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Position – Oui, la France est un pays solidaire !

décembre 2014

#Divers

L’un des grands enjeux du redressement économique de la France réside dans le partage de l’effort. Il ne faut pas se faire d’illusions : par définition, l’effort, surtout après tant d’années de dérives budgétaires, ne peut être que douloureux. Mais s’il affecte surtout les plus mal lotis, il devient tout à fait inacceptable. Or c’est là le sentiment d’une bonne part des Français. Alors, qu’en est-il de notre situation sociale ?

Interrogeons nos concitoyens : la plupart sont persuadés d’une inégalité sans cesse croissante. C’est même un auteur français, encensé dans le monde entier, y compris aux États-Unis, mais moins en France, qui le dit avec talent. Thomas Piketty1 a bien raison de montrer que les inégalités, qui avaient beaucoup baissé depuis la crise de 1929, ont tellement augmenté que, parfois, elles sont même plus importantes qu’à cette époque. Cependant, c’est surtout vrai des États-Unis (d’où sans doute le grand succès de cet auteur outre-Atlantique), beaucoup moins en Europe et surtout en France. Ainsi, le 1 % d’Américains les plus riches concentrait environ 23 % de tous les revenus américains en 1928 ; le taux est tombé à 9 % au milieu des années 1970 mais est remonté largement et, en 2012, le pic de 1928 a même été dépassé. En France, il n’en va pas du tout de même : le 1 % des plus riches concentre seulement 6, 9 % des revenus2 ; et, on ne le dit pas assez, notre système de protection sociale est réellement efficace ; en effet, si, avant prise en compte des prestations sociales, le taux de pauvreté3 est de 21 %, il n’est plus que de 14, 1 % grâce aux prestations, selon les chiffres de 20104. Certes, on pourrait souhaiter que cet effet redistributif soit encore plus fort ; on peut aussi déplorer que ce taux ait augmenté depuis 2004, année où il n’était que de 12, 6 %.

Mais, pour cette même année 2010, la France restait le plus égalitaire des grands pays européens (eux-mêmes plus égalitaires que le reste du monde), le taux d’inégalité étant alors par exemple de 15, 8 % en Allemagne et de 16, 2 % au Royaume-Uni. Malheu­reusement, ces chiffres ne sont pas connus et, seraient-ils diffusés, restent peu crédibles pour une opinion qui se fiera plutôt aux apparences, à ce qu’elle connaît ou croit connaître, c’est-à-dire le niveau des revenus avant redistribution. La transparence de cet effet de redistribution est si faible que chacun est mécontent : ceux qui contribuent parce qu’ils contribuent et pensent n’être jamais bénéficiaires du système social ; ceux qui reçoivent parce qu’ils mesurent mal ce qu’ils reçoivent, souvent éclaté en une multitude de prestations5. Ainsi, alors que l’effort social est considérable et réduit d’un tiers la pauvreté grâce aux prestations, il reste presque invisible pour la majorité de la population !

Soyons clairs : il ne s’agit pas de nier les inégalités, ni de se satisfaire de la situation actuelle, même si elle est bien moins mauvaise que celle de nos voisins. Mais pour faire évoluer une situation, il faut d’abord en prendre la vraie mesure, sans aveuglement mais aussi sans excès, faute de quoi on attendra toujours autre chose, on pensera toujours être dindon d’on ne sait quelle farce, on cherchera toujours un bouc émissaire, et l’on finira par faire des choix politiques inadaptés.

Si l’État mène une telle politique redistributive (bien qu’il communique très mal à son sujet), c’est aussi le reflet d’une demande très forte de la population française. Depuis Tocqueville, on sait bien que l’égalité est une passion française. Ce qu’on sait moins, c’est que la population n’attend pas tout de l’État et qu’elle est elle-même très généreuse. Là encore, on risque de n’être pas cru parce que cela va un peu à l’encontre de nos propres idées sur le caractère supposé pingre, égoïste et frileux des Français et aussi parce que cela contredit le discours de nombre d’associations. Pourtant la générosité résiste à la crise ! De fait, le total des dons des particuliers aux associations mesuré par la direction générale des Finances publiques n’a cessé de croître, passant de 1, 696 milliard d’euros en 2007 à 1, 955 milliard en 2010. France Générosité6, qui diffuse ces chiffres, a changé de méthodologie en 2011 pour pouvoir sortir des chiffres plus vite ; elle s’appuie donc désormais sur un panel de vingt-deux grandes associations ; c’est moins exhaustif (encore que ces vingt-deux associations représentent une part élevée de l’ensemble des dons reçus) mais bien plus rapide ; pour 2011, il y a eu un léger fléchissement (− 0, 4 %) mais dès 2012, la croissance redémarrait à + 1, 7 %. On comprend que les associations craignent, si l’on diffuse ces chiffres, de voir fléchir la générosité du public. Mais on devrait pouvoir, au contraire, mettre en évidence cette solidarité et s’en féliciter… tout en relevant tout ce qu’il reste à faire et qui interdit de baisser la garde.

Alors, oui, bien sûr, les menaces sont nombreuses. Il faut être prudent. Rien n’est acquis. Etc. Mais on peut aussi voir, pour une fois, le verre à moitié plein et sortir du ressentiment chronique : la France a des défauts et connaît des difficultés, c’est évident. Mais, plus que la plupart des pays, même si elle ne le fait pas encore assez, elle considère fondamentalement que l’inégalité est insupportable. Et elle agit en conséquence, tant par ses politiques de ­redistribution que par la générosité du grand public. C’est une vraie force pour notre redéploiement… si on le sait et que l’on quitte les discours démagogiques ou, au moins, erronés sur ce sujet.

  • 1.

    Thomas Piketty, le Capital au xxie siècle, Paris, Le Seuil, 2013.

  • 2.

    Source Insee ; cité par l’Observatoire des inégalités (note du 2 octobre 2014) ; ce taux est certes en hausse, puisqu’il n’était que de 6, 3 % en 2004, mais il reste incomparable à celui des États-Unis.

  • 3.

    On calcule ainsi le nombre de Français dont les revenus sont au-dessous du seuil de pauvreté, qui est de 60 % du revenu médian de la population, soit 964 € par mois pour une personne en 2012.

  • 4.

    Jean-Michel Charbonnel, la Pauvreté en France. Permanence et nouveaux visages, Paris, La Documentation française, 2013.

  • 5.

    Voir, entre bien d’autres exemples, le prix du repas à la cantine, dans le primaire, à Paris selon qu’on est en bas ou en haut des barèmes de revenus : il varie de 0, 14 € (!) à 5, 20 € ; ainsi, pour les plus bas revenus, le repas coûte nettement moins cher que le moins cher des repas à la maison, sans que cela soit clairement perçu.

  • 6.

    France Générosité/CerPhi, Baromètre. Évolution des dons des particuliers et du profil des donateurs, 2010 et 2011, Paris, juin 2012.