Querelles de familles
Le mois de janvier avait été dominé par l’économie, à partir de la réorientation vers la politique de l’offre prônée par le président de la République. Le mois de février a été marqué par l’envahissement de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « sociétal » : manifestations de rue d’ampleur imprévue, actions de harcèlement moins violentes que celles des bonnets rouges à l’automne, mais plus inquiétantes par leur dynamique d’incivisme, comme le retrait d’enfants des écoles après les batailles de mots entre « théorie du genre » et « études de genre1 ».
Les enchères montent
La proximité des deux séquences a permis de mesurer les différences de tempo, d’impact, de lignes de fractures entre ces deux registres de l’action politique. Le ralliement de François Hollande à la priorité donnée à la confiance des entreprises et à la restauration de leurs marges a, dans un premier temps, suscité une sorte d’adhésion résignée de la gauche et une perplexité bruyante de la droite. Depuis, les esprits se sont ressaisis. L’issue du pacte de responsabilité est plus incertaine, mais le paysage est redevenu familier. La droite a exprimé avec plus d’assurance son scepticisme devant la capacité du président à traduire son nouveau discours en actes. Et les socialistes se répartissent, au gouvernement comme au parlement, selon le degré de précision des « contreparties » qu’ils souhaitent exiger à l’allégement des charges patronales. Les plus fermes demandent des objectifs « chiffrés » plutôt que simplement « mesurables », voire un calendrier de défiscalisation par tranches conditionnées à des résultats.
La curiosité a changé d’objet. En janvier, l’interrogation portait sur ceux qui rejoindraient Borloo dans son intention annoncée de voter le pacte de responsabilité : Raffarin et les anciens Udf de l’Ump ? Baroin et les chiraquiens ? En février, on constate que le courant de Benoît Hamon a rejoint celui d’Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann sur une position critique et l’on se demande si les amis de Martine Aubry les rejoindront. Cette grogne a permis au pouvoir de faire pression sur le Medef pour le ramener à accepter une logique d’« engagements », à défaut de contreparties, en termes d’emplois et d’investissements, puis à faire fuiter certaines hypothèses d’économie très rudes en matière de dépenses hospitalières ou de revenus des fonctionnaires. Les enchères montent et rien ne prouve que le gouvernement trouvera dans ces réticences et ces résistances croisées le regain de légitimité nécessaire pour concrétiser un plan qui relance la croissance sans brader l’objectif de réduction des déficits.
La fin des réformes de société ?
Plus perturbatrice pour le système est apparue la crise sociétale de février. Le pouvoir, ici, n’était pas à l’initiative. Dès qu’il a arrêté une première réponse à la contestation de la rue, en retirant le projet de loi sur la famille, le mécontentement, voire l’indignation de nombreux socialistes se sont exprimés assez fort pour le contraindre à un nouveau rectificatif et à annoncer la possibilité de faire passer, en pièces détachées dans d’autres lois, certaines mesures prévues pour créer des droits (connaissance des origines, statut du beau-parent).
Certes, l’improvisation et la maladresse ont contribué à accroître l’émotion à gauche. L’omniprésence de Manuel Valls, sa tentative d’exploitation du « Jour de colère » à la veille de la « Manif pour tous » par une dénonciation d’un retour aux années 1930, puis son virage sur l’aile, le lendemain, dans un débordement de ses compétences de ministre de l’Intérieur, pour annoncer que le gouvernement n’accepterait aucun amendement sur la Pma ou la Gpa, ont irrité. La précipitation avec laquelle le Premier ministre a dû, pour prévenir toute division à l’Assemblée sur ces deux sujets brûlants, retirer l’ensemble du projet, quelques heures après la fin de la manifestation, a conforté le sentiment de reculade chez de nombreux socialistes.
Mais sur le fond, le choix de ne pas amalgamer l’inquiétant, factieux et antisémite « Jour de colère » et la familiale « Manif pour tous » n’est pas déraisonnable. Il apparaît comme une prudence nécessaire dans la durée, précisément pour éviter la porosité entre les deux mouvements. Le resurgissement d’une protestation du noyau catholique, presque intacte et réclamant un droit de suite contre la Pma, pouvait en effet faire craindre que le « mariage pour tous » devienne le boulet du mandat de Hollande. Il était dès lors urgent de ne pas donner prise à une bataille pro famille contre « familiphobie », puisque tel était le fil rouge qui semblait réunir aux yeux des opposants la loi sur le mariage des couples de même sexe, la circulaire Taubira de naturalisation des enfants nés à l’étranger sous Gpa, les projets de suppression de la fiscalité familiale et le projet de loi famille.
On peut dès lors se demander pourquoi les enjeux sont montés si haut, pourquoi au pays des droits et de la liberté, la France, une partie importante de la société a plus de mal à digérer le mariage homosexuel qu’en Espagne ou au Portugal. Est-ce le moment où il arrive, dans la crise, l’inquiétude de l’avenir stimulant la nostalgie des origines et des repères éprouvés ? Ou bien est-ce la gestion politique de la loi sur le mariage, marquée par le refus de la négociation, de toute explication présidentielle, et le vote bloqué des députés socialistes ? Ou plutôt l’arrière-plan idéologique, comme l’a dit Jean-Louis Bourlanges, le choix d’une défense normative des droits des homosexuels plutôt que d’une défense libérale, qui ferait craindre qu’on présente désormais deux modèles concurrents aux enfants ?
Le risque demeure d’une guerre idéologique prolongée, de batailles sémantiques incessantes, d’un affrontement entre la peur du retour à l’ordre moral et celle de l’utopie rééducatrice, sur des sujets où la droite s’avère mal à l’aise (et brille par son silence hors Boutin, Guaino et Copé) et la gauche divisée entre intransigeants et réalistes.
Le retrait du projet de loi famille sonne le glas d’un certain style d’offensive de la gauche sur les terrains qui la mettraient directement aux prises avec une dynamique conservatrice catholique. Sur la fin de vie, le Premier ministre l’a annoncé, l’objectif sera de réunir un consensus. Est-ce à dire que tous les dossiers sociétaux seront enterrés ? Pas forcément : des sujets plus neutres, moins porteurs de fracture avec les catholiques, comme la dépénalisation des drogues douces, pourraient redevenir d’actualité.
- 1.
Voir la « position » de Joël Roman dan ce numéro, supra, p. 6 sqq.