
La véritable réforme de la SNCF
Le 26 février 2018, Édouard Philippe présentait la stratégie gouvernementale de réforme de la Sncf, qualifiée de « nouveau pacte ferroviaire ». Son discours évoquait aussi bien la méthode (recours aux ordonnances permettant « une large concertation », contenu des ordonnances réduit « aux seuls aspects techniques ») que le contenu (abandon du recrutement au statut, ouverture à la concurrence européenne, transformation de la Sncf en société anonyme à capitaux publics, nouvelle gouvernance fondée sur un projet d’entreprise), ou encore une vision plus large du projet (refus « d’un débat idéologique déconnecté des réalités de mobilité des Français », construction d’un « pacte équilibré »). À la mi-février, la sortie du rapport Spinetta avait tiré un bilan alarmiste de l’état de l’entreprise : mauvaise maintenance du réseau, service dégradé, coût de 10, 5 milliards d’euros par an pour la collectivité, surcoût de 30 % dû au statut des cheminots. Plus en amont encore, en juillet 2017, Emmanuel Macron s’était lui-même exprimé, dans un entretien au magazine interne de la Sncf, où il décrivait la Sncf du xxie siècle en opérateur intégré : « vous emmener en train, puis en car, puis vous louer un taxi ou une solution de covoiturage ou de vélo en ville, etc. ». Mobilités et non plus simple transport, entrée dans d’autres conceptions de vies et des services rendus.
L’absence de débat
Trois mois se sont écoulés depuis l’annonce d’Édouard Philippe, et on ressent comme un malaise. Il est clair que le projet du gouvernement ira à son terme : l’épisode de 1995, un temps évoqué, n’est plus à l’ordre du jour. Entre le recours aux ordonnances et la majorité parlementaire de La République en marche, la décision politique était acquise. Restait à évaluer l’impact d’une grève qui a pris une forme inédite (deux jours de grève tous les cinq jours pendant trois mois), et celui des manifestations. Les manifestations n’ont pas fait le plein, les différents sondages ont montré une opinion publique plutôt favorable au gouvernement[1], et après plusieurs semaines de conflit, la grève s’essouffle peu à peu, du fait d’abord des conséquences financières pour les grévistes. Son efficacité dans le rapport de force n’a pas été démontrée, l’offre de transports alternatifs ayant joué un rôle de substitution.
Mais dans le même temps, des voix nombreuses se sont élevées pour critiquer les trois principaux éléments du discours du Premier ministre : la méthode, le contenu et les objectifs. La méthode d’abord. Recourir aux ordonnances tout en ouvrant une concertation avec les syndicats revient à se placer d’emblée en position d’autorité, et non de négociation. C’est certes possible en droit, mais comment prétendre alors mener un dialogue social ? Il y a une hypocrisie assumée à rencontrer les syndicats tout en leur signifiant qu’ils n’auront voix au chapitre que marginalement, si le gouvernement en décide ainsi. Ce comportement a d’ailleurs eu pour résultat de maintenir le front syndical (Cgt, Unsa, Sud-Rail et Cfdt), dont nombre de commentateurs avaient prédit l’éclatement rapide. Deux semaines avant le passage de la loi au Sénat fin mai, ce front s’est un peu fissuré avec le choix de l’Unsa et de la Cfdt de reprendre les discussions avec Élisabeth Borne pour proposer des mesures de garantie des droits sociaux des cheminots en cas de transfert à la concurrence. Mais les syndicats ont préservé leur entente pour organiser un référendum interne du 14 au 21 mai sur le Pacte ferroviaire porté par le gouvernement. C’est aussi, vis-à-vis de l’opposition parlementaire et plus globalement des droits du Parlement, faire preuve d’une grande désinvolture. La volonté d’aller vite a continué de l’emporter sur toute autre considération, et le calendrier du projet a été décidé en conséquence : adoption à l’Assemblée nationale le 17 avril, discussion au Sénat le 29 mai.
Sur le fond du dossier, de nombreux spécialistes des transports se sont exprimés[2]. Ils ont décrit un tableau nettement moins sombre que celui du rapport Spinetta, rappelant que la Sncf demeure l’une des compagnies ferroviaires les plus performantes d’Europe, que les surcoûts liés au statut sont sans doute plus proches de 8 % que de 30 %[3], et surtout que le chemin de fer étant un monopole naturel, il est subventionné en Allemagne, comme au Royaume-Uni ou en Suisse. Les exemples étrangers illustrent aussi les difficultés de la réforme. L’exemple allemand, sans doute le plus convaincant, se caractérise ainsi par une reprise de la dette par l’État fédéral et une forte implication des Länder dans la gestion des lignes régionales. Au Royaume-Uni, qui sert de repoussoir dans ce débat, la privatisation a été suivie de plusieurs années de dégradation des investissements, et la compétence relative aux infrastructures ferroviaires a dû être confiée à une société à but non lucratif soumise au contrôle des pouvoirs publics. Au vu de ces exemples, la dette indéniablement importante de la Sncf (de l’ordre de 54 milliards d’euros) peut être considérée comme un investissement, puisqu’elle est gagée sur des infrastructures dont le caractère stratégique participe directement de l’attractivité du territoire français. Cela ne signifie pas que la Sncf ne doive pas être réformée pour surmonter des difficultés reconnues en matière de maintenance, de réseau régional ou de qualité du service au quotidien, ni que la question de la dette n’appelle pas de solutions. Le syndicat des cadres supérieurs de la Sncf, en demandant au gouvernement des réponses concrètes sur tous ces sujets, a d’ailleurs insisté sur la nécessité d’une vision de long terme et d’une régulation publique. Car ces manques tiennent aussi aux limites de l’État actionnaire et à une stratégie du tout-Tgv qui a flatté la culture de l’exploit technologique et participé à la construction à marche forcée de la France des métropoles.
Une réforme politique
Le tableau est donc nettement plus nuancé que la caricature de cheminots arc-boutés sur des privilèges anachroniques. Était-il donc nécessaire de noircir à ce point la situation, de précipiter le calendrier et de placer au centre la question de la résistance des personnels au changement ?
Face à cette présentation tronquée de la réalité, on est en droit de s’interroger sur les objectifs politiques de cette réforme. Les cheminots étaient sans doute destinés à permettre au gouvernement de faire un exemple, à double titre. D’abord pour donner l’image d’une équipe politique surmontant, vingt ans après, le traumatisme de 1995. Mais on peut surtout y voir un avertissement plus large à tous ceux qui ont encore « la chance » de bénéficier d’un statut, les fonctionnaires de l’État, des collectivités territoriales ou de la fonction publique hospitalière : les statuts ne sont pas modernes, ils sont voués à disparaître.
S’agit-il vraiment alors d’une « réforme équilibrée », pour reprendre les mots du Premier ministre, ou même d’une réforme tout court ? Le plus regrettable est sans doute que le gouvernement était pleinement légitime à mettre sur la table la question d’une véritable réforme de la Sncf, pour une série de raisons : explosion des formes de mobilités, place du rail relativement à la route et à l’avion, échec du fret, questions environnementales, inégalités territoriales et nécessité du désenclavement, réflexions sur la dette et les orientations du financement public. Mais cela aurait demandé de prendre davantage de risques en reconnaissant la complexité et l’imbrication des dossiers et en impliquant des acteurs plus nombreux.
Ce qui est en cause,
c’est bien de réfléchir au rail comme à un bien public, plutôt que de plaquer sur ce sujet
une logique de marché
qui ne fonctionne pas.
Car il y a là matière à un large débat de société, à un dialogue social nourri et à une réflexion sur le rôle de l’État lorsqu’il s’agit de réguler, d’orienter, d’aider à faire des choix. Dans son rapport « Ensemble pour le fer » de mars 2018, sorte de contre-rapport Spinetta, la Cgt-Cheminots rappelait notamment combien le rail est un mode de transport économique, fiable et durable si l’on prend en compte l’ensemble des externalités économiques. Elle soulignait également la place des petites lignes dans l’aménagement du territoire et les obligations de service public, et montrait combien, malgré ces constats, les mesures en faveur de la route l’emportent toujours haut la main[4]. Si l’on peut comprendre les nécessités de l’intermodalité, encore faut-il oser débattre de ces choix collectifs à l’heure du réchauffement climatique. En France, le secteur des transports est le premier émetteur de gaz à effet de serre (29 % des émissions), et une stratégie globale en faveur du rail devrait être l’un des piliers de l’application de l’accord de Paris issu de la Cop21. Mais faire ce choix impliquerait de surmonter d’innombrables résistances qui vont des automobilistes aux entreprises multinationales de transport. On se souviendra sur ce point de l’abandon en rase campagne de l’écotaxe face à la révolte des Bonnets rouges. On évoquera aussi la dégradation continue de la situation du fret dont le Grenelle de l’environnement avait pourtant fait une priorité il y a dix ans. La promesse du Grenelle était d’augmenter la part du fret ferroviaire à 25 % du transport de marchandise. Or elle s’est effondrée à moins de 10 % en 2013 (contre 19 % en 2007). Dans le même temps, l’Allemagne a porté cette part à près de 25 %. Vous avez dit volonté politique ? Les réformes les plus profondes et les plus courageuses sont rarement les plus faciles à expliquer, à faire accepter et a fortiori à mettre en œuvre.
Or ce qui est en cause, c’est bien de réfléchir au rail comme à un bien public, plutôt que de plaquer sur ce sujet une logique de marché qui ne fonctionne pas. La concurrence européenne n’est ni une contrainte insurmontable – l’aménagement des calendriers existe – ni un remède magique. C’est dans cette optique que la question du statut devrait être envisagée, ni comme un veau d’or ni comme un tabou : le statut des cheminots est-il compatible avec la place du transport ferroviaire dans notre projet de société ou devrait-il être adapté (sans moins-disant social) ? Le rail est un mode de transport central pour une société post-Cop21, où le droit aux mobilités se conjuguerait avec l’égalité des territoires et le respect de la planète. Comment lui donner alors la place qui lui revient ? Tel devrait être l’horizon d’une véritable réforme.
[1] - 41% des Français jugeaient la grève justifiée et 62 % souhaitaient voir le gouvernement aller au bout de sa réforme fin avril (sondage Ifop pour le Journal du Dimanche du 28 avril 2018). À noter néanmoins que la cagnotte en solidarité avec les grévistes lancée par le sociologue Jean-Marc Salmon a dépassé en un mois le montant record de 950 000 euros.
[2] - Notamment Jean Finez et Dominique Andolfatto, « Réforme de la Sncf : en finir avec les données fausses sur les chemins de fer », The Conversation, 2 avril 2018.
[3] - Samuel Chalom, « La suppression du statut des cheminots pourrait coûter à la Sncf plus cher que son maintien », Capital, 15 mars 2018.
[4] - En 2016, 50 % des investissements publics de transport étaient destinés à la route contre 21 % au rail et 8 % aux ports, aéroports et voies fluviales.