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L'affaire Woerth gâche l'impulsion de la seconde moitié du quinquennat

août/sept. 2010

#Divers

Le débat politique, pendant les quelques semaines qui ont précédé la pause estivale, a été dominé et même monopolisé par l’affaire Bettencourt-Woerth. Celle-ci a privé d’effet la forte participation à la seconde manifestation sur les retraites, caché le ridicule des politiques qui ont tenté d’investir sur la défaite de l’équipe de France de football, fait passer comme une lettre à la poste (du Parlement) l’interdiction du voile intégral dans l’espace public.

Un doute jeté au cœur du programme et de la politique menés

Il est inutile de déplorer cette inversion des hiérarchies, même si c’est là le réflexe d’autodéfense de tous les pouvoirs, « une perte de temps » a ainsi répété Nicolas Sarkozy. Il est inexact d’y voir un mal proprement français, même si on trouve toujours des sociologues pour prouver, chiffres en main, que la méfiance vis-à-vis des gouvernants et le pessimisme devant l’avenir, plus élevés dans l’Hexagone, sont la cause profonde de ces emballements. La Grande-Bretagne a connu il y a quelques mois une « crise des notes de frais » de ses parlementaires, surtout dans les rangs des travaillistes alors au pouvoir. L’Italie a vécu l’an dernier au rythme des révélations sur les frasques sexuelles de son Premier ministre dans les palais de la république et la une de la Republicca a répété pendant 3 mois dix questions à Berlusconi, ce que Libération paraît avoir l’intention de refaire en France.

La plupart des peuples démocratiques connaissent ces scandales qui mélangent suspense judiciaire, curiosité pour la vie privée des puissants et exigence, libérale ou républicaine dans son fond, populiste dans son expression, de réformer les abus. La Ve République en a connus de similaires, les affaires politico-immobilières du gaullo-pompidolisme finissant, les délits d’initié du second mandat de Mitterrand. L’affaire actuelle tranche tout de même parce qu’elle jette le doute au cœur du programme et de la politique menée depuis trois ans. L’ancien ministre du Budget, qui s’est rendu célèbre pour avoir, au mépris du secret bancaire suisse, acheté une liste de fraudeurs fiscaux, est soupçonné d’avoir couvert une évasion fiscale, quant à elle avérée et qui contredit par l’exemple l’efficacité du bouclier fiscal.

Parfois, l’interprétation de l’affaire comme le signe d’un mal profond du régime, et d’une forme d’usure, l’emporte et le peuple ratifie la censure : tel a été le destin du New Labour. Parfois, le pouvoir en place réussit au contraire à repousser l’offensive. Dans ce cas, ce n’est pas la mise en contraste du sérieux gouvernemental avec le peu d’importance des sujets du scandale, qui fait mouche. Le retournement peut venir plutôt de certains excès de l’attaque, qui confortent la pose du pouvoir en victime : tel a été le cas de Berlusconi, caillassé par un fou dont l’excitation venait du climat ambiant, et peut-être de la rhétorique de procureur adoptée par la Republicca. La situation française, après l’intervention télévisée du 12 juillet de Nicolas Sarkozy paraît suspendue entre les deux issues.

La ligne de défense choisie par le président de la République fonctionne sur deux registres. Le premier est un soutien très ferme à Éric Woerth. Ce soutien repose sur un fondement qu’on pourrait appeler « préjudiciaire » : l’enquête administrative remise par le chef de l’inspection générale des Finances établit l’innocence de Woerth qui s’est abstenu de toute intervention dans le dossier fiscal de Liliane Bettencourt. Il bénéficie aussi de la possibilité de mettre en cause les accusateurs, ou du moins l’un d’entre eux, Mediapart, pour avoir ajouté aux déclarations d’une comptable de Mme Bettencourt sur les distributions d’enveloppe aux hommes politiques une mise en cause personnelle de l’actuel Président. Une brèche en effet assez béante qui a poussé les défenseurs de l’Ump, à leur tour, dans les excès en parlant des « méthodes fascistes » du responsable du site internet, Edwy Plenel. Elle a aussi permis au Président de rappeler l’inscription de son nom dans les listings Clearstream, pour évoquer implicitement l’amitié politique de Plenel et de Villepin.

Le second pilier de la défense est d’annoncer deux réformes. La première, très simple, a été de mettre fin au cumul des fonctions de trésorier de l’Ump et de ministre. Pourquoi si tard ? Sarkozy a eu beau jeu de remarquer que personne n’avait soulevé le problème auparavant. La seconde, très compliquée, sera de mettre en place une commission interpartisane, sur les risques de conflit d’intérêts, c’est-àdire sur le sujet par lequel le scandale est arrivé : la découverte que l’épouse de l’ex-ministre du Budget travaillait comme conseillère financière de la première fortune de France.

Sur le plan général, on peut s’étonner qu’un autre problème, révélé par l’un des rebondissements de l’affaire, la possibilité pour les grands partis de tourner le plafonnement de leurs financements en drainant les dons privés vers de pseudo-partis satellites, comme celui d’Éric Woerth à Chantilly, n’ait pas été évoqué.

Marine Le Pen monte, propulsée par la vindicte qui s’attache à tout financement, fût-il légal, qu’alimentent des journaux comme Marianne.

Un jugement en suspens

Sur le plan personnel, rien n’établit une malhonnêteté de l’ex-ministre du Budget et il est probable qu’aucune des enquêtes judiciaires récemment lancées autour de Madame Bettencourt n’aura à traiter de la question de savoir si quelqu’un, à quelle date, à quel niveau de l’administration fiscale et pour quelle raison aurait décidé, à la suite d’indices d’évasion, de ne pas déclencher un « examen de la situation fiscale » de cette contribuable très en vue. Seule une commission parlementaire pourrait le dire, ce qu’a demandé le PS, mais l’augmentation des droits du parlement ne signifie pas l’augmentation de ceux de l’opposition. Sans cela, la procédure préjudiciaire déclenchée par l’actuel ministre du Budget aura surtout fonctionné comme une procédure antijudiciaire.

Les effets politiques de l’affaire, on l’a dit, ne sont pas encore fixés. Le Président remobilise le noyau dur de son électorat, par l’indignation contre la transformation en souffre-douleur (nouvelle affaire, sortie par Le Canard Enchaîné de la vente à une association amie d’une parcelle de la forêt de Chantilly) de celui qui a en charge la difficile réforme des retraites. La polarisation se confirme avec ceux pour qui la chaîne des révélations a surtout permis de matérialiser le bouclier fiscal dans un chiffre, les 30 millions de remboursement fait à Madame Bettencourt, qu’Éric Woerth, pour sa part, a déclaré ignorer.

Mais il y a aussi du nouveau, et une terrible ironie du sort dans cette situation politique. Amendé par l’échec électoral du printemps, Sarkozy change de méthode et concentre ses efforts sur une seule réforme. Ce faisant, il se crée un talon d’Achille et désigne un fusible. Mais il n’est pas dans sa nature, ce qui est plutôt à son crédit, de lâcher les fusibles. Sans croire à un complot préalable (où a-t-on vu que les opposants à la réforme des retraites de 2003 aient cherché à discréditer François Fillon ?), on peut penser que cette obstination présidentielle a ensuite nourri la dynamique inquisitoriale de la presse, encouragé les employés mécontents, voire inspiré quelques vengeances suisses contre le ministre qui avait acheté le listing des fraudeurs. Toujours est-il que la victoire sur les retraites, qui reste probable, les Français et les dirigeants syndicaux ne faisant pas le lien entre l’affaire et la réforme, contrairement au Président, sera gâchée. Premier effet politique et premier reflet de la situation française : réforme inévitable mais accompagnée de grimace et sans satisfecit à ses auteurs.

L’innocence à la limite de la compétence

Pour les hésitants, qui feront la décision sur les conséquences à plus long terme de l’affaire elle-même, la réponse sur l’innocence et le caractère de Woerth pèseront. « Honnête et compétent, ayant toute ma confiance et celle du Premier ministre », selon les qualificatifs du Président à la télévision le 12 juillet, quoiqu’un peu « terne » selon un article du Monde. Terne peut-être, mais plein de sang-froid et jamais gaffeur, à la différence de certains de ses collègues. Quelqu’un à qui il est arrivé, selon ses propres termes du 12 juillet à Reichoffen, quelque chose de « tout à fait improbable, incroyable, relevant du surnaturel1 ».

Compétent, personne n’en doute. Il est le ministre qui a sans doute accompli les changements les plus effectifs lors de la première moitié du mandat de Sarkozy. À la tête, position inédite, des ministères du Budget et de la Fonction publique, il a mis en œuvre la révision générale des politiques publiques dans ses deux versants de réduction des emplois de fonctionnaires d’État et de réorganisation des administrations sur le conseil de cabinets d’audit2. Son efficacité l’a désigné pour gérer le dossier des retraites. Il faut ajouter que cette promotion politique, qui le rendait « premier ministrable » à l’automne, concernait un exjuppéiste, qui n’était ni du cercle ni du style sarkozistes. Elle manifestait donc la capacité du chef de l’État à être le garant d’une loyale émulation des meilleurs au sein de la droite. C’est une piste de renouvellement qui se trouve bouchée, un pan de l’avenir du sarkozysme au sein de la droite qui s’affaisse, comme l’a montré la combativité relancée de Jean-François Copé face au gouvernement pour supprimer l’obligation de présence syndicale dans les très petites entreprises. Second effet politique de cette crise.

Comment donc un homme aussi incontestablement compétent peut-il trouver « surnaturel » qu’on s’interroge sur les raisons de l’embauche de son épouse par le gestionnaire de fortune de Madame Bettencourt, le désormais fameux Patrick de Maistre, après qu’on a appris que ce dernier organisait l’évasion fiscale de sa cliente, et que ces interrogations redoublent lorsqu’on découvre qu’il l’a fait décorer de la Légion d’honneur ? Comment peut-il ignorer qu’il puisse y avoir tentation, chez un gestionnaire de fortune, d’utiliser non pas son intervention mais au moins le nom de son épouse ? Et que ces questions puissent fragiliser le gouvernement auquel il appartient ?

Une telle naïveté, politique et sociologique, peut inquiéter et, là encore, faire remonter à l’hyperprésident, qui a pourtant fait vœu de discrétion, la totale responsabilité pour des ministres qui se comportent comme des mineurs.

Entre ceux dont la religion est faite sur les connivences révélées par les proximités des hommes politiques de droite avec le monde des affaires, et ceux qui crient à l’innocence bafouée sur la base de coïncidences improbables comme la possession par les Woerth d’une maison en Haute-Savoie limitrophe de la Suisse, c’est sans doute le jugement de l’opinion sur cette naïveté revendiquée, négligence de l’homme concentré sur ses dossiers ou cynisme de l’oligarque, qui soldera, dans un sens ou l’autre, l’affaire.

  • 1.

    Le Figaro du 13 juillet 2010.

  • 2.

    Voir le dossier « L’État de Nicolas Sarkozy », Esprit, mars-avril 2010.

Michel Marian

Philosophe de formation, il travaille dans le domaine des politiques scientifiques et de recherche. Michel Marian publie régulièrement notes et articles sur la politique française dans Esprit. Il s’intéresse également à l’histoire et à la culture arméniennes, tout comme aux questions de reconnaissance du génocide arménien.…

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