La lettre d’excuse qui change les relations entre Arméniens et Turcs
Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je rejette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments et les peines de mes sœurs et frères arméniens et je leur demande pardon.
Ces lignes ont fait événement. Elles ont été rédigées par quatre intellectuels connus, journalistes et universitaires, tous francophones : Cenghiz Aktar, Ali Bayramoglou, Ahmet Insel et Baskin Oran1. Elles ont été publiées en décembre 2008 avec trois cents signatures dont celles d’historiens réputés de la période, Ahmet Kuyas, Halil Berktay, Selim Deringil, bientôt rejointes par près de trente mille autres en une dizaine de jours. Ce texte déplace les lignes. Il utilise l’expression « grande catastrophe » et non pas « génocide », ce qui évite les poursuites judiciaires et permet aussi de rassembler plus largement. Surtout, il invite à changer de terrain, en se déplaçant du débat sur la vérité judiciaire à celui sur l’engagement moral.
Une évolution par la société civile
Ces mots offrent en effet aux Arméniens une vraie réparation morale. Le terme même de « grande catastrophe » vient d’un écrivain arménien rescapé, Ochagan. Aucune mise en contexte ou en équivalence n’est avancée pour atténuer le crime qui donne lieu à demande de pardon. Enfin l’injustice dénoncée, la peine partagée couvrent les faits, mais aussi leur négation. Des intellectuels arméniens de la diaspora ont fait connaître leur soutien. Et de fait il s’agit du premier geste qui soit une réponse à la hauteur historique de la revendication de reconnaissance du génocide telle qu’elle a été formulée par les Arméniens à la fin des années 1960. Mais cette réparation vient de la société, non de l’État, qui en paraît encore très éloigné, et sur lequel elle n’exerce qu’une pression indirecte en se présentant comme un acte personnel, pas une pétition.
Les intellectuels turcs se sont ainsi démarqués des novations trop timides apportées par le gouvernement Akp dans sa gestion de la question arménienne après des décennies de rigidité kémaliste. Il s’agissait essentiellement de deux inflexions : une offre de clientélisation de la petite république d’Arménie et une réaffirmation de la fierté turque qui « ne peut pas croire qu’un tel acte ait été commis » (plutôt qu’un entêtement sur la version de l’histoire propagée par les génocidaires, même si des dérapages de ce type sont encore possibles, comme celui du ministre de la Défense qui a justifié l’élimination des Grecs et Arméniens par la nécessité de construction de la nation turque). Ce pas de côté des intellectuels est une réponse à l’impression d’immobilisme donnée par le pouvoir, malgré sa large réélection de l’été dernier, et aussi l’expression de leur sentiment de dette vis-à-vis de leur ami, le journaliste arménien turc Hrant Dink, assassiné il y a deux ans. Le charisme de Dink a fait de son assassinat une sorte d’écho sismique du génocide. Depuis, les discours négateurs ne suscitent plus seulement le scepticisme, mais le rejet et un besoin de désolidarisation publique, chez une frange importante d’intellectuels, mais aussi de gens du peuple et en particulier à l’est, dans les régions kurdes, qui commencent à signer le texte.
Inflexions géopolitiques
L’ennui est que la classe politique n’a pas suivi, tout occupée dans ses relations avec les Arméniens à exploiter la fenêtre géopolitique, rare en effet, d’autorisation donnée par la Russie à l’Arménie d’améliorer ses rapports avec Ankara, pour court-circuiter la Géorgie. Le ministre des Affaires étrangères puis le président, qui avait rendu une visite remarquée à l’Arménie en septembre, mais sans recueillement devant le monument aux morts du génocide, ont déclaré craindre que les divisions entraînées par cette pétition – en clair la réaction nationaliste manifestée par des contre-pétitions exigeant des excuses des Arméniens – ne fragilisent cette montée en puissance régionale. Ils ont tort, car la pression diplomatique internationale, déjà forte en Europe du fait du calendrier des négociations d’adhésion, pourrait s’accroître en avril si Barack Obama, Joe Biden, Hillary Clinton rejoignent Nancy Pelosi pour honorer leurs engagements de reconnaissance du génocide, hypothèse rendue encore plus plausible par la tentation des amis d’Israël au Congrès de retirer leur soutien à Erdogan après son incident de Davos contre Peres. Les intellectuels, eux, montrent une voie pour une réappropriation du crime de 1915 dans la mémoire turque, qui permette de dissiper l’opprobre international, au lieu de multiplier les faux-fuyants.
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