L'électeur européen a préféré la copie à l'original
Les élections européennes de juin ont été, quoi qu’on en ait dit, plus européennes que jamais parce qu’elles ont révélé des tendances nettes, convergentes dans une très grande majorité des 27 pays, malgré ou, plutôt, à travers le prisme national des campagnes. Le principal trait commun est bien sûr l’abstention, partout plus élevée encore que prévue, sauf au Danemark. La chose la mieux partagée des Européens est bien que le Parlement européen représente le dernier de leurs soucis. Ce désaveu des institutions européennes, perceptible depuis les débats constitutionnels de 2005, a sans doute été accentué par le rôle assez passif qu’elles ont joué dans la gestion de la crise.
Mais c’est précisément le partage de cette conjoncture de crise qui a aussi fait confluer les mouvements de ceux qui se sont déplacés pour voter, et ce quelles que soient les distributions nationales entre gouvernement et opposition.
Six leçons européennes
Première ligne de force : la consolidation des droites modérées. Ces droites « modérées » l’étaient pourtant de moins en moins dans la période qui précédait la crise, toutes, à des degrés divers, converties à un discours dérégulateur. Mais le virage qu’elles ont effectué sous l’effet de la crise, véritable spoliation du credo social-démocrate, les a transformées (ou retransformées) en droites keynésiennes. Leur électorat les a suivies, leur reconnaissant du pragmatisme, et peut-être aussi soucieux d’endiguer quelque peu un retour de balancier plus fort vers l’étatisme, dans un mouvement analogue, mais inverse, à celui qui avait permis à Mitterrand, en 1988, de se maintenir face à la vague libérale. Toujours est-il qu’au pouvoir elles ont été vues comme une force tranquille, et, dans l’opposition (en Grande-Bretagne ou en Espagne), comme une alternative plus crédible.
Tout au contraire les social-démocraties se sont partout affaissées, sauf en Grèce (mais après les émeutes prolongées de l’hiver contre le gouvernement conservateur), en Lettonie (mais sur le socle d’une résistance communautaire des russophones) et à Malte. Les peuples sont ingrats, on le sait depuis la défaite électorale de Churchill en 1945. Dans ce cas, ils l’ont été triplement. Les social-démocraties d’opposition, de l’Italie à la Suède, n’ont tiré aucun profit de leurs avertissements de Cassandre, proférés il est vrai avec de moins en moins de conviction. Les social-démocraties au pouvoir, comme en Grande-Bretagne, en Espagne, au Portugal ou en Hongrie ont été tenues pour responsables de la crise, à la différence des gouvernements de droite chez qui, de fait, la crise a été moins dévastatrice. Et même les social-démocraties en coalition, comme en Allemagne, aux Pays-Bas, jusqu’en Roumanie, ont été sanctionnées quand leurs alliés s’en sont sortis indemnes ! Ni l’antériorité ni la proximité ne les ont servies, comme si les électeurs avaient préféré la copie, mixte et mobile, à l’original, plus cohérent dans le discours mais sans leviers d’action visibles.
Pour autant, troisième trait majeur de ces élections, ce n’est pas l’extrême gauche qui a tiré les marrons du feu, sauf au Portugal. En France, elle n’a pas été inexistante, mais très en dessous de ce que les protestations sociales caractéristiques de ce pays dans la crise avaient pu lui laisser espérer. En Allemagne et en Italie, elle s’est effondrée. Le seul phénomène d’extrême gauche, très atypique, a été la percée du Parti Pirate suédois, défenseur de la liberté sur l’internet et d’une révision du droit d’auteur. Signe du regain d’un esprit libertaire, qui a soufflé au lendemain des élections sur notre Conseil constitutionnel lui-même quand il a sanctionné la loi Hadopi.
Car, quatrième élément, le principal bénéficiaire de l’affaissement social-démocrate est le courant écologiste, qui se renforce partout en Europe de l’Ouest (Grèce comprise) et explose en France, dans une position où il cumule les avantages d’une troisième gauche et d’un deuxième centre.
Le centre en effet enregistre aussi des avancées significatives, sauf en France du fait des erreurs de son chef. Les libéraux britanniques et allemands, le parti du juge di Pietro en Italie ont mordu sur la gauche et contenu la droite. Difficiles à classer parce qu’à la fois très européens, partisans d’un maintien du libéralisme menacé et tenants d’un radicalisme civique, ils sont le signe que la consolidation des droites est vulnérable, et qu’une troisième voie pourrait rencontrer un écho à la sortie de la crise.
Sixième et dernier trait de ces élections, la poussée de l’extrême droite dans une bonne moitié des pays d’Europe, occidentaux et orientaux, grands ou petits, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark, en Roumanie, mais aussi en Grande-Bretagne, en Italie si l’on range la Ligue du nord dans cette catégorie, en Finlande et en Hongrie où l’on découvre le nom des « Vrais Finnois » et du Jobbik. En France et en Allemagne, pays moins touchés par les effets de la crise, les droites au pouvoir ont contenu la réaction des « petits Blancs » en réveillant les thèmes de la sécurité et du refus de l’entrée de la Turquie.
Au total, une décantation politique européenne s’est produite, autour d’un face-à-face entre un pôle interétatique et pragmatique, que la droite incarne mieux que la gauche, et un pôle fédéral et utopique ou, du moins, civique et moral, que les écologistes, flanqués des centristes libéraux, illustrent là encore mieux que la gauche. En résumé : la droite a réussi à persuader que l’État-providence était redevenu un bien commun, la gauche n’a pas su concrétiser un projet alternatif de régulation dans un monde globalisé et un tiers parti a trouvé dans le souci de la planète le gisement d’un volontarisme plus neuf et plus attractif.
Un vainqueur, un trio et des alliances qui se cherchent
Notre fierté nationale dût-elle en souffrir, force est de constater que les résultats français suivent d’assez près ces lignes de force. Ce qui devrait conduire à relativiser les leçons nationales qu’on en peut tirer.
Nicolas Sarkozy a prouvé une nouvelle fois ses qualités politiques : l’art d’user des circonstances (ici la présidence française de l’Union), sa capacité à souder son électorat en proposant de nouvelles mesures sécuritaires et en faisant agiter quelques chiffons rouges sur le travail des malades à domicile, sans oublier de piller la rhétorique de l’adversaire. Voici son autorité assurée de nouveau. Son apparition physique devant le Parlement réuni en congrès est destinée à graver cette impression. Ses perspectives électorales sont pourtant incertaines si l’on songe qu’il a fait le plein de ses voix et de surcroît avec un biais favorable : la participation électorale beaucoup plus forte du troisième âge, qui lui est à nouveau acquis depuis que cet électorat conservateur a fermé les yeux sur ses péripéties sentimentales.
Le voici donc engagé sur un second axe d’ouverture, un axe vert qui lui permet d’engager le débat avec le plus confortable de ses opposants, Daniel Cohn-Bendit qui s’empresse de demander deux euros de dépense pour les énergies renouvelables à chaque euro dépensé pour le nucléaire quand le président vient d’en proposer un pour un.
Face à lui, l’opposition est morcelée. Pourtant, cette situation est peut-être l’élément circonstanciel favorable qui contrebalance le handicap de fond du PS, dont on a vu qu’il est commun à toutes les gauches européennes. En premier lieu, le revers de Bayrou, s’il a réjoui l’Ump, peut servir surtout le PS. Plus que son erreur stratégique, c’est en effet son dérapage verbal contre Cohn-Bendit qui entame durablement, peut-être définitivement, sa crédibilité présidentielle auprès des électeurs de gauche. Mais qu’un centre autonome, et plus « collégial » existe, voilà qui peut aider les socialistes. Comme peut les servir la diversité des fortunes électorales entre une extrême gauche marginalisée et des écologistes en plein essor, inventifs (voir leur proposition d’un salaire maximal) mais peu structurés et dont le leader n’a pas d’ambition présidentielle. Les conditions paraissent réunies pour faire des régionales, avec la souplesse qu’offrent leurs deux tours de scrutin, le banc d’essai d’un centre-gauche pluriel, plus équilibré, où chacun trouve à gagner. À condition de soustraire sa préparation des mains de ceux qui ont conduit Jospin à la défaite en refusant, après les élections européennes de 1999, de faire une plus large place aux écologistes. Pour sortir de son recroquevillement, le PS devra en effet choisir entre deux voies : la communication populiste (dont la pression sur l’organisation de primaires constitue un tremplin) et l’armature éthique qui peut ramener la jeunesse aux urnes. Et, pour se renouveler, il lui sera utile de puiser ses cadres dans un vivier plus large que celui des anciens dirigeants de l’Unef ou de Sos-Racisme.