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L’information au risque de la guerre

En conférant un statut stratégique à l’information, la guerre fait peser des pressions inédites sur les institutions chargées de la produire et de la diffuser. Premier conflit d’envergure à l’ère numérique, la guerre en Ukraine révèle combien la lutte pour l’information peut y être âpre et protéiforme, notamment sur Internet, où les possibilités de manipulation sont démultipliées.

« La vérité est la première victime de la guerre1 », déclare en 1915 Ethel Annakin, épouse d’un parlementaire britannique travailliste. Cette formule, devenue proverbiale, attribuée tantôt à Kipling tantôt à Eschyle, illustre le bouleversement introduit par la Première Guerre mondiale dans le plus ancien régime libéral européen. Dès le 4 août 1914, le gouvernement britannique fait couper les câbles télégraphiques sous-marins allemands, pour priver les États-Unis, neutres, de toute information en provenance de l’adversaire. Le chancelier de l’Échiquier, David Lloyd George, fait ensuite installer à Wellington House le Bureau de la propagande de guerre (War Propaganda Bureau), chargé secrètement, sous la houlette du Foreign Office, de convaincre l’opinion publique des pays neutres de basculer du côté des Alliés. S’ensuit une gigantesque opération de propagande, au moyen notamment de fausses informations, comme le mythe des enfants belges aux mains coupées par les Allemands, destiné à influencer l’opinion publique américaine2. Depuis 1914, dans les monarchies parlementaires comme dans les démocraties libérales, la liberté de l’information n’a jamais résisté au souffle de la guerre. À la censure et aux dispositifs classiques de contrôle de la production de l’information viennent s’ajouter des techniques toujours plus furtives de manipulation de l’information par des acteurs tant étatiques que privés, de sorte que l’information, à l’ère numérique, est plus exposée que jamais au risque que fait peser sur elle la guerre.

Censure et bourrage de crâne

La forme la plus classique de contrôle de l’information en temps de guerre est la censure. En France, en 1914, le gouvernement a instauré une censure préventive, en confiant le soin au Bureau de la presse, nouvellement créé, de viser toute information à caractère militaire avant sa publication. Dès septembre 1914, les reporters se sont vus privés d’accès au front et, en 1917, l’armée s’est dotée d’un Service d’information aux armées, avec ses correspondants accrédités, soigneusement encadrés, comme le sont depuis plus récemment tous les journalistes « intégrés » (embedded) aux unités militaires. Les journaux français de 1914 se plient d’autant plus volontiers à ces règles que le précédent conflit avait vu une partie des troupes françaises encerclées à la suite de la publication malencontreuse des positions françaises dans la presse. « À cette heure où la patrie est en péril, peut-on lire dans L’Écho de Paris le 3 août 1914, la presse française a un impérieux devoir : celui de ne rien publier qui n’ait été authentifié et certifié exact par les ministères de la Guerre et de l’Intérieur, de ne rien publier non plus qui pourrait renseigner l’ennemi sur nos positions militaires. […] Toute nouvelle publiée sans l’assentiment du gouvernement et des autorités militaires constituerait une manière de trahison. » Dans toute guerre, l’autocensure patriotique des médias est au minimum une règle tacite, parfois une contrainte imposée par l’organe de régulation. En France, pendant la guerre du Golfe, en 1991, les rares interventions du Conseil supérieur de l’audiovisuel concernaient des reportages dans lesquels on pouvait trop facilement localiser les troupes françaises ou dans lesquels on « portait atteinte au moral des troupes » en diffusant le témoignage de militaires mécontents.

Outre la censure et l’autocensure, les autorités civiles et militaires ne se sont jamais privées d’influencer le traitement du conflit en régulant, d’une part, l’accès des médias aux sources et, d’autre part, l’accès des uns et des autres aux médias, ce qui, en régime de liberté de la presse, se révèle aussi discret qu’efficace. La presse américaine, accusée par les conservateurs d’avoir fait « perdre la guerre » du Vietnam en révélant les horreurs du conflit, est en réalité restée strictement dans les limites du débat fixées par les administrations Johnson et Nixon. Les médias américains, tout en dénonçant le coût humain du conflit, n’en ont pas davantage remis en cause le bien-fondé qu’ils n’ont déconstruit le mythe selon lequel il s’agissait non pas d’une guerre civile, mais d’une guerre visant à défendre le Sud-Vietnam contre une agression Viêt-Cong. Ils n’ont jamais mentionné la guerre clandestine menée au Laos ni les bombardements massifs de ce pays.

En temps de guerre, non seulement le cadre de traitement de l’information est circonscrit par l’accès aux sources officielles, mais les moyens de faire connaître ses opinions par voie de presse sont très déséquilibrés selon que l’on soutient ou non le conflit. Aux États-Unis, les intellectuels et artistes hostiles à la guerre en Afghanistan et en Irak ont ainsi dû payer de leur poche des espaces publicitaires pour exprimer leur point de vue. Le patriotisme exacerbé ne trouve, quant à lui, aucun mal à s’exprimer. Pendant la Première Guerre mondiale, les combattants français ont qualifié de « bourrage de crâne » la vision fantasmatique de la guerre véhiculée par la presse populaire parisienne, qui relayait sans filtre les informations parfois surréalistes de l’état-major. Les outrances de la propagande de guerre ont d’autant plus de probabilité d’avoir du succès qu’elles rencontrent les attentes du public : toute information allant dans le sens d’une guerre courte et victorieuse a toutes les chances d’être reçue pour vraie, sans examen. Enfin, en régime concurrentiel, les informations sensationnelles ont le grand mérite de trouver un vaste public. Un jour, frustré de ne pas obtenir de son correspondant en Nouvelle-Guinée des récits de la guerre civile aussi sensationnels que ceux d’un de ses concurrents, Rupert Murdoch demande à ses journalistes de les inventer. Pendant la guerre des Malouines, en 1982, il fait du Sun un journal belliciste, à la tonalité caractéristique du jingoïsme. En 2003, sa chaîne Fox News devient un allié incontournable de l’administration Bush dans la guerre en Irak, traitée dans un récit qui mêle patriotisme exacerbé, info-divertissement et mise en récit (storytelling). Avec l’aide de Roger Ailes, Rupert Murdoch a marginalisé, en les privant d’antenne, les élus républicains attachés à la tradition isolationniste de leur parti. Aujourd’hui, au contraire, dans le but de conserver le public captif de Fox News, composé pour l’essentiel de partisans ou anciens partisans de Donald Trump, Rupert Murdoch accepte que son présentateur vedette, Tucker Carlson, relaye la propagande russe à l’antenne. La finalité ultime d’une guerre pour un magnat des médias reste le profit.

Propagande en temps de guerre

La propagande en temps de guerre obéit à dix règles immuables résumées par Anne Morelli : « Nous ne voulons pas la guerre . Le camp adverse est seul responsable de la guerre . L’ennemi a le visage du diable . C’est une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers . L’ennemi provoque sciemment des atrocités . L’ennemi utilise des armes non autorisées . Nous subissons très peu de pertes ; les pertes de l’ennemi sont énormes . Les artistes et intellectuels soutiennent notre cause . Notre cause a un caractère sacré . Ceux qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres3. » Sauf exception, ces principes s’appliquent à tous les belligérants, agresseurs comme agressés, démocratiques comme autoritaires. Ils constituent aujourd’hui le socle de la propagande russe comme celui de la propagande ukrainienne. Ils constituaient jadis les bases de la propagande du régime irakien, comme celle de la coalition qui a envahi l’Irak en 2003.

La propagande de guerre est une construction de la réalité. Elle est indifférente à la réalité, et parfois à la vérité. En atteste l’exemple célèbre de la guerre du Vietnam, analysé par Hannah Arendt : en 1971, la publication des Pentagon Papers révèle que l’administration Johnson savait dès 1965 que la guerre ne pourrait pas être gagnée sur le terrain. Pourtant, non seulement les États-Unis ont accentué leur engagement militaire, mais le président Johnson en personne n’a cessé jusqu’en 1968 d’affirmer que la victoire était proche. Cette tromperie délibérée s’explique, aux yeux de Hannah Arendt, par la force du mensonge, qui est « souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le mensonge possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre4 ». Or, à la différence de la désinformation militaire (l’intox), qui vise à tromper l’ennemi, ce mensonge est destiné à tromper sa propre opinion publique ainsi que le Congrès. « L’objectif, écrit Arendt, était désormais la formation même de cette image, comme cela ressort à l’évidence du langage utilisé par les spécialistes de la solution des problèmes, avec ses termes de “scénarios” et de “publics”, empruntés au vocabulaire du théâtre5. » La guerre du Vietnam était, en définitive, le théâtre d’une bataille pour l’esprit des Américains. Ne pouvant être gagnée sur le terrain, elle devait l’être dans l’opinion, par le recours à la manipulation et au mensonge.

Le même cas de figure se présente en 2004, lorsque la guerre en Irak, annoncée victorieuse par George W. Bush, s’enlise. Le journaliste Ron Suskind révèle qu’un proche conseiller du président des États-Unis, très probablement Karl Rove, s’est vanté auprès de lui de manipuler les journalistes : « Nous créons notre propre réalité, et pendant que vous étudiez cette réalité […], nous agirons de nouveau, créant d’autres réalités nouvelles, que vous pourrez étudier aussi, et c’est comme cela que les choses vont se régler : nous sommes les acteurs de l’histoire… et vous, vous tous, il ne vous restera plus qu’à étudier ce que nous faisons6. » Depuis le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, la Russie poutinienne adopte la même démarche : par un discours propagandiste détaché de toute réalité, elle mène une guerre de l’information contre sa propre population. Il s’agit moins de l’emporter sur le terrain que de bâtir l’image d’une victoire prochaine. Les théoriciens russes appellent « contrôle réflexif de la sphère informationnelle » ce que les Américains nomment « management de la perception » : dans l’un comme dans l’autre cas, il s’agit de mettre en fiction la perception de la réalité, au service d’une image de la guerre conforme aux buts qu’on lui assigne. Ron Suskind qualifiait de « Realpolitik de la fiction », ce désir de « miner le débat public fondé sur des faits ». Aujourd’hui, on parlerait plutôt d’ère post-vérité pour qualifier cet âge du relativisme.

En temps de guerre, la mission de manipulation de l’information échoit généralement aux services de renseignement. Pendant la guerre froide, la CIA a été en mesure d’injecter de la désinformation dans les médias occidentaux avec le recours de plus de quatre cents « agents » : officiers se faisant passer pour des journalistes, propriétaires de journaux (comme Rupert Murdoch) ou rédacteurs en chef ayant passé des accords secrets, ou encore pigistes mobilisés à la demande. La CIA a également utilisé des sociétés écrans et des fondations fictives pour prendre une participation majoritaire dans des organes de presse. « Nous avions, déclare un ancien de l’agence américaine de renseignement, au moins un journal dans chaque capitale étrangère à tout moment7. » De son côté, le célèbre département A du KGB a eu recours à des agents infiltrés et des « sources » savamment entretenues pour diffuser des théories du complot néfastes pour les États-Unis. En 1983, il lance l’opération Infektion, qui consiste à disséminer en Afrique sub-saharienne la théorie du complot selon laquelle les États-Unis auraient créé en laboratoire le virus du sida avant de l’inoculer aux Africains. En temps de guerre, les services de renseignement militaire sont plus spécifiquement chargés des missions d’intoxication de l’adversaire, par la diffusion de fausses informations, comme, classiquement, l’annonce de la reddition de soldats ennemis par divisions entières, quasi systématiquement relayée par la presse occidentale, avide d’informations. Lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, la fausse information selon laquelle le président Volodymyr Zelensky avait fui Kiev a fait le tour du monde avant d’être démentie par le président ukrainien en personne, qui a diffusé une vidéo le montrant dans les rues de sa capitale.

Depuis plusieurs décennies, les États désireux d’influencer la perception d’une guerre par les opinions publiques et les décideurs ont de plus en plus recours à l’industrie des relations publiques. Aux États-Unis, la société Hill+Knowlton a longtemps entretenu des liens étroits avec la CIA, qui plaçait des agents sous couverture dans ses bureaux à l’étranger. En 1990, après l’invasion du Koweït par l’Irak, le patron de Hill+Knowlton, Robert L. Dilenschneider, accepte un mandat du groupe Citoyens pour un Koweït libre, financé par la famille royale koweïtienne en exil, pour mobiliser l’opinion publique américaine contre Saddam Hussein. Hill+Knowlton coordonne alors la plus vaste campagne d’influence menée par un pays étranger aux États-Unis depuis les années 1930. La société de relations publiques organise des conférences de presse visant à dénoncer les « crimes de l’armée d’occupation irakienne », fournit des reportages clé en main aux télévisions et distribue un livre de 154 pages détaillant les atrocités prétendument commises par les Irakiens au Koweït8. Le 10 octobre 1990, elle organise le faux témoignage de la fille de l’ambassadeur du Koweït aux États-Unis, qui se fait appeler Nayirah et décrit devant les télévisions du monde entier des scènes de pillage, de torture et de meurtres de bébés prématurés sortis de leurs couveuses. Sans cette campagne, il n’est pas certain que le Sénat américain se serait prononcé en faveur de la guerre.

À l’ère numérique

Si la guerre de l’information obéit à des principes immuables (tromper l’adversaire, fabriquer la concorde chez soi et la discorde chez l’ennemi…) les progrès technologiques ont considérablement modifié ses techniques et amplifié ses effets. Il en va bien sûr ainsi des médias électriques (radio, télévision), mais plus encore des médias électroniques (satellite, Internet).

Depuis quinze ans, l’essor des réseaux sociaux numériques, comme Facebook, qui ont bâti leur modèle économique sur la publicité micro-ciblée, ont démultiplié les possibilités de manipulation en temps de guerre. Pour commencer, ces plateformes introduisent un filtre algorithmique dans l’accès à l’information, qui a pour effet d’enfermer la plupart de leurs utilisateurs, à leur insu, dans une bulle de propagande. En 2018, la modification des algorithmes de Facebook a conduit à privilégier les « interactions sociales significatives » (meaningful social interactions) des utilisateurs avec leurs « amis », au détriment de l’information délivrée par les médias auxquels ils sont, parfois, abonnés. Cela a favorisé à grande échelle la viralité de contenus en provenance de médias « alternatifs », au contenu propagandiste plus ou moins assumé, et ouvert un boulevard aux manipulateurs de masse qui, par le recours à la publicité, pouvaient promouvoir le contenu le plus conforme à leurs intérêts ou à ceux de leurs clients.

Ensuite, le perfectionnement constant des modèles d’analyse prédictive de ces plateformes a conduit à un bouleversement majeur dans la segmentation des publics : l’invention, il y a douze ans, de l’analyse prédictive de la personnalité des utilisateurs sur la base de leur comportement sur les réseaux sociaux permet de micro-cibler les personnes les plus fragiles ou les plus susceptibles d’adhérer à la vision du monde qu’on leur propose. Dans son livre-témoignage sur son rôle dans l’affaire Cambridge Analytica, Christopher Wylie décrit comment les données Facebook dont il disposait sur des millions d’électeurs américains lui ont permis d’identifier des individus à la fois névrosés, narcissiques, machiavéliens et psychopathes, qui se révélaient sujets à des impulsions colériques aussi bien qu’à une pensée conspirationniste9. L’équipe de Cambridge Analytica s’est employée ensuite à les attirer dans des groupes Facebook où ils étaient exposés à des publicités dont les tests avaient montré qu’elles avaient de grandes probabilités d’attiser leur colère et de les pousser à s’engager. Le psychologue de l’équipe, Aleksandr Kogan, a mené des projets semblables en Russie, pour encourager des individus à mener des activités de trolling et de harcèlement en ligne. Depuis le scandale Cambridge Analytica, ces technologies de micro-ciblage psycho métrique se sont assez largement diffusées. De nos jours, les individus micro-ciblés sur la base de leurs caractéristiques psychologiques forment, à leur insu, les fantassins de la guerre numérique de l’information. Les propagandistes exploitent leurs caractéristiques psychologiques pour répercuter à grande échelle théories du complot, récits alternatifs et, plus largement, toute forme de désinformation.

La guerre en Ukraine est le premier conflit majeur de l’ère numérique.

L’essor considérable de la croyance dans les théories du complot ne peut être expliqué uniquement par la crédulité des foules ; elle est, très souvent, le produit délibéré d’entreprises de fabrique du doute. La défiance envers les autorités et les médias établis est en effet le principal combustible de la propagande numérique au xxie siècle. Grâce à elle et aux réseaux sociaux numériques, il est devenu aisé de semer le doute sur des faits pourtant solidement établis : après la destruction du vol MH17 au-dessus du Donbass en 2014, pas moins de treize théories du complot ont été diffusées par la propagande russe pour semer le doute quant à la responsabilité des séparatistes pro-russes équipés d’un missile Buk. Les récits alternatifs diffusés par les organes de propagande en temps de guerre sont présentés comme des outils de « réinformation » contre la « désinformation » des médias occidentaux dominants, présentés comme l’expression de la « pensée unique » ou de l’establishment. Ils ont pour effet de relativiser non seulement le point de vue de l’adversaire, mais l’idée même de faits objectifs, au profit de vérités subjectives concurrentes. La guerre en Ukraine est le premier conflit majeur de l’ère numérique où l’information en source ouverte permet aux journalistes, comme à des collectifs tels que Bellingcat, de dévoiler pratiquement en temps réel la propagande et l’intox. En outre, au début du conflit, les services de renseignement américains ont eu recours à la déclassification immédiate de leurs informations à des fins de contre-propagande, avec pour effet d’atténuer la portée des campagnes d’intox et de désinformation russes. En même temps, la guerre en Ukraine est le premier conflit à se dérouler à l’ère du micro-ciblage comportemental sur les réseaux sociaux, ce qui explique en partie pourquoi tant de personnes continuent d’adhérer à des théories du complot ou à des mensonges, comme la prétendue mise en scène des massacres de Boutcha ou du bombardement de Marioupol. C’est là l’un des plus grands paradoxes de l’ère informationnelle numérique : la fausse monnaie (la désinformation) chasse la bonne (l’information soigneusement recoupée et vérifiée), à la faveur de l’instrumentalisation propagandiste des algorithmes des réseaux sociaux.


La guerre de l’information continue donc d’encourager dans les démocraties un état de confusion informationnel qui accroît le scepticisme. Ses instigateurs instrumentalisent la défiance envers les médias et les institutions, tout en contribuant à l’accroître davantage. C’est pourquoi les mesures nécessaires adoptées jusque-là pour lutter contre la désinformation numérique, qu’il s’agisse de la régulation des médias et des plateformes numériques ou du développement de dispositifs de fact-checking et d’éducation aux médias, ne peuvent suffire. Tant que la défiance envers les médias caractérisera une part importante de l’opinion, la désinformation prospérera. Il est indispensable et urgent, si l’on veut préserver les démocraties libérales, de rétablir la confiance dans les médias destinés au grand public. Cela suppose de préserver le financement pérenne des médias publics et de les rendre davantage indépendants à l’égard de la publicité. Cela suppose également de mettre un terme au processus d’hyper-concentration des médias et de favoriser le développement de journaux destinés au grand public, indépendants tant à l’égard du pouvoir politique que des pouvoirs économiques. Des médias libres, indépendants, voués à la recherche de la vérité au service de l’intérêt général, sont la condition indispensable pour que la vérité ne soit plus la première victime de la guerre.

  • 1. Charles Clay Doyle, Wolfgang Mieder et Fred R. Shapiro (sous la dir. de), The Dictionary of Modern Proverbs, New Haven, Yale University Press, 2012, p. 265.
  • 2. Voir Suzanne Tassier, La Belgique et l’entrée en guerre des États-Unis (1914-1917), Bruxelles, La Renaissance du livre, 1950.
  • 3. Anne Morelli, Principes élémentaires de propagande de guerre. Utilisables en cas de guerre froide, chaude ou tiède, Bruxelles, Labor, 2001.
  • 4. Hannah Arendt, « Du mensonge en politique. Réflexions sur les documents du Pentagone », dans Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, trad. par Guy Durand, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 11.
  • 5. Ibid., p. 21.
  • 6. Ron Suskind, “Faith, Certainty and the Presidency of George W. Bush”, The New York Times Magazine, 17 octobre 2004.
  • 7. Cité par Nick Davies, Flat Earth News: An Award-winning Reporter Exposes Falsehood, Distortion and Propaganda in the Global Media, Londres, Chatto & Windus, 2008, p. 225.
  • 8. Voir Jean P. Sasson, The Rape of Kuwait: The True Story of Iraqi Atrocities Against a Civilian Population, New York, Knightsbridge Publishing Company, 1991.
  • 9. Christopher Wylie, Mindfuck. Le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, trad. par Aurélien Blanchard, Paris, Grasset, 2020.

David Colon

Historien, enseignant et chercheur à Sciences Po, David Colon a reçu le prix Akropolis et le prix Jacques Ellul pour Propagande (Belin, 2019 ; Champs Flammarion, 2021). Il est également l’auteur des Maîtres de la manipulation (Tallandier, 2021) et de Rupert Murdoch. L’empereur des médias qui manipule le monde (Tallandier, 2022).…

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Le terme de « médias » est devenu un vortex qui unifie des réalités hétérogènes. Entre les médias traditionnels d’information et les plateformes socio-numériques qui se présentent comme de nouvelles salles de rédaction en libre accès, des phénomènes d’hybridation sont à l’œuvre : sur un même fil d’actualité se côtoient des discours jusqu’ici distincts, qui diluent les anciennes divisions entre information et divertissement, actualité et connaissance, dans la catégorie nouvelle de « contenus ». Émergent également, aux côtés des journalistes, de nouvelles figures médiatrices (Youtubers, streamers, etc.). L’ambition de ce dossier, coordonné par Jean-Maxence Granier et Éric Bertin, est d’interroger le médiatique contemporain et de le « déplier », non pour regretter un âge d’or supposé mais pour penser les nouveaux contours de l’espace public du débat, indispensable à la délibération démocratique. À lire aussi dans ce numéro : Pourquoi nous n’avons jamais été européens, Les raisons de lutter, Annie Ernaux et le dernier passeur et la dernière apparition de Phèdre.