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Manifestation anti passe sanitaire à Reims, juillet 2021 | Photo : G.Garitan   Wikimédia (CC BY-SA 4.0)
Manifestation anti passe sanitaire à Reims, juillet 2021 | Photo : G.Garitan — Wikimédia (CC BY-SA 4.0)
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L’empreinte politique de la Covid

La pandémie a acquis un rôle structurant de la vie politique, dont certains effets étaient visibles dans les élections régionales et départementales de 2021. L’idée d’une crise durable a im posé le thème de la sécurité, renforcé la coopération internationale et orienté l’opinion vers un réflexe de cohésion, qui pour l’heure profite à Emmanuel Macron.

Les élections régionales et départementales de 2021 ont constitué le dernier vote national avant la présidentielle, puisque le projet de référendum sur la garantie écologique a été abandonné aussitôt après leur tenue. Les décalages, que ce dernier test en grandeur réelle a pu révéler, avec les prévisions des sondages et des médias vont-ils se répéter ? Deux surprises surtout ont retenu l’attention.

La première est l’abstention, qui a atteint un niveau record aux régionales (66 % au premier tour) et n’a pratiquement pas diminué au second tour malgré les appels de tous bords à l’obligation civique. La seconde est le recul, net et général, du Rassemblement national (RN). Recul imprévu, car consécutif à une première place aux élections européennes, et recul paradoxal, qui intervient à un moment où Marine Le Pen semblait avoir regagné en image tout ce qu’elle avait perdu dans son débat désastreux du second tour de 2017.

L’abstention massive a amplifié une tendance lourde. La défaite du RN marque au contraire un retournement et conduit à se demander si un réalignement des rapports de force électoraux n’est pas en cours. La référence par excellence d’une élection surprise est celle de 2002 : la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle. À l’époque, un coefficient de redressement avait été introduit dans les sondages pour compenser la sous-déclaration « honteuse » des intentions de vote en faveur du Front national. Avec succès. Mais le décollage de l’extrême droite, le glissement d’une partie de l’opinion vers elle, assez massif pour provoquer un dérèglement des thermomètres, venait, lui, d’un séisme d’autant moins visible qu’il s’était produit à plusieurs milliers de kilomètres de l’Hexagone. Sept mois avant l’élection française avait eu lieu la destruction des tours new-yorkaises, qui avait imposé le thème de la sécurité. D’autres explications ont été avancées pour rendre compte du décrochage de Jospin, notamment son oubli des ouvriers, mais il est incontestable que Le Pen et Chirac ont tiré avantage de ce choc mondial d’insécurité.

La Covid en toile de fond

Existe-t-il, aujourd’hui, un événement comparable, dont les secousses auraient déjà atteint nos dernières élections locales et pourraient marquer le temps de la présidentielle ? La Covid peut prétendre à ce rôle structurant. Comment imaginer qu’une pandémie, dont la fin n’est pas pour l’an prochain, ne soit pas la toile de fond de la campagne ?

Omniprésente dans les débats depuis dix-huit mois, d’extension planétaire, traversant toutes les couches de la société, transformant les modes de vie et de croyance, la pandémie n’a pas vocation à être enfermée dans un dossier séparé. Les sujets qu’elle a obligé les gouvernants à traiter, et l’homme de la rue à discuter à chaud, touchent aux catégories fondamentales du jugement politique : la valeur de la vie, les cercles de la solidarité et de la souveraineté, l’adhésion à l’autorité, l’élaboration chaotique du savoir et le choix politique, l’État et la liberté. L’intensité des réflexions ancrées dans des expériences inédites de suspension des libertés individuelles, de privations personnelles, d’investissements dans la famille, d’assouplissements et de surcharges du travail fait pâlir les programmes politiques.

Pragmatisme et légitimisme

Ce maelström d’idées et de sentiments a influé sur les élections locales de juin, pourtant tenues dans un moment d’optimisme relatif. Deux orientations se sont dessinées, qui portent l’empreinte de la Covid.

La première est un pragmatisme, teinté d’utilitarisme. L’accélération de l’abstention vient de là, de la rencontre entre la faiblesse ou l’illisibilité de l’enjeu et le souci, accru en période fugace de déconfinement, d’user au mieux du temps dont on dispose. Les exceptions insulaires confirment cette règle. Le pouvoir y est plus réel, comme en Corse, ou plus fort symboliquement, comme dans les territoires d’outre-mer. Les électeurs s’y sont déplacés, pour changer les exécutifs comme en Guyane et en Réunion, ou pour les garder comme en Corse. Avec une participation de 60 %, Gilles Simeoni est ainsi le candidat le mieux (ré)élu de tout le pays. Gageons que s’il y avait un département catalan, son taux de participation serait encore supérieur… Pour l’avenir, il faudra choisir : décentraliser nettement ou se résoudre à l’abstention.

La seconde tendance est le légitimisme. Si les grandes régions n’ont pas suscité l’enthousiasme, elles n’ont pas non plus entraîné le rejet qu’on aurait pu craindre dans le Grand Est, voire en Nouvelle Aquitaine. Quitus a été donné aux présidents sortants d’avoir réussi à inclure leurs nouvelles périphéries. La crise sanitaire y a ajouté un légitimisme « de complément ». Même s’ils ont infiniment moins de pouvoir que leurs homologues allemands ou espagnols, les présidents de région ont été présents et visibles dans la gestion de la Covid. Ils font partie d’un arc de gouvernance, avec l’État et les maires, que les électeurs ont souhaité ne pas fragiliser pendant une épreuve qui n’en finit pas.

L’avantage à la modération est-il durable ?

Le paradoxe de ces élections est qu’elles envoient un encouragement à Emmanuel Macron au moment où son parti sombre (résultat, quant à lui, largement prévu). Tout d’abord, le légitimisme, qui a joué en faveur des présidents de région, devrait a fortiori apporter son écot à celui qui a tenu le gouvernail. Ensuite, la particularité de cette crise mondiale a été de finir par contraindre les États à une certaine solidarité et à leur conférer, à quelques exceptions près, marginalisées par leur égoïsme absolu, comme Trump ou Bolsonaro, une forme de légitimité croisée. En France, elle accentue la dimension internationale du président sortant, qui lui apporte un avantage, s’il n’en abuse pas comme l’avait fait Giscard.

La découverte douloureuse des incertitudes de la science, le carrousel des urgences et la nécessité de choisir entre plusieurs maux ont fonctionné comme une école de modération. L’événement s’est imposé, justifiant qu’on trahisse les programmes, voire les engagements les plus récents, et que l’on soit centriste plutôt qu’idéologue d’un camp ou de l’autre. Ainsi, la politique du « quoi qu’il en coûte », prolongée par le renoncement à diminuer le nombre des fonctionnaires, répond au besoin aigu d’État en période de crise. Elle se mène au diapason des pays voisins, mais a contrario de la vision d’Emmanuel Macron en 2017, quand il entendait libérer les énergies et désankyloser la société. Pourtant, ses opposants auraient tort de croire que cette contradiction le dessert. Il semble plutôt que l’opinion, en faveur de l’intervention de l’État, préfère la confier à quelqu’un qui la pratique non par dogme mais sous la nécessité. Lorsque les événements multiplient les contre-pieds, le contre-emploi n’est pas forcément un handicap et il arrive que l’électeur préfère la copie à l’original.

Ce raisonnement pourrait s’élargir à d’autres sujets, comme l’environnement ou la sécurité. Le premier thème est si consensuel qu’on ne retient des écologistes que leurs saillies et qu’on préférera le confier à d’autres, précisément parce que l’enchaînement des catastrophes accroît l’urgence de l’action plutôt que le besoin de Kulturkampf. Le second thème, le « régalien », demeure une source d’oppositions entre gauche et droite ou au sein de La République en marche, mais il a cessé de profiter automatiquement au RN dédiabolisé qui, en se reposant sur une rhétorique sécuritaire, paraît à la merci d’une droite ou d’un centre qui offrirait plus de « concret ».

La crise sanitaire a jusqu’ici favorisé le réflexe de cohésion plutôt que le rejet du pouvoir dans l’opinion.

Malgré les erreurs manifestes de gestion (dont la plus spectaculaire fut la dénonciation des masques) et les carences révélées, comme l’incapacité à produire un vaccin, après un an et demi de rebondissements, la crise sanitaire a jusqu’ici favorisé le réflexe de cohésion plutôt que le rejet du pouvoir dans l’opinion. Il est pourtant trop tôt pour dire si cet effet de modération durera, si les radicaux continueront à perdre de leur attrait et si les vieux partis redeviendront des opposants crédibles ou des alliés nécessaires au pouvoir « ni de gauche ni de droite ». Chaque chapitre de la crise sanitaire suscite une nouvelle inflammation. La critique acerbe des débuts, autour de Raoult, a perdu de son emprise sur l’opinion, mais elle a laissé assez de braises pour allumer rapidement les manifestations contre le passe sanitaire. La France, qui s’était distinguée de ses voisins comme le pays où les privations de liberté n’avaient guère suscité d’opposition, rejoint-elle simplement le reste de l’Europe ? Ou bien ses rues vont-elles redevenir le théâtre régulier de démons insurrectionnels ? Malgré le début de jonction des anti-vax et des anti-passe, ce scénario noir n’est pas le plus probable : les compromis réalisés au Parlement, la discussion entamée avec les syndicats et la prolongation d’une partie des mesures de soutien de l’État à l’économie sont des amortisseurs efficaces de l’irritation anti-autoritaire. Dans ces conditions, la fermeté sur le passe sanitaire semble avoir payé. En sera-t-il de même si elle se prolonge dans le choix stratégique d’incarner la raison dans la campagne présidentielle ?

Michel Marian

Philosophe de formation, il travaille dans le domaine des politiques scientifiques et de recherche. Michel Marian publie régulièrement notes et articles sur la politique française dans Esprit. Il s’intéresse également à l’histoire et à la culture arméniennes, tout comme aux questions de reconnaissance du génocide arménien.…

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À lire aussi dans ce numéro : le piège de l’identité, la naissance du témoin moderne, Castoriadis fonctionnaire, le libéralisme introuvable, un nouveau Mounier et Jaccottet sur les pas d’Orphée.