Le zèle compassionnel de Nicolas Sarkozy
La spécificité de la communication sarkozyste ne tient pas à son fonctionnement rhétorique. Plutôt qu’à l’argumentation, il recourt à l’empathie, à un partage instinctif des émotions collectives. S’il comprend la souffrance, c’est parce qu’il la partage. Et s’il la partage, c’est parce qu’elle est celle de tout le monde. Le leitmotiv n’est plus : « je vous guide parce que j’incarne l’histoire », mais : « je peux gouverner parce que je suis comme vous ». Mais ce partage de la souffrance de tous ne doit pas conduire à confondre pitié, compassion et solidarité.
« J’ai voulu parler à ceux auxquels on ne parlait plus, à la France qui donne beaucoup et qui ne reçoit jamais rien, à la France qui est exaspérée et qui souffre. »
Le déferlement compassionnel auquel notre société est aujourd’hui en proie peut être décliné de bien des manières. Certaines ne sont pas nouvelles : la promotion de l’humanitaire au détriment de l’action politique, la montée des émotions collectives devant les catastrophes médiatisées, les appels réitérés à la charité publique, etc. Mais ce qui retient aujourd’hui l’attention, c’est la façon dont le pouvoir en place, et plus particulièrement le président élu, a installé la compassion au cœur de sa politique, jusqu’à en faire – c’est du moins ce qui apparaît à l’observateur – un argument fondamental en faveur de sa légitimité politique. Tout se passe comme si – et, à ce titre, le phénomène est sans doute un révélateur qui dépasse la personne de Nicolas Sarkozy – la capacité compassionnelle des dirigeants était devenue l’un des fondements majeurs de leur droit à gouverner.
Il faut pourtant rappeler qu’avant d’être une manière de gouverner, la démocratie « compassionnelle » est le corrélat d’une forme de société. Comme Tocqueville l’a admirablement mis en évidence, l’imagination démocratique, liée au processus d’« égalisation des conditions », implique la reconnaissance d’un semblable qui n’est pas seulement, comme dans l’Ancien Régime, le membre du groupe ou de la caste, mais le membre de l’espèce humaine. Chaque individu peut ainsi extrapoler à partir de ce qu’il ressent et l’imagination le met facilement à la place de tout autre. La posture compassionnelle est indissociable de la modernité démocratique : notre sensibilité à l’égard de la souffrance d’autrui, ce dernier fût-il lointain, s’inscrit dans une logique qui est celle de la « notion générale du semblable ». Nous ne sommes pas plus sensibles que nos prédécesseurs mais notre sensibilité se porte sur plus d’objets en sorte que, dans ce nouvel espace démocratique où triomphe la ressemblance, s’éveille une compassion généralisée pour tous les membres d’une même humanité.
Si les manifestations compassionnelles qui scandent aujourd’hui l’action politique s’enracinent – d’un point de vue qu’on pourrait dire « anthropologique » – dans la mise en sens démocratique du monde, elles ne s’y réduisent pas. Il faut donc analyser leur nouveauté et se demander ce qu’elles révèlent des conditions actuelles de la politique et plus précisément des problèmes de la démocratie représentative. L’installation massive de la « souffrance » au cœur de la perception du social et du politique relève de la combinaison de plusieurs facteurs hétérogènes qu’il convient de rappeler : le reflux de la théorisation marxiste qui mettait l’accent sur les luttes des travailleurs face aux maux de l’exploitation et aux inégalités sociales plus que sur le vécu de la souffrance (on parlait de « classes sociales » et de « lutte des classes » et non de « victimes ») et surtout – si l’on considère les récentes transformations de la société contemporaine – la fin des Trente Glorieuses, la montée du chômage, les précarisations croissantes qui font apparaître de nouveaux profils de populations démunies et créent de nouvelles formes de vulnérabilité. C’est à la montée de la plainte issue des nouvelles souffrances sociales que prétend répondre un certain style d’intervention politique qui multiplie les manifestations d’empathie et l’accompagnement au quotidien des émotions individuelles et collectives. Cette « politique de la pitié » est aujourd’hui indissociable de la médiatisation qui installe la réaction – plutôt que l’action – politique dans le temps court voire dans l’instantané, au détriment du temps, nécessairement différé, de la réponse adéquate.
La compassion a-t-elle sa place en politique ?
La critique la plus célèbre de la « politique de la pitié » a été menée par Hannah Arendt dans l’Essai sur la Révolution1. Qu’est-ce qu’une politique de la pitié ? C’est une politique qui s’empare de la souffrance des malheureux, des pauvres, des misérables, des déshérités pour en faire un argument politique et même l’argument politique par excellence. Investie par l’épreuve de la misère et le souci de la soulager, elle fait du peuple souffrant le thème majeur de son discours et la norme déclarée de son action. Tel fut, selon Arendt, le propre de la politique jacobine au cours de la Révolution française. L’irruption massive des « pauvres » sur la scène publique a infléchi le cours de la Révolution en donnant à la question sociale un rôle déterminant par rapport à la question politique. L’explosion de la souffrance a éloigné les révolutionnaires du souci de l’institution politique de la liberté (liberty to) pour les orienter vers celui de la libération (liberty from) à l’égard de la misère.
On peut formuler bien des objections à l’encontre de cette analyse dont le souci majeur est de distinguer la résolution spécifique des problèmes sociaux de ce que doit être une visée proprement politique. Car la distinction du politique et du social, du public et du privé, du règne de la liberté et de celui de la nécessité, est loin d’être aussi tranchée que le soutient Arendt. La question sociale, notamment à travers le déploiement et la résolution des conflits, est un élément fondamental du champ politique et de l’agir-ensemble dans l’espace public. Quant à la lutte contre la pauvreté, elle n’est certes pas étrangère à l’édification d’un monde commun.
Mais la volonté d’articuler le social et le politique, de faire reconnaître leurs liens réciproques, ce n’est en aucun cas la confusion du peuple souffrant et du peuple citoyen. C’est cette confusion qui a notamment conduit les révolutionnaires français, submergés par l’océan de la misère, à manifester un « zèle compatissant » à l’égard des « faibles ». Leur passion du « souffrir-avec » s’est muée non seulement en motivation politique mais en politique. Les hommes de la Révolution ont voulu « émanciper les gens du peuple non pas en tant que futurs citoyens, mais en tant que malheureux ». Glorifiant leurs souffrances et leur attribuant d’emblée un caractère vertueux – la souffrance est le ressort de la vertu et donc la vertu est naturelle au peuple souffrant – assimilant a contrario la richesse au vice et à la corruption, les révolutionnaires jacobins ont fait de la « compassion » le moteur exclusif de leur action. Et leur objectif principal a été dès lors de libérer les hommes de la pauvreté et de « rendre heureux les malheureux, au lieu d’établir la justice pour tous2 ».
Mais pour mesurer la portée actuelle de la critique d’Arendt, il faut au préalable expliciter le sens de la distinction par elle opérée entre la « compassion » et la « pitié » : la première est une « co-souffrance » qui se porte vers un individu singulier, dans des conditions particulières. Elle ne peut être généralisée, comme le fait la pitié qui s’adresse à la masse souffrante. La compassion est élective et comparable en ce sens à l’amour qui, lui aussi, ne s’adresse qu’au particulier. De même que la compassion ne peut s’exercer à l’égard des « masses », de même l’amour ne concerne jamais un groupe : qu’il s’agisse d’une collectivité, d’un peuple, d’une classe.
La pitié, quant à elle, généralise. Elle est cet élan impérieux qui nous attire vers les faibles et son aptitude à généraliser est précisément liée au fait que l’on peut s’attrister de la souffrance de l’autre sans être soi-même atteint. De là vient son éloquence. Parce qu’elle garde ses distances quant au sentiment, la pitié parle et même bavarde. Elle peut s’adresser à la foule et par là – telle la solidarité – envahir le forum. Mais elle sort alors de la sphère de la vie intime : elle s’adresse aux masses et non plus aux singularités.
Or la pitié n’est pas la solidarité. La solidarité est un principe qui peut guider l’action, elle contribue à former une communauté d’intérêts avec les opprimés et les exploités. Parce qu’elle participe de la raison, elle peut généraliser par concepts et englober ainsi les groupes, les foules et jusqu’à l’humanité tout entière. Elle n’a pas « intérêt » à l’existence des malheureux alors que la pitié n’existerait pas sans la présence du malheur, de même que l’appétit de pouvoir a besoin de l’existence des faibles.
La pitié est donc une « compassion pervertie ». À un double titre : d’abord, en généralisant, elle défait les singularités, elle homogénéise, elle fait du peuple souffrant un agrégat, une masse compacte, déréalisée, où se dissout la pluralité des êtres et des points de vue, laquelle pluralité implique nécessairement que les individus singuliers soient dotés du double caractère de l’égalité et de la distinction. La pitié n’appelle pas la réciprocité.
De plus, à cette masse indistincte répond l’illimitation du sentiment qui, paradoxalement, se renverse en indifférence à la réalité singulière des individus. Tel est le ressort qui renverse en son contraire la politique de la pitié. La compassion pervertie qui s’adresse à une humanité abstraite devient cette contagieuse furie de la pitié insensible aux singularités réelles. À chaque instant, la pitié peut se renverser en cruauté, l’amour de l’humanité en incitation à être inhumain, afin de sauver l’humanité malgré elle. Telle la métaphore chirurgicale, si chère aux révolutionnaires : le chirurgien tranche le membre gangrené, au moyen de son fer cruel et charitable pour sauver le corps du patient.
Quel est le présupposé de cette distinction peu commune entre compassion et pitié ? Il est de nature politique. Il tient à ce que, pour Arendt, le rapport politique, indissociable de la condition humaine de pluralité, implique toujours une certaine distance : celle qui permet aux hommes de penser et d’agir dans un monde commun. Le monde où vivent les hommes est avant tout un monde de relations : il est « l’entre-deux », l’intervalle qui s’étend entre eux, l’inter esse qui à la fois les sépare et les relie, à l’image de la table qui rassemble les convives tout en maintenant la distance qui les empêche de tomber les uns sur les autres.
La critique d’Arendt ne vise donc pas le sentiment de compassion qui s’exerce à l’égard de l’autre homme mais la politique de la pitié, expression qui révèle d’emblée une sorte d’oxymore : la généralisation et la distance sont de nature politique alors que le sentiment éprouvé à l’égard d’un autrui singulier – la compassion ou l’amour – abolit cette même distance. Le problème apparaît donc quand la pitié – compassion pervertie – envahit le champ entier de la politique et se donne à la fois en spectacle et en discours jusqu’à annihiler le souci proprement politique de la liberté. Les effets de ce transport – le fait que la compassion soit exposée à la lumière du « domaine public » – sont comparables à ce qui advient lorsque le bien sort de sa réclusion pour jouer un rôle public : il « cesse d’être bon, il se corrompt intérieurement et, partout où il va, porte sa corruption3 ». Ainsi exporté dans le domaine de la politique, le « cœur » introduit des catégories et des comportements dénués de pertinence : la chasse à l’hypocrisie, au simulacre, la recherche des motivations intimes, la quête de la sincérité ou de l’authenticité. Bref, tout ce qui témoigne de la confusion de l’être et de l’apparaître, du privé et du public, de la morale et de la politique.
Le peuple souffrant
Mais le plus important est qu’avec la politique de la pitié, c’est la notion de peuple qui voit son acception profondément modifiée et même, aux yeux d’Arendt, dénaturée. Le peuple citoyen – celui qui participe à l’agir-ensemble, au pouvoir en commun – devient le peuple souffrant, celui des malheureux et des victimes. Infléchissement que révèlent par exemple les formules de Saint-Just – les malheureux sont les « puissances de la terre » – ou même de Sieyès à propos du « peuple toujours malheureux ». Non seulement le terme devient synonyme de la masse des misérables, des miséreux, et perd son acception politique de peuple citoyen mais la légitimité propre de ses représentants procède dès lors de leur capacité compassionnelle.
Cette dérive sémantique et conceptuelle donne à la critique d’Arendt toute son actualité. Le problème n’est plus que la politique du cœur conduit à un enfer pavé de bonnes intentions ni que l’immersion dans la souffrance de l’autre inhibe l’action et se renverse en cruauté, comme ce fut le cas au moment de la Terreur révolutionnaire. La question de la politique du cœur s’est posée en des termes similaires au sein des systèmes totalitaires : la fabrique de l’homme nouveau justifiait la proposition selon laquelle « on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs ». Quant à l’explosion des pauvres sur la scène publique et à l’irruption de la pauvreté de masse sur la scène publique à la fin du xviiie siècle, elles signalaient l’entrée des sociétés occidentales dans la modernité libérale.
La situation est aujourd’hui très différente. Les nouvelles vulnérabilités – précarité croissante de l’emploi, chômage de masse, nouvelles formes d’insécurité sociale – sont postérieures à l’intervention de l’État régulateur et à l’instauration des protections sociales. Elles marquent de manière paradoxale, comme le souligne Robert Castel, la remontée des « inutiles au monde », des hommes « superflus », caractérisés par une « inutilité sociale qui disqualifie sur le plan civique et politique4 ».
Or ce constat fait directement écho à la double indignité qui, comme l’a souligné Arendt, frappe la pauvreté. La plaie de la pauvreté, ce n’est pas seulement l’incapacité à satisfaire les besoins vitaux c’est aussi la honte d’être voué à l’obscurité et de n’avoir pas droit au grand jour de la vie publique, là où les hommes agissent ensemble en s’apparaissant les uns aux autres. Dans l’Essai sur la Révolution, Arendt rappelle les mots de John Adams : l’humanité ne prête au pauvre aucune attention ; il erre comme dans la nuit. « On ne le désapprouve pas, on ne lui reproche rien ; simplement, on ne le voit pas5… » L’absence de reconnaissance publique du fait de l’invisibilité – issue des processus de désappartenance, de déliaison, de désaffiliation – se conjugue à l’insupportable pression de la nécessité vitale. La pitié, ajoute-t-elle, se nourrit du malheur et de l’attrait pour les « faibles » : en ce sens, elle a partie liée avec la soif de pouvoir. À considérer les mutations de la question sociale, cette remarque garde aujourd’hui toute son actualité. Car les nouvelles vulnérabilités de masse sont précisément la cible de l’actuel discours compassionnel.
Rappelons pour mémoire quelques extraits frappants du discours de Nicolas Sarkozy durant la dernière campagne présidentielle :
Je veux dire à tous les Français qui ont peur de l’avenir, qui se sentent fragiles, vulnérables, qui trouvent la vie de plus en plus lourde, de plus en plus dure, que je veux les protéger […] J’ai voulu parler à ceux auxquels on ne parlait plus, à la France qui donne beaucoup et qui ne reçoit jamais rien, à la France qui est exaspérée et qui souffre […] La France qui souffre ce n’est pas seulement celle des exclus, celle des désespérés, celle des laissés-pour-compte, celle des sans domicile, celle des pauvres sans travail […] La France qui souffre c’est aussi celle des travailleurs pauvres, de tous ceux qui estiment ne pas avoir la récompense de leur travail, de leurs efforts, de leurs mérites. Celle qui sait qu’avec le smic on n’arrive plus à se loger, celle des temps partiels subis, celle des mères isolées qui ne peuvent pas travailler à temps plein parce qu’elles n’ont pas les moyens de faire garder leurs enfants. C’est la France des salariés de l’industrie qui vivent dans la hantise des délocalisations, des cadres qui redoutent à 50 ans de faire les frais de la prochaine réorganisation et de ne plus avoir de place dans l’économie et la société. C’est aussi celle des artisans, des agriculteurs, des pêcheurs écrasés de charges et de contraintes et qui n’arrivent plus à faire face. C’est la France des classes populaires qui a peur de l’exclusion et celle des classes moyennes qui a peur du déclassement […] C’est la France pour laquelle le futur est vécu comme une menace alors que je veux tant qu’il soit une espérance6.
Ce discours s’adresse pêle-mêle à des catégories professionnelles (artisans, agriculteurs, pêcheurs, salariés de l’industrie), aux travailleurs pauvres, aux cadres, aux mères isolées, aux exclus, aux désespérés, à ceux qui se lèvent tôt, aux classes populaires et aux classes moyennes… Tout le monde peut donc y trouver son compte. Mais il s’est surtout emparé, de manière tout à fait singulière, de ce que Bourdieu avait appelé – à côté de la « misère de condition » – la « misère de position7 ». En élaborant ce dernier concept, Bourdieu mettait l’accent sur le vécu de la souffrance, sur l’aspect subjectivement ressenti des expériences douloureuses. Si la « misère de condition » désigne l’ensemble des données objectives repérables à partir de la situation matérielle des individus, la « misère de position » est relative au point de vue de ceux qui l’éprouvent. Dans l’introduction de son livre, Bourdieu fait référence à la pièce de Patrick Süskind, La contrebasse : elle est, dit-il, l’image de
l’expérience douloureuse que peuvent avoir du monde social tous ceux qui, comme le contrebassiste au sein de l’orchestre, occupent une position inférieure et obscure à l’intérieur d’un univers prestigieux et privilégié, expérience d’autant plus douloureuse sans doute que cet univers, auquel ils participent juste assez pour éprouver leur abaissement relatif, est situé plus haut dans l’espace global. Cette misère de position, relative au point de vue de celui qui l’éprouve en s’enfermant dans les limites du microcosme, est vouée à paraître « toute relative », comme on dit, c’est-à-dire tout à fait irréelle, si, prenant le point de vue du macrocosme, on la compare à la grande misère de condition ; référence quotidiennement utilisée à des fins de condamnation (« tu n’as pas à te plaindre ») ou de consolation (« il y a bien pire, tu sais »). Mais, constituer la grande misère en mesure exclusive de toutes les misères, c’est s’interdire d’apercevoir et de comprendre toute une part des souffrances caractéristiques d’un ordre social qui a sans doute fait reculer la grande misère (moins toutefois qu’on ne le dit souvent) mais qui, en se différenciant, a aussi multiplié les espaces sociaux8.
Or ces « espaces sociaux » que Bourdieu voulait faire apparaître à travers la face subjective de la misère sont réinvestis dans – et par – une rhétorique politique où ils deviennent des « catégories » jouées les unes contre les autres : la France qui se lève tôt contre celle des assistés, celle des travailleurs pauvres contre celle des pauvres sans travail, celle qui donne beaucoup et reçoit peu contre celle qui reçoit beaucoup sans donner… En bref, il y a les bons et les mauvais pauvres.
Dans la perspective qui était celle du sociologue, la pluralité des points de vue ressentis comme concurrents (en raison de la collision des intérêts, des dispositions, des styles de vie différents) ne débouchait pas sur la division des expériences singulières, elle n’avait pas pour objet de dresser ces dernières les unes contre les autres. Or c’est précisément l’opposition des particularités et le ressentiment qu’elle est susceptible d’engendrer – la France « exaspérée »… – qu’a mobilisés le discours compassionnel du candidat Sarkozy sous les dehors d’une adresse à la subjectivité, au vécu de la souffrance. Le discours compassionnel fait couple avec son autre, avec son symétrique inversé : le discours stigmatisant sur les profiteurs, les paresseux, les assistés.
Par là se trouvent également réactivées toutes les ambiguïtés de la notion de « peuple ». Dès l’Antiquité, le demos a désigné à la fois le corps civique, le peuple assemblé, sujet des décisions politiques, et la multitude, la foule et plus généralement le petit peuple des démunis, les « pauvres ». Cette ambivalence s’est perpétuée tout au long de l’histoire politique, notamment chez Rousseau pour qui la « multitude aveugle » ne sait pas toujours ce qu’elle veut « parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon9 ». Cette distorsion entre le peuple « réel » (la « multitude ») incapable de raison politique et l’entité « fictive » (le Peuple) à qui est dévolue la capacité souveraine est aujourd’hui réactualisée par la posture compassionnelle. Non pas tant sous la forme de la défiance ou du mépris mais par le biais, autrement dépréciatif, d’un discours politique adressé aux « faibles » et aux « souffrants ».
On avait déjà entendu, il y a peu, l’expression de la différence qui séparerait la « France d’en bas » de celle « d’en haut ». La rhétorique actuelle est encore plus explicite : elle s’adresse à la masse souffrante – fût-elle appréhendée et filtrée à travers des catégories – et non au peuple souverain. La garden-party « compassionnelle » du 14 juillet 2007 à l’Élysée, qui a suivi l’élection du président Sarkozy, a porté la confusion à son comble : elle s’est voulue un hommage aux « victimes » et aux « héros d’un jour », ainsi qu’à ceux « pour lesquels la vie n’a pas été indulgente cette année ». Le défilé sur les Champs-Élysées fut dédié à un petit garçon infirme et le président s’adressa en ces termes à la foule :
Je voudrais dire à tous ceux qui sont heureux et qui se croient malheureux qu’ils pensent au petit Guillaume, dont le seul rêve était d’être assis au premier rang le jour de la fête nationale.
Chaque jour, nous assistons à de nouvelles manifestations de cette hyper-réactivité compassionnelle de la part du président et de ses ministres : il reçoit le père d’un enfant violé par un pédophile récidiviste, il assiste aux obsèques d’un marin pêcheur, etc. Après l’assassinat d’un commerçant d’Épinay-sur-Seine, la ministre de l’Intérieur se rend immédiatement sur place et annonce de nouvelles mesures de sécurité. Certains, favorables à ce genre d’intervention, arguent qu’il s’agit d’un accompagnement du « quotidien » des Français, comme si ce mode de « partage » émotionnel tenait lieu d’action publique.
Sur cet argument, on pourra laisser le dernier mot au porte-parole de l’Élysée qui justifie ainsi la posture présidentielle :
Nicolas Sarkozy tient le même discours depuis cinq ans. Il s’est engagé clairement pendant la campagne présidentielle à être le président des victimes et pas celui des délinquants10.
Voilà qui est clair : des « délinquants » ou des « victimes », telle est la nouvelle ligne de partage qui traverse ce qui fut autrefois le peuple souverain. Souveraineté – ou citoyenneté – dont il faut rappeler qu’elle est inséparable d’une activité : participation effective à l’exercice du pouvoir comme dans les démocraties antiques ou contrôle par le choix des gouvernants, comme dans la démocratie représentative moderne. Mais dans les deux cas, directement ou indirectement, ce qui s’énonce, c’est la capacité politique des citoyens.
On se demande alors ce que les « victimes » et les « héros » ainsi désignés ont à voir avec l’exercice de la citoyenneté. On s’interroge aussi sur la pertinence de ce discours compassionnel. En quoi concerne-t-il les rapports de la démocratie politique et de la démocratie sociale ? Quelle réponse apporte-t-il à la réalité de la souffrance sociale ? Et, au bout du compte, que traduit-il des métamorphoses de la société contemporaine ?
La compassion comme symptôme
J’ai évoqué au début de ce texte la matrice que constitue l’analyse de Tocqueville : c’est en effet le triomphe de la ressemblance qui autorise un certain type d’intervention politique sur le mode compassionnel. Car le semblable, c’est à la fois celui que nous reconnaissons comme tel et celui qui nous ressemble. Ainsi affichée, la compassion témoigne de la volonté de « proximité » des politiques : aussi bien dans les campagnes électorales que dans l’exercice du pouvoir au jour le jour, il faut montrer à chaque instant qu’on est proche des « vraies gens » et qu’on répond à leurs attentes. Tocqueville écrivait, non sans férocité, que l’homme démocratique, qui ne découvre autour de lui que des êtres « à peu près pareils », répugne à admettre chez l’autre quelque « supériorité » que ce soit, fût-elle incontestable. La ressemblance – dont la compassion est un versant – est ainsi le fondement ultime à partir duquel les gouvernants doivent justifier leur légitimité. Lors de son discours d’investiture devant l’Ump, le 14 janvier 2007, Nicolas Sarkozy s’écriait :
On ne peut pas partager la souffrance de celui qui connaît un échec professionnel ou une déchirure personnelle si l’on n’a pas souffert soi-même. J’ai connu l’échec, j’ai dû le surmonter,
faisant explicitement de son expérience vécue de la souffrance une qualité personnelle et un argument irréfutable en faveur de son aptitude à gouverner.
À cet égard, les gestes compassionnels médiatisés dont le président n’a pas le monopole11 n’ont pas grand-chose à voir avec les rites (notamment le toucher des écrouelles) par lesquels les rois de France et d’Angleterre étaient censés guérir les infections purulentes. Ces pratiques renvoyaient en effet, comme l’a montré Marc Bloch dans les Rois thaumaturges12, à la sacralité du pouvoir royal et à son caractère transcendant.
On demande volontiers des miracles à un chef de droit divin, dont le pouvoir même a des racines dans une sorte de mystère, on n’en demande pas à un fonctionnaire quel que soit son rang dans la hiérarchie.
N’est pas charismatique qui veut… Aujourd’hui, les gestes compassionnels émanant du pouvoir démocratique ne sont pas des gestes thaumaturgiques, ils ne se fondent pas sur la transcendance (et donc sur l’éloignement du pouvoir) mais ils se situent sur le terrain d’une proximité et d’une empathie rendues possibles par le socle égalisateur de la démocratie moderne.
Tocqueville ouvre également une autre perspective : celle de l’État tutélaire qui se charge de veiller sur le sort des citoyens. Il est
absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril ; mais il ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance13…
Ce texte célèbre a souvent été cité mais il a le plus souvent été interprété comme le signe de la défiance d’un penseur « libéral » à l’égard de l’État-providence. On peut aussi bien le rapporter aujourd’hui aux interventions qui ont scandé les discours politiques des deux principaux candidats à l’élection présidentielle. Ségolène Royal déclarant au cours d’un meeting « je vais bien m’occuper de vous » n’avait de ce point de vue rien à envier aux formules enveloppantes du candidat Sarkozy. Mais, en l’occurrence, ce n’est pas elle qui a été élue et la posture compassionnelle de Nicolas Sarkozy n’est plus aujourd’hui une modalité de la conquête du pouvoir mais une modalité de son exercice, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Or sa conception, commente l’un de ses conseillers, est la suivante :
Il considère que rien de ce qui préoccupe ou intéresse les Français ne doit lui échapper, y compris les programmes de télévision14.
« Rien ne doit lui échapper » : derrière ces mots, on reconnaît aisément la volonté d’omniprésence d’un pouvoir tutélaire qui prétend accompagner au quotidien la vie de ses administrés.
On peut évidemment s’interroger sur la temporalité dans laquelle s’inscrit ce mode d’intervention. Le temps de la politique du cœur ne peut être qu’un temps court, celui de la réaction immédiate, le temps du « présentisme » qui se caractérise à la fois par l’hypertrophie de l’instant et par sa capacité à accueillir tout ce qui passe. Or on ne dira jamais assez que la supposée « urgence » qui accompagne le plus souvent la surmédiatisation d’un fait – on n’ose pas dire un événement – s’évanouit quand celui-ci est aussitôt chassé par un nouvel épisode. La « politique » compassionnelle ne peut donc que court-circuiter la durée requise par l’action politique. La politique est, on le sait, un art du temps : un art d’user du temps, de saisir le moment opportun (ce que les Grecs appelaient le kairos) pour l’inscrire dans une logique de l’action efficace. Elle ne se confond pas avec la promotion médiatique en « temps réel ». Reste à savoir ce que la sanction de la durée fera de cette politique du coup par coup.
Jean-Louis Missika remarque de façon judicieuse que la nouveauté d’une telle stratégie communicationnelle ne réside pas tant dans le recours au « paraître » qui est consubstantiel à la politique que dans un certain usage des médias porté à son paroxysme15. La politique, comme l’avait montré Machiavel dans le Prince, s’inscrit nécessairement dans l’espace de l’apparaître car les hommes agissent en étant vus, entendus et reconnus par d’autres. Parce que le pouvoir est avant tout relation, parce qu’il est nécessairement en représentation et qu’il s’offre à l’assentiment, toute politique appelle la communication. La politique a, on le sait depuis longtemps, sa manière propre d’user du langage, nécessairement problématique : on parle à tout en parlant de, on parle pour tout en parlant avec.
Or, la spécificité de la communication sarkozyste ne tient pas à son fonctionnement rhétorique. Son discours n’est pas celui du sophiste qui tente de persuader son public au moyen d’un savoir-faire langagier orienté vers la manipulation des désirs et des volontés. Plutôt que de recourir à l’argumentation, il met en scène une empathie, un partage instinctif (ou supposé tel) des émotions collectives. S’il comprend la souffrance, c’est parce qu’il la partage. Et s’il la partage, c’est parce qu’elle est celle de tout le monde : lui, vous, moi. Ce type de communication s’inscrit d’emblée dans le règne de la similitude. Les électeurs ont donné leur voix à qui leur ressemble et non à qui leur est « supérieur ». Installé au pouvoir, celui qui les dirige ne doit pas cesser d’être perçu comme leur « égal ». Le leitmotiv n’est plus : « je vous guide parce que j’incarne l’Histoire » mais « je peux gouverner parce que je suis comme vous ». On aurait tort de penser, au motif que l’on a rompu avec ses modalités traditionnelles, qu’il ne s’agit pas (ou plus) d’une forme d’incarnation. Pour en comprendre les ressorts, il n’est pas inutile de rappeler – et de méditer – ces mots de Tocqueville. Ils donnent beaucoup à penser sur les conditions et les entours de la « politique » compassionnelle :
Dans la démocratie, les simples citoyens voient un homme qui sort de leurs rangs et qui parvient en peu d’années à la richesse et à la puissance ; ce spectacle excite leur surprise et leur envie ; ils recherchent comment celui qui était hier leur égal est aujourd’hui revêtu du droit de les diriger. Attribuer son élévation à ses talents ou à ses vertus est incommode, car c’est avouer qu’eux-mêmes sont moins vertueux ou moins habiles que lui. Ils en placent donc la principale cause dans quelques-uns de ses vices, et souvent ils ont raison de le faire. Il s’opère ainsi je ne sais quel odieux mélange entre les idées de bassesse et de pouvoir, d’indignité et de succès, d’utilité et de déshonneur16.
- *.
Philosophe, professeur des universités à l’École pratique des hautes études. Dernier ouvrage paru : le Pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Le Seuil, 2006. À paraître en janvier 2008 aux éditions du Seuil, l’Homme compassionnel.
- 1.
Hannah Arendt, Essai sur la Révolution, trad. fr., Paris, Gallimard-Essais, 1967. Voir en particulier le chapitre 2, « La question sociale ».
- 2.
H. Arendt, « De l’humanité dans de “sombres temps” », dans Vies politiques, trad. fr., Paris, Gallimard-Essais, 1974, p. 23.
- 3.
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr., Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 89-90.
- 4.
Voir Robert Castel, les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999.
- 5.
H. Arendt, Essai sur la Révolution, op. cit., p. 97, souligné dans le texte.
- 6.
Discours de Nicolas Sarkozy à Charleville-Mézières, le 24 décembre 2006 (veille de Noël, faut-il le rappeler ?).
- 7.
Pierre Bourdieu, la Misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993 (rééd. coll. « Points-Essais », 2007).
- 8.
P. Bourdieu, la Misère du monde, op. cit., p. 16.
- 9.
Rousseau, Du contrat social, II, 6.
- 10.
Propos cités dans un article du journal La Croix du 6 septembre 2007, intitulé « Le fait divers rythme l’action politique ».
- 11.
On se souvient de la candidate Ségolène Royal posant sa main sur l’épaule du handicapé devant plusieurs millions de téléspectateurs.
- 12.
Marc Bloch, les Rois thaumaturges (1924), Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997.
- 13.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, tome II, p. 385.
- 14.
Voir l’article de La Croix déjà cité.
- 15.
Le Monde, 5 septembre 2007.
- 16.
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., tome I, p. 313.