Le retour du Premier ministre
Nicolas Sarkozy a fini, à la mi-novembre, par réaliser le remaniement ministériel qu’il avait annoncé au printemps. Il a reconduit François Fillon à la tête d’un gouvernement un peu resserré (neuf membres de moins), où entrent de grands chiraquiens et se renforcent même les villepinistes, mais d’où sortent la plupart des centristes à la suite de Jean-Louis Borloo, présenté pendant deux mois comme le futur hôte de Matignon. En bref, il a fallu au Président six mois pour comprendre que, dans sa situation, il valait mieux avoir Fillon dedans que dehors, et que mettre Borloo dans la situation inverse présentait moins de dangers, voire quelques avantages. La conduite de la bataille des retraites lui a sans doute permis de clarifier ses idées, à moins que son hésitation n’ait été mise en scène depuis le début.
Une endurance exemplaire
À travers le choix entre deux hommes, le Président avait à fixer sa priorité entre deux problèmes. L’échec des régionales avait en effet révélé deux déséquilibres : un déséquilibre politique, le handicap électoral nouveau de la droite sur la gauche et ce qu’on pourrait appeler un déséquilibre personnel, le rejet croissant du style présidentiel et de sa pratique des institutions. Certains analystes ont cru deviner la dynamique de la réponse présidentielle : la succession des deux « séquences », de séduction de l’extrême droite par le durcissement du discours anti-immigré, puis de rassemblement de la droite sur les retraites, appelant nécessairement une troisième phase de reconquête du centre, qu’aurait traduite un appel de Borloo à Matignon. Las, ce plan centriste a déraillé après la bataille, et surtout la victoire des retraites, à moins qu’il n’ait jamais existé. La mobilisation contre la réforme s’est affaissée début novembre, par légalisme à la suite de l’adoption de la loi au Parlement ou bien par crainte d’un blocage de longue durée ébauché par l’entrée des scolaires dans le mouvement. Et la soudaineté de la disparition des protestations semble avoir rappelé au Président qu’à l’exception paradoxale de la Grèce, les droites continuent à l’emporter en Europe. Dans ces conditions, le problème devient moins la course au centre que la réduction du handicap créé par la personnalité propre du Président.
Une fois accepté ce changement de priorité, Fillon seul pouvait l’exprimer. Sa traversée du pouvoir sous Sarkozy a valu toutes les traversées du désert : des humiliations verbales et institutionnelles subies au début du quinquennat (« un collaborateur » pour le Président, exclu des réunions d’un groupe de sept ministres politiques autour du même, contraint de supporter l’omniprésence médiatique de Guéant et Guaino), à la construction et au maintien d’un socle de popularité grâce au caractère rafraîchissant de ses vertus de modestie et de sang-froid, puis à la démonstration publique de sa fiabilité dans le service commandé auprès de la majorité comme lors de la réforme des collectivités territoriales ou dans la bataille parlementaire des retraites, jusqu’à la sobre revanche savourée depuis cet été (« Nous n’avons pas la même sensibilité… Nicolas Sarkozy n’est pas mon mentor… c’est un allié politique »). Dans toute cette période, Fillon a été là, il a incarné non seulement la « droite provinciale traditionnelle », mais le parti et, dans une certaine mesure, l’ensemble des Français en supportant Sarkozy. Premier souffre-douleur de l’enfant terrible qu’est l’élu du peuple, il en est aussi le meilleur baby-sitter.
À force de se passer de contre-pouvoirs et de médiations, Sarkozy a contribué à concentrer le besoin général de rééquilibrage sur l’homme qui assume la fonction la plus proche de la sienne. Non sans produire un double paradoxe. La fonction, dont l’un et l’autre avaient souhaité la disparition par souci de clarté dans les responsabilités, ressort renforcée comme jamais. Et, de surcroît, se dessine une pratique du quinquennat où toutes les fonctions sont embarquées dans le tempo d’un même mandat : Président, Premier ministre et majorité parlementaire. Le mécanisme de sélection, par reconduction ou nouvelles attributions, au sein d’un gouvernement marqué par la continuité, de ministres qui ont manifesté leur compétence, est un autre aspect qui confirme ce gouvernement de mandature. On a longtemps pensé que le quinquennat présidentialisait les institutions. On constate aujourd’hui qu’il peut aussi les « parlementariser ».
Si Sarkozy n’a pas écouté les sondages et les manifestations qui dénonçaient l’injustice de la loi sur les retraites, il a du moins écouté quelque chose de plus ancien et de plus profond, le besoin que sa prééminence s’efface quelque peu au profit d’une complémentarité. Cette complémentarité est en phase avec l’avenir immédiat qui va voir Sarkozy bénéficier de la scène internationale autour des présidences du G20 et du G8, engager peut-être un duel feutré avec Strauss-Kahn pendant que Fillon fera du désendettement et un peu de social. Mais le tandem prend implicitement l’allure d’un ticket, car il vise surtout à exprimer la capacité de Sarkozy à accepter que Fillon soit en position de le relayer, s’il continuait par exemple à faire moins bonne figure que son Premier ministre dans les intentions de vote, comme cela est apparu pour la première fois lors de la semaine qui a précédé le remaniement, dans des simulations face à Martine Aubry. C’est cette disponibilité affichée de Sarkozy à partager le pouvoir, à accepter une forme de cohabitation qui compte aujourd’hui davantage que les rappels un peu dérisoires de souveraineté dans la demande faite à Fillon de manifester son désir de rester ou dans le jeu de cache-cache avec la presse pour accélérer le calendrier de l’annonce.
Nouveaux équilibres autour du centre
Bien entendu, l’opération qui tend à éviter que Fillon ne devienne un recours immédiat, en le transformant en bouclier, n’écarte pas complètement l’hypothèse du recours, car le Premier ministre est sorti de l’épreuve des retraites dans une position médiane entre les centristes, prêts à davantage de compromis avec les syndicats, et les libéraux, emmenés par Jean-François Copé, tentés de relancer la surenchère contre la propension française au blocage. Et l’arrivée de Copé à la tête de l’Ump est censée permettre à Sarkozy d’installer un contre-feu au rôle croissant du Premier ministre.
Le reste, c’est-à-dire la composition du gouvernement, se déduit de la priorité donnée par Sarkozy à la destruction des menaces contre sa candidature à une réélection. L’urgence est d’étouffer dans l’œuf la contestation la plus violente, celle de Villepin (« Sarkozy est l’un des problèmes de la France »). La confirmation ou l’arrivée (Juppé, Ollier) des chiraquiens verrouille le dispositif, avec la prime que constitue l’attribution de la Défense à Juppé dans un contexte de réintégration de la France dans l’Otan. L’apport d’une troisième villepiniste, Marie-Anne Monchamps, qui rejoint Bruno Le Maire et Georges Tron, achève d’isoler leur ex-« mentor ». Retour du Rpr, parce que l’objectif était d’empêcher une mise en cause du Président au nom de l’héritage gaulliste.
La préparation du premier et du second tour vient après. Moins urgent donc, et aussi plus complexe, le traitement du centre. Depuis 2007, on sait qu’il peut représenter un espace de premier tour proche des 20 %, et qu’il est décisif pour une majorité de second tour. Le rapprochement esquissé au printemps entre Sarkozy et un Bayrou esseulé a fait provisoirement long feu. L’ambition affichée d’Hervé Morin peine à décoller. Dans ces conditions, la tentation est forte de faire monter la candidature d’un centriste plus amical que l’un et plus attractif que l’autre. Tel semble être le rôle imparti à Borloo, transformé en quelques jours en victime du machiavélisme sarkozyste. Le profil d’Eva Joly et surtout la possibilité d’une candidature de Dominique Strauss-Kahn, qui rendent très aléatoires les dynamiques dans cet espace, ont dû achever de convaincre Sarkozy qu’il avait plus à gagner à peupler le centre droit qu’à l’assécher. D’où le risque assumé de réduire les centristes à la portion congrue au gouvernement et de les pousser à clamer leur différence.
La mise en ordre de bataille de l’Ump-Rpr et le désamarrage du centre droit ont pour effet d’aiguiser les débats au PS. La bataille des retraites a eu, de ce côté, un effet ambigu. Confortés dans un premier temps dans leur dénonciation de l’injustice du projet gouvernemental, les socialistes n’ont pas convaincu qu’ils disposaient d’un projet alternatif. Leur force électorale, démontrée aux régionales, les a fait bénéficier d’une confiance différée, le mouvement et les syndicats leur accordant le temps d’élaborer une contre-réforme pour 2012. Mais l’appréciation des potentialités de ce mouvement et le degré de prise en compte des risques de la dette les ont aussitôt divisés. Un premier affrontement, très violent, s’est produit à l’occasion des très nombreuses propositions pour « l’égalité réelle » préparées par Benoît Hamon, ratifiées par Martine Aubry, soutenues par les strauss-kahniens mais combattues par Hollande, Moscovici, Valls et Collomb, pour leur absence de hiérarchisation et de budgétisation. Sur un autre plan, Ségolène Royal profite du remaniement pour lancer une nouvelle offre d’alliance aux centristes. Dans la confrontation entre gauche et droite du PS qui est désormais lancée, D. Strauss-Kahn, obligé d’entrer à pas feutrés dans le jeu de la candidature implicite, semble vouloir ravir à Martine Aubry la position centrale qu’elle a peine à tenir, au prix d’un certain opportunisme.