sur France Inter, qui réunissait chaque soir quelques milliers de « sans sommeil » ? La voix rauque de Macha Béranger, agrémentée du cliquetis rituel de son briquet (à cette époque, on fumait à la radio), participait d’une communauté de la confidence. Cela ne vaut pas seulement du rêve : la nuit symbolise un temps où tombent les barrières de la censure. Sur les ondes, on y a longtemps toléré que les individus parlent d’eux, c’est-à-dire surtout de leur solitude, sans trop se soucier du jugement des autres. Jusqu’à ces dernières années, les émissions nocturnes étaient les seules où les auditeurs avaient la parole. Aujourd’hui, on la leur donne en plein jour afin qu’ils « éditorialisent » indéfiniment, à la manière des journalistes.
Durant la nuit, le direct participait d’une sorte de solidarité des égarés. Il y a bien des différences, évidemment, entre le gardien d’hôtel, l’insomniaque, l’infirmière et le noctambule rentré de ses pérégrinations. Mais l’existence d’une voix dans la nuit a pu apparaître à chacun d’entre eux comme un réconfort face au sentiment de ne pas partager le rythme social majoritaire. En optant pour la rediffusion des programmes diurnes, les radios ont aussi choisi d’associer l’obscurité à la redite. Tout se passe désormais comme si la logique du jour (avec ses impératifs rationnels de productivité) l’emportait sur ce qu’il peut y avoir d’inattendu dans la nuit1. En maintenant artificiellement l’auditeur dans le jour, on l’incite aussi à une veille où il ne lui est plus possible de relâcher son attention.
La décision de France Inter serait probablement passée inaperçue si elle ne participait d’un processus général d’effacement de la nuit dans tout ce que celle-ci a d’inquiétant et de marginal. Par là, il ne faut pas seulement entendre l’appauvrissement de la vie nocturne dans des capitales occidentales fatiguées. C’est plutôt la symbolique de la nuit qui se trouve expulsée des représentations communes. Que savons-nous de ceux qui, souvent contraints et forcés, vivent et travaillent la nuit ? Il existe pourtant bien une société de la nuit à laquelle les radios reconnaissaient au moins une existence, mais que l’on semble avoir choisi de ne plus voir. En privant cette société nocturne des voix qui lui étaient expressément adressées, on suggère que la « vraie vie » n’a lieu qu’aux heures de bureau.
À l’heure où les « honnêtes gens » dorment, il n’y a pas vraiment de raison d’imaginer des programmes destinés aux habitants des marges. C’est aussi un effet de l’insistance sécuritaire contemporaine : nos sociétés tendent à ramener la nuit aux peurs qu’elle a longtemps suscitées. Or la modernité n’est pas seulement une affaire de publicité diurne. Dans les rues des villes, en particulier, elle a commencé par un effort pour donner de la lumière à ceux qui, jusque-là, en étaient privés.
L’oubli de la nuit se comprend d’autant moins que le monde nocturne n’est pas constitué que de délinquants et de fêtards attardés à qui, du moins à Paris, on a depuis longtemps fait comprendre qu’il était temps de rentrer chez eux. La nuit est aussi peuplée de travailleurs modestes, plus invisibles encore que les autres. Pour eux, et pour tous ceux qui souffrent d’insomnie, la radio, comme autrefois les cafés de nuit, tenait lieu de consolation. C’est dans ce sens un peu inattendu que les syndicats de France Inter ont eu raison de parler des émissions de nuit comme d’une « mission de service public ».
- 1.
Plus d’émissions régulières, mais des « coups » éphémères, comme « Une nuit avec Vincent Lindon et Pascale Clark », sur France Inter le jeudi 21 février. Pour inciter les diurnes à rester éveillés, créer un « club » l’espace d’une nuit, en oubliant ceux qui seront debout la nuit suivante, et celles d’après.