
Œdipe roi ou l'invention de la vérité judiciaire
Élu au Collège de France en 1970, Michel Foucault consacre sa première année de cours, dont ces pages sont tirées, à la question du désir de la connaissance dans la Grèce antique. Étape cruciale de notre rapport au pouvoir, la volonté de savoir connaît une construction à travers l’enquête judiciaire : d’où vient le mal qui frappe la Cité ? Le philosophe montre ici magistralement comment la tragédie noue la recherche de la vérité, la production du savoir et la justification du pouvoir.
Le texte qui suit est un large extrait de la leçon donnée par Michel Foucault au Collège de France le 17 mars 1971. Cette leçon conclut la première année d’enseignement de Foucault au Collège, après son élection en 1970 à la chaire d’« Histoire des systèmes de pensée ». Le philosophe y présente un cours sur la volonté de savoir, un thème qui devait l’occuper au moins jusqu’à la publication en 1976 du premier tome de l’Histoire de la sexualité, précisément intitulé la Volonté de savoir. Mais il ne s’agit pas, dans ces leçons, du rapport entre le sexe et l’Occident, plutôt des sources du désir de connaissance dans la Grèce antique. Dans des analyses patientes d’Aristote et de la sophistique, Foucault met à l’épreuve son hypothèse nietzschéenne selon laquelle la volonté de savoir n’est nullement désintéressée, mais répond à des enjeux de pouvoir et de puissance. C’est donc tout naturellement qu’il rencontre l’histoire des modalités judiciaires d’établissement de la vérité dans la Grèce antique. Le texte qu’on va lire étudie les « procédures de vérité » à l’œuvre dans la tragédie de Sophocle, Œdipe roi.
Nous remercions les éditions du Seuil d’avoir autorisé la publication de cet extrait. Les Leçons sur la volonté de savoir paraîtront en février 2011. L’édition de ce volume est établie par Daniel Defert dont nous reprenons les notes de bas de page.
La superposition juridico-religieuse du crime et de la pureté implique un rapport nouveau à la vérité. En effet : l’impureté est maintenant une qualification individuelle constituée par le crime ; cette impureté est le principe de contacts dangereux qui se propagent dans tout l’espace de la cité ; il est donc important de savoir si le crime a été commis et par qui.
La démonstration de la vérité devient une tâche politique. L’impureté et ses effets comportent avec eux l’exigence d’une recherche de ce qui s’est passé.
Créon. – […] Le roi Apollon nous ordonne expressément de délivrer cette contrée d’une souillure qu’elle a nourrie dans son sein, de ne pas la laisser grandir et devenir incurable.
Œdipe. – Par quelle purification1 ? Il s’agit de quel malheur ?
Créon. – En exilant un coupable ou en faisant expier un meurtre par un meurtre, car ce sang cause les malheurs de Thèbes […]2, le dieu aujourd’hui ordonne clairement de punir les meurtriers, quels qu’ils soient3.
Œdipe. – En quel endroit sont-ils ? Où découvrirons-nous cette piste difficile d’un crime ancien ?
Créon. – En cette contrée. Il l’a dit. Ce qu’on cherche, on le trouve ; ce qu’on néglige, nous échappe4.
1/ À l’époque archaïque, la recherche de ce qui s’est passé n’était pas l’élément premier et déterminant de la procédure. Pour deux raisons :
L’essentiel, c’était que le déroulement des défis et des restitutions soit correct. La scène du bouclier – non pas : y a-t-il eu crime ? Mais : y a-t-il eu restitution ? Le jugement ne portait pas sur le fait, mais sur la procédure.
Le serment décisoire ne sert pas à dévoiler la vérité, mais à mettre le jureur dans un double risque. S’il a commis le crime, s’il jure que non, alors il en sera puni pour cette double faute. Mais la démonstration de ce qui s’est passé est laissée aux dieux, qui la signifieront par leur vengeance.
Dans la contestation Ménélas-Antilochos, on ne fait pas appel à l’histor5. Mais dans Œdipe, quel soin pour retrouver le témoin !
2/ C’est qu’à partir du moment où le crime produit la souillure, où la souillure atteint la cité6, et où l’exclusion est requise, il faut maintenant savoir : si ; par qui ; comment.
a – Les lois de Dracon prévoient que soit déterminé le fait du crime et que, s’il s’agit d’un crime involontaire, il y ait enquête. Bien sûr, ce n’est pas encore la cité qui prend en charge la démonstration. Les témoignages sont assurés par les parties et les témoins sont des cojureurs.
La vérité est encore prise dans la forme de la lutte. Mais le jugement, en décidant de la victoire d’une des deux parties, se trouve porter sur ce qui s’est passé, non plus seulement sur l’accomplissement d’une procédure mais sur la réalité d’un fait.
b – Il est caractéristique que parmi les preuves du fait, on trouve longtemps encore des signes de pureté. Dans les plaidoyers [de l’époque] classique, les accusés disent souvent : Je ne suis pas coupable, puisqu’on ne m’a pas interdit l’entrée de l’agora7, puisque je n’ai pas fait naufrage, puisque je n’ai eu aucun malheur.
C’est plutôt le signe que l’épreuve est présente encore, mais comme signe de vérité. Tant il est vrai que l’effet de l’impureté et la réalité du fait sont liés l’un à l’autre. Il faut que la réalité du fait soit établie pour qu’on échappe aux effets de l’impureté.
Inversement, les effets de l’impureté (ou leur absence) confirment ou infirment la réalité du fait.
c – Toute la tragédie d’Œdipe est parcourue par l’effort de toute la cité pour transformer en faits [constatés] la dispersion énigmatique des événements humains (meurtres, pestes) et des menaces divines.
À partir du moment où le miasma8 règne sur la cité, c’est qu’il y a quelque chose à savoir. C’est qu’il y a une énigme à résoudre. Et le Prêtre le dit à Œdipe : on s’adresse à lui, dans la mesure où il a su répondre à la cruelle chanteuse9.
Les effets de l’impureté dressent aussitôt les pièges du savoir. Mais ce savoir, ce n’est pas celui des règles à appliquer ; ce n’est pas celui qui répond à la question : que faut-il faire ? C’est celui qui répond à la question : qui ?
Le Prêtre et Œdipe parlaient encore au début en termes de « ce qu’il y a à faire », bien que la réponse au sphinx indique clairement qu’Œdipe est l’homme qui répond à la question : qui ? L’oracle d’Apollon rectifie la question ; ou plutôt, à la question : que faut-il faire ?, il répond : ce qu’il faut faire, c’est chercher qui. Et chercher qui, non point pour commencer un rite complexe de purification. Mais sûrement pour exclure : exil ou mort.
Or ce « qui », ce n’est pas Tirésias qui le dira10. Bien sûr il sait, et en un sens le dit. Mais il ne le nomme pas et il ne l’a pas vu. À sa sentence il manque le nom, comme à son visage manque le regard.
À la question : qui ? répondra non pas le voyant mais celui qui a vu. Ou plutôt ceux qui ont vu : le Serviteur qui a vu la naissance d’Œdipe et qui est justement le seul des témoins à avoir survécu au meurtre de Laïos ; le Messager qui a vu Œdipe enfant et qui est justement celui qui vient annoncer la mort de Polybe.
Pour répondre à la question : qui ? nulle sagesse n’était requise. Deux serviteurs effarouchés suffisent pour répondre à la question posée par Apollon. Parmi tous ces aveugles, ils ont vu. Et la vérité que les prêtres et les rois ignoraient, que les dieux et les devins celaient en partie, elle était détenue au fond d’une cabane par un esclave qui avait été témoin, histor.
Conclusion
1/ On le voit : la souillure est liée à la vérité. La pratique juridique et sociale dont la souillure est un élément implique comme pièce essentielle l’établissement d’un fait : il faut savoir si un crime a été commis et par qui11. À l’époque archaïque12, on transmettait aux dieux le soin de venger éventuellement un crime dans le cas où il aurait été commis, et c’est l’événement de cette vengeance qui à la fois faisait éclater l’événement du crime et le compensait au-delà même de toute rétribution humaine. Il y avait deux événements dont l’un faisait, rétrospectivement, fulgurer l’autre, et le temps de l’abolir : entre les deux une pure attente – indécision, imminence indéfinie.
Maintenant le rite de purification exige que soit posée la vérité du fait. Du crime à sa punition, le passage [s’opère13] par l’intermédiaire d’une réalité montrée et d’un fait dûment constaté. La vérité, au lieu d’être dans l’éclair entre deux événements dont l’un manifeste et détruit l’autre, constitue le seul passage légitime de la souillure à ce qui doit l’effacer.
L’événement est transformé en fait.
2/ Et la vérité devient ainsi la condition première ou en tout cas primordiale de la purification. Dans le système archaïque, la foudre de la vengeance divine portait, un instant, l’éclair de la vérité ; celle-ci ne scintillait que dans l’événement. (Le rite ne concernait pas la vérité, mais le transfert des hommes aux dieux.)
Maintenant elle est requise par le rite et elle fait partie du rite. L’impureté ne redeviendra pure, ou plutôt l’impureté ne sera séparée de la pureté que par l’intermédiaire de la vérité établie. La vérité prend place dans le rite. Le rite fait place à la vérité. Et la vérité a bien une fonction lustrale. La vérité sépare. Fonction lustrale de la vérité.
La vérité, c’est ce qui permet d’exclure ; de séparer ce qui est dangereusement mélangé ; de distribuer comme il faut l’intérieur et l’extérieur ; de tracer les limites entre ce qui est pur et impur.
La vérité désormais fait partie des grands rituels juridiques, religieux, moraux, requis par la cité. Une cité sans vérité est une cité menacée. Menacée par les mélanges, les impuretés, les exclusions non accomplies. La cité a besoin de la vérité comme principe de partage.
Elle a besoin des discours de vérité comme de ceux qui maintiennent les partages.
Un nouveau rapport à la vérité
Mais la structure juridico-religieuse de la pureté enveloppe un autre type de rapport à la vérité. Voici comment on pourrait le spécifier :
a – Celui qui est impur menace de son impureté tous ceux qui l’entourent. Il est un péril pour la famille, pour la cité, pour ses richesses. Là où il est, « la ville est submergée par une houle de sang, elle périt en ses germes profonds, elle périt dans ses troupeaux ; elle périt dans les avortements des femmes14 ».
Partout où règne le nomos, c’est-à-dire dans tout l’espace qui constitue la cité, le criminel est dangereux. Sa souillure compromet l’ordre des choses et des hommes.
b – C’est pourquoi il faut l’exclure de ce nomos, de cet « espace social » qui définit la cité.
Nul ne doit le recevoir, ou lui adresser la parole ou le faire participer aux prières et aux sacrifices des dieux ; nul ne doit partager avec lui l’eau lustrale ; tous doivent l’éloigner de leurs maisons15.
L’impur, dans ses effets, est coextensif au nomos et doit être aussi coextensive au nomos la région dont il est exclu.
c – Mais en quoi est-il impur ? En quoi consiste cette impureté ? Quel est donc le geste qui le qualifie comme impur ? C’est d’avoir ignoré volontairement ou involontairement le nomos.
Chez le héros homérique, le châtiment se produisait soit parce qu’il avait (dans un instant d’aveuglement) oublié la règle, soit parce qu’il avait provoqué la jalousie des dieux.
Sous le règne du nomos, la faute consiste à ignorer une loi qui est là, visible et connue de tous, publiée dans la cité et déchiffrable même dans l’ordre de la nature. L’impur c’est celui qui a eu les yeux fermés sur le nomos. Il est impur parce qu’il est anomos.
d – Mais si on est impur pour avoir été aveugle au nomos, dès qu’on est impur, dès qu’on est un principe de trouble pour le nomos, on ne peut plus le percevoir. On devient aveugle à sa régularité.
Le nomos comme principe de distribution, comme principe de la juste répartition, est forcément inaccessible à l’impur. Le dévoilement de l’ordre des choses qui permet l’énoncé du nomos et qui en assure la justification, ce dévoilement demeurera impossible à celui qui est impur. Inversement, la pureté est condition pour avoir accès à la loi : pour voir l’ordre des choses et pour pouvoir proférer le nomos. Cette place médiane dont nous avons vu qu’elle est le lieu fictif où se place le législateur comme Solon, cette place médiane, seul celui qui est pur peut l’occuper.
La pureté est la condition requise pour dire et voir le nomos comme déploiement de l’ordre. La séparation pureté/impureté se trouve donc liée au nomos de quatre façons :
- l’impureté prend ses effets dans l’espace du nomos (c’est pourquoi l’exil est en lui-même la purification) (le partage, la séparation, le non-mélange) ;
- l’impureté doit être exclue du nomos et ceci en fonction du nomos lui-même. C’est la loi qui dit qu’il faut exclure ;
- mais l’impureté n’a eu lieu que parce qu’on a été déjà exclu du nomos par l’ignorance ou l’aveuglement. Et si on est aveugle au nomos, c’est parce qu’on est impur ;
- les rapports de l’impureté à la loi se nouent finalement par l’intermédiaire du savoir. Pour savoir énoncer la loi, il faut n’être pas impur. Mais pour être pur il faut savoir la loi.
Toute une éthique de la vérité est en train de se nouer à laquelle nous n’avons pas encore échappé, quand bien même de ce formidable événement nous ne recevons plus que les échos assourdis.
Les figures de la vérité
Autour de cette appartenance pureté-dévoilement de l’ordre, tournent un certain nombre de figures qui ont été importantes dans la pensée grecque.
1/ La figure du sage
C’est une figure qui est localisée au principe de distribution du pouvoir politique. Non pas là où il s’exerce violemment et par la contrainte. Mais là où se formule sa loi. Le sage c’est celui qui a place au milieu. Il arrive que, comme Solon, il n’exerce pas de pouvoir et qu’il dise simplement la loi. Et si certains tyrans sont placés [à ce] rang, c’est dans la mesure (mythique) où ils [la] laissent s’exercer d’elle-même, où ils n’ont pas besoin de gardes, où le nomos passe à travers eux sans violence.
Mais le sage, c’est en même temps celui qui sait l’ordre des choses. Celui qui connaît le monde pour y avoir voyagé, pour avoir recueilli des enseignements lointains, pour avoir observé le ciel et les éclipses.
Enfin, le sage est celui qui n’est souillé de nul crime.
Une certaine place se définit qui est celle du fondateur du pouvoir politique (plutôt que de son possesseur16), du connaisseur de l’ordre du monde (plutôt que du détenteur des règles traditionnelles), de l’homme aux mains pures (plutôt que de celui qui relève indéfiniment le défi des vengeances). Or il faut reconnaître que c’est une figure fictive sous le masque de laquelle se sont conservées des opérations économiques et politiques.
2/ Autre figure, celle du pouvoir populaire.
Ce pouvoir dont la figure négative se dessine chez Platon, Aristote, moins [chez] Aristophane ou Thucydide, c’est un pouvoir qui ne respecte pas le nomos mais qui le change par le discours, par la discussion, par le vote, par une volonté mobile. Le pouvoir populaire ignore le nomos. Il est exclu du savoir (du savoir politique et du savoir des choses).
S’il est vrai que les procédures ne sont plus maintenant entre les mains exclusives des grandes familles, ce savoir de la loi, du nomos, du bon ordre de la cité, se trouve localisé en cet emplacement fictif que seuls les sages peuvent venir occuper.
Mais il n’est pas simplement ignorant. Il est forcément impur puisqu’il est anomos. Le pouvoir populaire n’écoute que ses intérêts et ses désirs. Il est violent : il impose sa volonté à tous. Il est meurtrier. Et de façon privilégiée, il tue le sage, comme celui qui occupe la place où parlent les lois.
Le pouvoir populaire est criminel par essence – criminel par rapport à quoi, puisqu’il exprime la volonté de tous ? Criminel par rapport au nomos, à la loi comme fondement de l’existence de la cité. Le pouvoir populaire c’est le crime contre la nature même de la cité17.
Le sage comme pur détenteur du savoir et du nomos doit donc protéger la cité contre elle-même et lui interdire de se gouverner elle-même18. La sagesse : lieu fictif qui fonctionne comme un interdit réel.
3/ Entre les deux, le tyran figure du détenteur effectif du pouvoir :
- figure absolument négative s’il s’approche du pouvoir populaire et s’il l’incarne ;
- figure qui devient positive dans la mesure où il se laisse persuader par le sage.
Cette appartenance du savoir et du pouvoir, ce lien du nomos au vrai par l’intermédiaire de la pureté, on voit qu’ils sont fort différents de ce qu’on disait tout à l’heure à propos de la pureté et de l’événement.
On a vu que l’impureté posait au savoir la question du fait, plus exactement la question : qui l’a fait ? et qu’il importait essentiellement à la pureté que le crime soit établi. (La vérité du fait qui permet d’exclure l’impureté, et la pureté qui permet d’accéder à la connaissance de l’ordre.)
Maintenant on voit que la pureté est essentielle pour connaître non les faits mais l’ordre même du monde ; qui est impur ne peut pas connaître l’ordre des choses.
Or, dans ce second type de rapport (où il n’est plus question du fait mais de l’ordre ; où il n’est plus question de l’impureté qui exige de savoir, mais de l’impureté qui empêche de savoir), nous retrouvons Œdipe. Œdipe est celui qui (c’est dit plusieurs fois au début du texte) a rectifié, remis d’aplomb (orthos)19 la cité ; ce sont les termes qui sont employés traditionnellement pour désigner l’œuvre du nomothète. Or il l’a fait en résolvant une énigme : donc par sa pensée, par son savoir, etc. Mais il est devenu impur en étant aveugle au nomos le plus fondamental – père et mère20. Et voilà que maintenant il ne sait plus que faire car sans qu’il le sache encore, son impureté l’a mis hors du nomos. Il ne sait plus quel est l’ordre des choses et l’ordre humain. Celui dont la pensée tenait la ville bien droite ne sait plus.
D’où l’appel à tous ceux qui peuvent savoir : du dieu au berger. Il se décale lui-même par rapport aux sources du savoir. Il n’est plus au milieu de la cité. Et chaque fois qu’une nouvelle arrive, qu’un fragment de savoir apparaît, il reconnaît (et il n’a pas tort) qu’on est en train de lui prendre un peu de son pouvoir.
Le débat avec Créon est au centre de la tragédie. La pureté lie savoir et pouvoir. L’impureté occulte le savoir et chasse du pouvoir.
Et finalement Œdipe, joignant ces deux formes de rapport entre pureté et vérité, est celui qui ignore encore la vérité du fait au moment où tous peuvent déjà la connaître ; et il l’ignore parce qu’il est impur et qu’[étant] impur, il ignore l’ordre des choses et des hommes. (Il soupçonne le complot, il menace, il veut tuer, exiler Créon, il est injuste comme il le reconnaîtra lui-même, lorsque la vérité aura forcé son accès…)
La contrainte œdipienne
Peut-être l’histoire d’Œdipe est-elle signalétique d’une certaine forme que la Grèce a donnée à la vérité et à ses rapports avec le pouvoir et l’impureté21. Œdipe ne raconte peut-être pas le destin de nos instincts ou de notre désir. Mais il manifeste peut-être un certain système de contrainte auquel obéit depuis la Grèce le discours de vérité dans les sociétés occidentales.
L’exigence politique, juridique et religieuse de transformer l’événement, ses retours, ses fulgurations à travers le temps, ses déséquilibres en faits acquis et conservés une fois pour toutes dans la constatation des témoins ; exigence politique, juridique et religieuse de fonder le principe de la distribution du pouvoir sur le savoir d’un ordre des choses auquel donne accès la seule sagesse (exigence donc de fonder le nomos sur un savoir-vertu qui est tout simplement le respect du nomos) – ce sont ces contraintes historiques imposées au discours vrai, ce sont ces fonctions historiques confiées au discours vrai que raconte Œdipe.
Freud, avançant dans la direction des rapports du désir à la vérité, a cru qu’Œdipe lui parlait des formes universelles du désir22 ; alors qu’il lui racontait les contraintes historiques de notre système de vérité (de ce système contre lequel Freud venait buter). (Erreur des culturalistes à propos de l’erreur de Freud23.)
Si nous sommes soumis à une détermination œdipienne, ce n’est pas au niveau de notre désir, mais au niveau de notre discours vrai. C’est cette détermination qui soumet la foudre de l’événement au joug du fait constaté ; et qui soumet l’exigence de la distribution [du pouvoir] au savoir purifié – purificateur de la loi.
Le système du signifiant comme ce qui marque l’événement pour l’introduire dans la loi d’une distribution est bien un élément important de cette contrainte œdipienne, c’est bien lui qu’il faut renverser.
Mais peut-être cette détermination œdipienne n’est pas ce qu’on peut trouver de plus essentiel dans la détermination des discours vrais tels qu’ils fonctionnent dans les sociétés occidentales. Le plus important serait peut-être ceci : dans la grande réorganisation et redistribution politique aux viie-vie siècles, une place fictive a été fixée où le pouvoir se fonde sur une vérité qui n’est accessible que sous la garantie de la pureté.
Cette place fictive a été repérée par projection à partir d’une lutte de classes, d’un déplacement du pouvoir, d’un jeu d’alliance et de transaction, qui ont stoppé la grande revendication populaire d’un partage intégral et égalitaire des terres. Cet emplacement fictif exclut la reconnaissance du caractère à la fois politique et événementiel des processus qui ont permis de le définir.
Cette place ne peut que se méconnaître elle-même comme historiquement produite. C’est de cette place que se tient un discours qui va se donner :
- quant à son contenu, quant à ce dont il parle : comme discours dévoilant l’ordre du monde et des choses jusqu’à la singularité du fait ;
- quant à sa fonction, quant à son rôle : comme discours juste régissant ou servant de modèle aux rapports politiques entre les hommes et permettant d’exclure tout ce qui est anomique ;
- quant au sujet qui le tient : comme discours auquel on ne peut avoir accès qu’au prix de l’innocence et de la vertu, c’est-à-dire hors du champ du pouvoir et du désir.
Fiction : c’est de ce lieu inventé que va se tenir [un] discours de vérité (qui petit à petit se spécifiera en discours philosophique, scientifique, discours politique) –24.
- 1.
Souligné par Michel Foucault.
- 2.
Sophocle, Œdipe roi, v. 96-101, éd. et trad. P. Masqueray (édition utilisée), Paris, Les Belles Lettres, 1922, p. 144.
- 3.
L’option entre l’exil et la mort est normale en Attique. Par contre, la peine du parricide est invariablement la mort. Si Apollon avait annoncé qu’il faut tuer le coupable, il aurait sous-entendu qu’il était de la famille de Laïos.
- 4.
Sophocle, Œdipe roi, v. 106-111, op. cit., p. 145.
- 5.
histor : arbitre, qui sait.
- 6.
Louis Moulinier : « Punir, c’est purifier la ville entière de la souillure » (le Pur et l’Impur dans la pensée des Grecs d’Homère à Aristote, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1952, p. 85).
- 7.
Antiphon, Hérode, § 10.
- 8.
Édouard Will distingue miasma, notion d’origine préhistorique (mais absente dans Homère selon Moulinier), souillure concrète – littéralement : saleté à quoi se limite la souillure, chez Homère et Hésiode, de l’agos (Sophocle, Œdipe roi, op. cit., v. 1426), à la fois souillure et malédiction. Le meurtrier est miaros, c’est-à-dire marqué d’une tache invisible qui met l’homme en rupture avec ce qui est hieros, sacré, ce qui relève d’un ordre transcendant. Pour approcher le sacré il faut se rendre katharos, pur. Voir Édouard Will, le Monde grec et l’Orient, Paris, Puf, 1980, t. I, p. 522-525.
- 9.
« […] nous te conjurons de trouver quelque secours, soit que tu aies entendu la voix d’un dieu ou que tu sois éclairé par quelque mortel » (Sophocle, Œdipe roi, op. cit., v. 41-43, p. 142 ; voir v. 41-45).
- 10.
Sophocle, Œdipe roi, op. cit., v. 333 : « Tirésias : “De moi tu ne sauras rien” » (trad. M. F.)/« Tu n’apprendras rien de ma bouche » (trad. Masqueray, p. 153).
- 11.
Il ne semble pas que lors de cette leçon Foucault ait eu connaissance du livre de B. Knox, Oedipus at Thebes (New Haven, Conn., Yale University Press/Londres, Oxford University Press, 1957), qui traite la tragédie de Sophocle à partir de la procédure judiciaire d’enquête telle qu’elle était instituée au ve siècle à Athènes, et en référence aussi à la politique impérialiste d’Athènes.
- 12.
Moulinier écrit : « C’est le drame qui nous apprend qu’Oreste et Œdipe sont souillés […]. Les souillures entrent dans les légendes écrites après Homère et Hésiode. Auparavant on ne nous disait pas qu’ils le fussent » (le Pur et l’Impur…, op. cit., p. 60-61).
- 13.
Manuscrit : se fait.
- 14.
Sophocle, Œdipe roi, v. 24-27, op. cit., p. 142.
- 15.
Ibid., v. 236-241, p. 149.
- 16.
La transcription orale partielle est encore plus explicite : « Ainsi se trouve définie une certaine place, qui est à la fois celle du fondateur du pouvoir politique plutôt que de son possesseur, et celle du connaisseur de l’ordre du monde plutôt que celle du détenteur des règles traditionnelles, celle de l’homme aux mains pures plutôt que celle du héros qui relève indéfiniment le défi des vengeances. C’est cela qui définit le lien à partir duquel va se déployer l’ensemble de la connaissance telle que les Grecs la pratiquent : la connaissance juridique de la loi, la connaissance philosophique du monde, la connaissance morale de la vertu… et la figure du sage est le masque derrière lequel sont conservées, maintenues et transformées en institutions politiques les opérations économiques. »
- 17.
Le cours prononcé ajoute : « Le meurtre de Socrate, réfléchi dans la pensée aristocratique du ive siècle, est cette exclusion du sage par le pouvoir populaire. »
- 18.
Voir V. Ehrenberg, Sophocles and Pericles, Oxford, Basil Blackwell, 1954.
- 19.
Œdipe roi, v. 39 (orthosai), v. 46 (anorthoson), v. 50 (orthon), v. 51 (anorthoson).
- 20.
L. Moulinier : « L’impureté d’Œdipe a deux causes, le meurtre et l’inceste, mais la pureté sexuelle n’est pas une notion grecque » (le Pur et l’Impur…, op. cit., p. 199).
- 21.
À partir de cette page 18 du manuscrit, des repentirs, des réécritures semblent indiquer qu’il ne s’agit plus d’une seule et même conférence, mais de présentations différentes.
- 22.
S. Freud, la Science des rêves, Paris, 1926 (1re éd. 1900).
- 23.
Allusion probable à B. Malinowski, la Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, Paris, Payot, 1932, p. 189 : « En admettant implicitement que le complexe d’Œdipe existe dans toutes les formes de société, les psychanalystes ont gravement vicié leur travail anthropologique. »
- 24.
Après ce tiret, le reste de la page est rayé du manuscrit. Nous avons jugé éclairant de le restituer en note :
« Et c’est cet emplacement fictif qui va qualifier pour tenir ce discours tour à tour ou simultanément : le sage (comme nomothète, comme diseur de la Loi, comme révélateur et fondateur de l’ordre) ; le théologien (comme interprète de la parole de dieu, comme révélateur de la pensée, de la volonté, de l’être de Dieu) ; le savant (comme découvreur de la vérité du monde, énonciateur des choses elles-mêmes ou de leur rapport) ; le philosophe (comme énonciateur de la forme et du fondement de toute vérité possible). Or, on le voit, si cet emplacement fictif les qualifie pour dire la vérité, c’est à une double condition : d’une part, de rester en retrait par rapport à l’exercice du pouvoir. Ils peuvent le fonder, ils peuvent dire ce qu’est la bonne distribution du pouvoir, mais à une condition : c’est de n’y prendre pas part et de rester en dehors de l’exercice effectif d’une puissance ; d’autre part, de s’imposer les conditions restrictives de la pureté, de l’innocence, de la non-criminalité. »