Position – Et si l'on prenait la géographie au sérieux ?
On voulait y croire, on s’imaginait même la soutenir, on s’en réjouissait d’avance et puis… patatras, la réforme territoriale, annoncée et espérée, débouche sur une proposition qui va réussir l’exploit de ne satisfaire personne et même de mécontenter tout le monde.
D’abord, un point de méthode : devant un sujet aussi important, qui implique une réflexion d’ampleur sur la répartition des rôles entre les différents échelons de l’institution et de l’administration publiques, comment comprendre que nous en soyons réduits à attendre, comme d’autres la fumée blanche, ainsi suspendus à la parole et au dessin présidentiels, diffusés par voie de presse, la carte (et quelle carte !) concoctée par une équipe resserrée de membres de cabinets et d’administrateurs de la haute fonction publique ? Faut-il que nous soyons encore à ce point confits dans le sucre de la mythologie du monarque tout-puissant pour que nous n’ayons pas demandé et obtenu un vrai débat national sur cette question ?
Car au vrai, n’existe-t-il pas dans ce pays des habitants pour lesquels les territoires de vie importent, des scientifiques capables de mettre en évidence et en discussion des faits et des éléments de comparaison avec des États proches, des experts, des élus et des parlementaires qui ont produit depuis plus de vingt ans des foultitudes d’études et de rapports, souvent fondés et pertinents ? Ne pouvait-on donc pas envisager une vaste consultation, organiser un réel travail collectif, fût-il ouvert aux contradictions et aux litiges, sur les principes des recompositions et sur les cartes des choix possibles, à partir d’un minimum de cadrage – huit à quatorze régions, effacement des conseils généraux, possibilité de combinaison par modification des périmètres régionaux de départ, primat de l’intercommunalité, exigence de transferts de compétences ?
N’aurait-on pas eu alors la confirmation du goût des Français pour cette dimension du politique que constitue la territorialité ? N’aurait-on pas constaté que les propositions auraient fusé et qu’elles auraient été, pour beaucoup d’entre elles, sensées ? A-t-on voulu se mettre à l’abri de l’évidence : les citoyens, dans leur majorité et en de nombreuses matières, sont souvent moins conservateurs que leurs élus ? On parle à l’envi de crise de la représentation, dont acte. Mais après des élections municipales et européennes désastreuses, pourquoi diable ne pas avoir saisi cette véritable opportunité de refonder le pacte et le récit républicains, à partir d’un projet mobilisateur, la réorganisation de notre géographie commune – comme les révolutionnaires avaient su intelligemment le faire ?
Ensuite, un constat : une fois de plus, cet épisode montre qu’on renonce à reconnaître réellement que l’urbanisation est le phénomène clef à partir duquel on devait lancer la réflexion. En effet, la proposition présidentielle est descendante, bien dans la tradition, hélas, de notre modèle jacobin épuisé ; elle impose une vision abstraite d’un découpage géométrique et descend en cascade vers la commune, conçue comme une « petite république dans la grande » (cela au mépris de ce que l’on sait, par exemple, du rôle de l’autonomie communale à la française, fondée sur les trente-six mille petites monarchies-républiques qui se voient non pas « dans » mais « comme » une grande).
Par ailleurs, au point origine de cette action qui devra s’imposer et pour laquelle on admet juste une possibilité d’amendements parlementaires et de changements sous la pression des corporatismes se tient une carte confondante, réminiscence des leçons de géographie à l’ancienne : on nous y présente la France comme une étendue homogène, purgée de toutes ses scansions et ses différences, où tout point est strictement équivalent à tout autre, ce qui n’est même plus une abstraction mais un travestissement des réalités spatiales. Une surface de surcroît entourée par des limites en apparence immuables – en passant, une question : où sont l’Europe et le monde, serions-nous sur une île ? –, qu’on peut donc partitionner comme si de rien n’était, à coups de crayon ou de pointeur de souris. Bref, un territoire national abstrait, froid, arrêté, amorphe, dont la seule caractéristique serait d’être celui de la nation. Au mieux y admet-on la manifestation de quelques régionalismes folklorisés, ayant pignon sur rue, et dont on semble redouter par avance le mécontentement, ce traitement d’exception (la Bretagne, la Corse…) redoublant le caractère arbitraire du découpage. Comment ne pas s’opposer à ce déni de la géographie actuelle que suppose une telle représentation de la configuration de la France, alors que l’urbanisation généralisée des sociétés et des modes de vie est passée par là et a tout bouleversé ?
Or un autre choix était possible et souhaitable : partir du constat de l’organisation concrète du pays, en une démarche ascendante de recomposition nationale fondée sur les nouvelles réalités des espaces locaux urbanisés et mondialisés. Cette organisation, on la connaît : elle est aujourd’hui exprimée par de nombreux travaux. Par exemple, ceux de Jacques Lévy qui, dans son remarquable livre Réinventer la France1, propose par le truchement de ce qu’il nomme des cartogrammes des visions radicalement autres de notre pays travaillé par les effets de l’urbanisation et de la mondialisation. Mais on peut aussi mentionner les recherches bien connues de Laurent Davezies2, ou encore les productions de la Datar, réalisées dans le cadre de la démarche de prospective Territoires 20403, qui elles aussi insistent sur les bouleversements à toutes les échelles que la France connaît ces trente dernières années.
Ou, plus simplement encore, on pouvait se fonder sur la carte des aires urbaines produite par l’Insee. Elle montre avec efficacité, comme les recherches précitées, que le territoire national se structure et fonctionne désormais non pas à partir de découpages a priori de « frontières » entre régions, qui sont largement des limites arbitraires et fictionnelles, mais autour, par et pour des « bassins » de vie et d’emploi élargis, « concrets », fabriqués par l’urbanisation intense et exhaustive de ces dernières décennies.
Les aires urbaines sont définies par l’Insee à partir de critères d’emploi et de mobilité (les cartes sont aisément accessibles en ligne). La proposition de l’Insee, très solidement étayée, n’est pas sans défauts, en particulier parce qu’elle reste tributaire des bases communales. Mais elle objective la prégnance de l’urbanisation, tout en restituant, certes de façon un peu rudimentaire, à la fois la variété des situations locales et la diversité des relations entre communes au sein de chaque aire. Ainsi celle de Lyon, bien que composée à partir des mêmes critères que toutes les autres, n’est pas comparable à celle de Toulouse, pas plus que celle de Vierzon ne l’est avec celle d’Aurillac, etc. Bref, cette saisie assure de tenir ensemble et le caractère générique de l’urbanisation et le caractère spécifique de la localité. Elle nous montre bien les pleins et les déliés de la géographie, sans présupposer que les uns seraient plus à prendre en considération que les autres et inversement. Il lui manque cependant la capacité de mettre véritablement en évidence l’importance des systèmes de liens qui s’établissent au sein des aires urbaines, mais aussi entre elles – ce que bien d’autres recherches parviennent à cerner.
En ce qui me concerne, je pense que ces organisations constituent plus des nébuleuses que des aires, mais je ne remets pas en question l’essentiel : qu’on les appelle comme on voudra, il existe des configurations spatiales complexes qui expriment la puissance de l’urbanisation et bouleversent la géographie d’antan et les dynamiques des territoires, à tous les échelons en même temps. Voilà qui aurait dû étalonner les réflexions, ce qui permettait alors de poser trois principes de restructuration.
1. Composer pragmatiquement, à partir de l’observation des faits spatiaux, des intercommunalités dotées de compétences élargies et d’instances élues au suffrage universel direct, qui tiennent compte de cette réalité urbaine et des contrastes qu’elle exprime – la réforme avance très timidement vers cela, mais en mutilant cette démarche par le refus de faire avancer la question de la remise en cause de la commune. Il importe à ce sujet d’admettre que chaque situation locale va composer sa propre échelle consistante d’intercommunalité et donc d’accepter un maillage différencié du territoire, qui assurerait de prendre en compte tant les besoins des zones fortement métropolisées que ceux, différents, des périmètres qui le sont moins, et que ceux des vastes espaces de faible densité, cette néoruralité urbanisée à laquelle il est fondamental de porter une attention soutenue. On n’oppose plus ainsi l’urbain et le rural, mais on met en tension dynamique différents « styles » d’organisation de l’espace et de cohabitation entre les individus.
2. Supprimer les exécutifs départementaux et distribuer les prérogatives entre nouvelles régions et intercommunalités – or il semblerait qu’on tergiverse autour de ce qui avait pourtant été annoncé.
3. En finir avec la clause de compétence générale de la « petite république communale » et faire des communes des espaces de la vie quotidienne et des nouvelles pratiques démocratiques d’implication des citoyens dans la vie collective. La commune, dépassée par les dynamiques urbaines, ne peut plus tout régir. D’ailleurs, nombre de métropoles et de territoires intercommunaux, y compris ruraux, gèrent déjà la plupart des grands dossiers et ont de facto atténué le rôle communal.
La combinatoire de ces trois principes offre une grande variété de choix possibles, et c’est bien là que se situe l’intérêt. Lancer un tel processus exige de ne pas trancher trop tôt, de laisser du temps pour examiner et discuter de toutes les possibilités. Et ce d’autant plus qu’un tel débat permet de s’intéresser vraiment aux fondements de la cohabitation des Français (qu’ils soient ou non nationaux, car les migrants, y compris clandestins, habitent eux aussi) – donc de ce qu’on appelle le « vivre-ensemble ». En effet, il mêle intrinsèquement des questions spatiales, sociales, économiques, politiques et environnementales essentielles et, autre avantage, se trouve encore relativement à l’écart de la colonisation par les idéologies et les imaginaires dominants du marché, de la finance et de l’urgence qui marquent aujourd’hui tant de questions.
On peut donc être dépité devant cette occasion manquée : reste à espérer qu’une dispute vive s’instaure et nous pousse collectivement à tout remettre enfin sur le métier. La France et les Français ont changé en raison de l’urbanisation généralisée et de la mondialisation, et c’est tant mieux, n’en déplaise aux identitaristes de tout poil qui s’époumonent à nous faire croire le contraire et en appellent à la nostalgie agressive d’un pays d’antan – qui au demeurant n’est rien d’autre qu’une légende dorée. Il serait temps que nos institutions s’en rendent compte et décident alors d’user de ce sens de l’audace et du mouvement qui visiblement les effraie et dont pourtant nous affirmons souvent avoir fait preuve, à certains moments clefs de notre histoire.
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Géographe, professeur à l’École normale supérieure de Lyon, cofondateur et éditorialiste de la revue Tous urbains (Presses universitaires de France). Une version abrégée de ce texte est parue dans Libération, le 16 juin 2014, sous le titre « On aurait voulu croire à une vraie réorganisation territoriale ».
- 1.
Jacques Lévy, Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie, Paris, Fayard, 2013.
- 2.
Voir son dernier ouvrage, la Crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Paris, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2012.
- 3.
Voir les résultats de ces recherches sur le site http://territoires2040.datar.gouv.fr