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Relancer le mouvement

octobre 2017

#Divers

« Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche, c’est le souverain ; tout le reste prend des positions. »

(Diderot, le Neveu de Rameau, 1779)

Passé le premier effet de surprise et à présent que le nouveau pouvoir s’installe, la marque majeure de la nouvelle situation politique française est le contraste entre l’éclatante apparition du changement et sa persistante illisibilité, y compris pour ceux qui sont en première ligne pour l’expliquer et le soutenir.

Un centrisme qui se désavoue

La source première de la perplexité vient de l’incertitude sur la nature du centrisme du nouveau président et de sa majorité. Emmanuel Macron a vu avant les autres que l’aspiration au centre serait au moins aussi forte que la mécanique classique de l’alternance, malgré le discrédit record du président sortant. Pourtant, la qualification de centrisme a été déniée par le candidat, qui lui a préféré celle de « centralité », plus neutre, plus géographique, moins chargée d’histoire. L’alliance avec le MoDem ne doit pas cacher cet acharnement sémantique à se distinguer du centrisme. Pendant la campagne, ce souci pouvait se comprendre comme un moyen d’élargir l’assise électorale. Sa persistance après l’accession à l’Élysée a annoncé le refus d’un gouvernement de coalition qui aurait agrégé de nouveaux partis, vallsiste et juppéiste au moins, dans un programme des centres. La « centralité » ne se partage pas ; elle offre juste une ouverture, graduée, aux personnalités.

Le nouveau paysage est le produit d’un effet de souffle. La stratégie qui l’a rendu possible n’est pas celle d’un simple déplacement du curseur majoritaire. Elle va plus loin, mais jusqu’où et jusqu’à quand ? La critique menée par E. Macron s’est concentrée sur les partis et leur double usure, d’abord sur leur décalage avec les nouvelles préoccupations, pratiques et références issues de la mondialisation, ensuite sur leur mise au service d’intérêts particuliers éloignés de ceux de la nation. Philosophiquement, cette critique des partis peut plaire aussi bien à des libéraux en quête de jouvence qu’à des jacobins en demande de souveraineté populaire. Politiquement, elle a tiré profit du « dégagisme » ambiant. Telle a été la fonction des thèmes du renouvellement et de la « révolution » : séduire des électeurs insoumis en leur promettant la radicalité du changement et des électeurs frontistes en captant la lassitude du « on a tout essayé, alors… ». Si la révolution a cédé la place aujourd’hui à la « transformation », le nouvel objectif maintient le caractère global de l’ambition.

La critique des partis ne s’est pas étendue au principe même de l’existence de pôles idéologiques, nécessaires pour s’orienter en démocratie. Le Premier ministre, Édouard Philippe, « est de droite » (au présent, en tout cas au mois de mai dernier). Mais cette critique a tout de même tendance à déduire de l’épuisement de créativité des partis que les origines idéologiques sont des traces en perte de vitalité face au nouveau clivage entre progressistes et conservateurs. Ainsi, le président de la République n’est « ni de droite ni de gauche », et le porte-parole Christophe Castaner « vient de la gauche » (en septembre). Les uns et les autres sont en mouvement, voilà ce qui compte. Peut-être y a-t-il plus d’honnêteté à admettre que ces empreintes sont largement désactivées plutôt qu’à s’épuiser, comme le faisaient les pouvoirs précédents, à trouver des « marqueurs » de gauche ou de droite. C’est ce dont E. Macron et En marche ! ont été crédités par leurs électeurs du premier tour, et une bonne partie de ceux du second.

À droite en France, à gauche en Europe

Cette mise en situation de dépassement de la gauche et de la droite offre des ressources à l’autorité politique, supérieures à celle d’un centrisme « plat ». Des atouts rhétoriques et de narration qui permettent de condamner les deux quinquennats précédents, et des atouts de plasticité, qui facilitent les autocorrections, nombreuses depuis la rentrée sur les sujets très concrets du budget et de la fiscalité.

Mais comment prouver cette nouvelle latitude sans l’illustrer en équilibrant les distances prises avec l’un et l’autre camp ? Le programme du candidat Macron avait pour marque la plus visible l’accentuation de celui de F. Hollande : politique de l’offre, réforme plus audacieuse du marché du travail, encouragement fiscal à l’investissement. Et comme, faute de temps pour diversifier le recrutement, il existe un déséquilibre des origines politiques au sein de la nouvelle majorité, l’équation gouvernementale revient à faire passer une politique de droite (au moins dans sa partie économique, la mieux connue) par des députés « issus de la gauche », mais cette fois consentants.

À ce consentement, on peut voir deux raisons. La première est que, contre le chômage, un supplément de flexibilité est reconnu assez largement comme un moyen efficace, au moins à essayer, à condition qu’il soit porté explicitement par une partie de la gauche. La seconde est l’asymétrie entre le programme de la droite, de dérégulation plus ou moins contrôlée, et celui de la gauche, qui paraît totalement épuisé à l’époque de la mondialisation, du moins sur le plan économico-social. Consentement de résignation, qui pourrait être rendu plus motivant par la relance de sujets sociétaux de gauche : extension de la Pma, droit à une mort digne, dépénalisation des drogues douces. Et, de façon plus originale, par des actions vigoureuses de discrimination positive, comme dans le cas des taux d’encadrement plus élevés dans les zones scolaires prioritaires.

Le compromis historique d’E. Macron dépasse ce marchandage : il vise un échange entre un cap à droite en France et un cap à gauche en Europe. Car dans cet espace élargi existe un besoin de création ou de renforcement d’institutions (dans la zone euro) et de droits, comme ceux des travailleurs détachés. La capacité du nouveau président à mettre l’histoire en scène comme sur la Pnyx d’Athènes, où est née la démocratie, ou à interpeller Varsovie et Budapest produit un rééquilibrage, bienvenu par rapport à l’atonie et à la froideur de la vie politique européenne. La défense de la convergence sociale et fiscale est aussi une façon de valoriser l’héritage idéologique français, toujours décalé à gauche par rapport à ses voisins, au moment où on le recentre à l’intérieur. Mais est-ce là une référence assez claire pour guider les centaines de nouveaux parlementaires ?

Un besoin de perspective

Au moment où le vide créé par la déflagration électorale autour de Lrem (La République en marche !) commence à se remplir, c’est justement la structure de la force politique construite par E. Macron qui peut inquiéter. Le seul lien avec le paysage politique passé avait été l’alliance, trop classique, avec le MoDem. Le lâchage de ce lest, sans grand regret apparent, suivi de l’auto-décapitation du groupe parlementaire par l’élection à main levée d’un Richard Ferrand devenu fantomatique depuis la révélation de son zèle mutualiste, donne l’image d’un désert surpeuplé. Le président et son Premier ministre sont seuls, avec leurs ministres techniciens.

Au-delà du (bref) programme présidentiel, les députés de la majorité sont muets, tétanisés à l’idée que le moindre début de débat recréerait en leur sein une fracture entre gauche et droite qui fissurerait la cathédrale. Il leur manque un discours de la méthode pour ce mélange inédit du centre non centriste, qui leur permettrait de s’orienter sans attendre les consignes et de disposer de critères pour juger, discuter et proposer en cohérence.

Ils n’ont jusqu’ici produit que de l’image, et plus précisément un profil-type composé de deux images. La première est leur jeunesse. La France a un besoin particulier de relève de génération, dû à son système de sélection précoce des élites et accentué par le maintien au-delà du raisonnable des soixante-huitards. La chasse aux rentes a donné à E. Macron sa première notoriété en politique. La relève de génération est positive : que les trentenaires aient envie de mettre leurs compétences au service du pays est une bonne chose. La seconde image est celle de leur catégorie socioprofessionnelle : souvent patrons de start-up, parfois hauts fonctionnaires, quelquefois les deux (alternativement). En décalage avec la représentation d’un soutien social large à la transformation, ils peuvent avoir tendance à ne retenir qu’une version simplifiée du progressisme : le ciblage des retraités, des propriétaires, des bénéficiaires de régimes spéciaux.

Ainsi, l’actuelle dynamique de concentration du pouvoir vient moins d’une doctrine « jupitérienne » ou d’un culte du chef, assez étranger à leur culture, que de la tentation de donner un mandat très élargi à un fondé de pouvoir chargé de remettre la France à un niveau d’image qui corresponde à ses fondamentaux. Le président répond bien à cette demande en exploitant ou en suscitant cette « attente de France » sur une scène internationale bienveillante après sa victoire contre le populisme. Mais l’embauche par le groupe de conseillers en management ne suffira pas. Pour réveiller l’envie de participation politique des députés de la majorité, il pourrait devenir urgent d’inscrire leur progressisme dans une perspective. Entre l’ambition illusoire d’un dépassement durable de la gauche et de la droite et un séquençage tactique si fin qu’il relèverait uniquement du sommet de l’État, la voie réaliste serait de dresser la liste des blocages « issus » des décennies d’alternance pour les solder. Mais celle-ci supposerait d’admettre que la recomposition actuelle est une transition, sans doute purgative et peut-être refondatrice. De cette mission historique, il existe des modèles : ce sont les libéraux-nationaux d’Italie ou d’Allemagne du xixe siècle. Si c’est l’Europe qu’il s’agit de construire, par des conventions démocratiques dès 2018 et des listes transnationales en 2019, ces objectifs supposent que La République en Marche ! sorte de sa torpeur.

Michel Marian

Philosophe de formation, il travaille dans le domaine des politiques scientifiques et de recherche. Michel Marian publie régulièrement notes et articles sur la politique française dans Esprit. Il s’intéresse également à l’histoire et à la culture arméniennes, tout comme aux questions de reconnaissance du génocide arménien.…

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