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Ready Player One, Tye Sheridan · Copyright 2016 Warner Bros. Ent. / Jaap Buttendijk
Ready Player One, Tye Sheridan · Copyright 2016 Warner Bros. Ent. / Jaap Buttendijk
Dans le même numéro

Le naufrage du spectateur

décembre 2021

L’assignation contemporaine à la place de spectateur, notamment via l’industrie culturelle et les technologies numériques, nous place dans une position d’impuissance et de passivité. Ne peut-on pas imaginer un rôle plus salutaire pour les fictions, à même de conjurer ce naufrage et de nous apprendre à vivre le sursis ?

Je me rendis compte que je m’étais fêlé non pas au moment où je recevais le coup, mais au cours d’un sursis1.

Au cours de la pandémie, l’emprise accrue des technologies sur le quotidien a donné un élan nouveau à Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook : devant une assemblée affublée de casques, il a annoncé en grande pompe le lancement de Metaverse. Inspiré des mondes du cyberpunk, Metaverse entend pousser l’immersion et l’expérience interactive à son comble. Dans cet espace virtuel à disposition, nous pourrons nous réunir, nous rencontrer, travailler, jouer, consommer… Oasis dans un monde en réchauffement, Metaverse serait à l’image du film de Steven Spielberg, Ready Player One (2018), décrivant une société immergée dans une réalité virtuelle, alors que le climat ne cesse de se dérégler et les populations de s’appauvrir.

Un tel projet organise la rencontre de deux puissants désirs : le désir hégémonique des grandes entreprises technologiques et celui de l’individu contemporain, qui est de vivre des expériences divertissantes sur commande. Avoir enfin accès à un monde où tout problème peut être résolu. Ce qui relevait jusqu’alors d’imaginaires fictionnels complexes se trouve réduit à des théories fonctionnelles et des applications instrumentales, faisant fi de leurs avertissements dystopiques. Le « monde d’après » selon Zuckerberg est celui d’une vie prolongée et d’un ordre voluptueux, suivant une aspiration qui provient du fond même de la modernité : « L’idée que les hommes peuvent remplacer le monde-tel-qu’il-est par un autre, entièrement différent, un monde dont ils seraient les seuls créateurs2. »

Cette vision du monde, aussi idyllique que terrifiante, tranche avec le vécu qui s’est imposé au plus grand nombre, pendant la pandémie en particulier : celui de spectateurs passifs et impuissants, comme pris dans un film catastrophe. La crise sanitaire a été l’occasion d’éprouver le hiatus entre un spectacle accéléré et un suspens plein d’incertitudes. Au moment d’une décélération globale, la dépendance aux technologies comme aux images et récits qu’elles portent n’a eu de cesse de s’amplifier et de s’accélérer. Les temps du politique, de la science et de la médecine ont été happés dans ce rythme, s’interdisant la pause et le silence. L’information a été noyée dans le spectacle.

Que signifie alors s’en remettre aux possibilités de la fiction, dans un monde médiatisé, voire surcodé par divers imaginaires de la catastrophe que l’industrie culturelle a investis depuis longtemps ? Il ne s’agit pas de disqualifier les imaginaires pour penser notre temps ou d’entrer dans une vaine déploration de l’influence qu’auraient les fictions. Au contraire, il importe d’ouvrir des horizons et des possibilités d’appropriation, afin d’échapper à l’alternative entre l’indignation et l’indifférence.

La place du spectateur

Dans son Naufrage avec spectateur, Hans Blumenberg entreprend une généalogie de la métaphore du naufrage, de son spectacle et de la navigation dans l’histoire de la philosophie et des sciences3. Quel sens singulier cette métaphore peut-elle prendre au xxie siècle ? Elle est en effet omniprésente : du « naufrage » écologique à la « cybernétique » comme art de la navigation, en passant par les multiples « vagues » de l’épidémie. Ces traces de la métaphore sont autant de signes des temps.

Notre position contemporaine est bien souvent celle de spectateurs, parfois jusqu’à l’épuisement. Sur la surface de nos écrans, le monde se déploie en une succession de crises qui ne cessent de s’amplifier. Notre horizon d’attente est façonné par les rythmes et les trames narratives de films et de séries, indéfiniment renouvelés et produits. Nos regards sont saturés par une esthétique de la catastrophe. Entre actualités et fiction, ces imaginaires imprègnent nos visions de ce qui advient. On loue la vertu visionnaire ou prophétique de certains d’entre eux, quand d’autres deviennent des sources d’inspiration pour des innovations technologiques ou des campagnes politiques. Il est devenu tout aussi commun d’en appeler à George Orwell, Philip K. Dick et aux fictions de l’après, que de rappeler les événements du passé pour se figurer le présent. Alors que reportages et documentaires ou communications politiques empruntent leurs rythmes et leur esthétique au cinéma hollywoodien, des récits et des vidéos en ligne fleurissent sur le terreau de l’incertitude. Ainsi, ce que l’on nomme le « complotisme » se caractérise par le refus de suspendre son jugement et d’accepter l’incertitude. À l’ère du discours continu, le maintien du doute n’est plus permis : il doit être comblé, coûte que coûte, à grand renfort d’images et de références communes, puisées dans les films ou jeux vidéo, comme des signes de reconnaissance et de ralliement.

L’assignation à la place du spectateur conforte un sentiment d’impuissance et une insensibilité.

Dans un présent essentiellement médiatisé et travaillé par sa propre vraisemblance, il est inévitable qu’un trouble paranoïaque naisse : tout ne serait-il pas un mensonge ? Est-ce bien arrivé ? Peurs et colères traquent les coupables et responsables sur le modèle de ces films où les faibles démasquent les puissants avec les moyens du bord. Les portes sont ouvertes à une viralité de l’affabulation. Les peurs profondes et les souffrances collectives y trouvent un espace pour se donner à voir et participer à un spectacle concurrentiel. Construire son propre récit à partir des éclats épars des discours et des images est une certaine manière de mettre en lumière un certain sens du monde et du ressentiment qu’il génère. Habitué aux renversements, faux-semblants dissipés et dévoilements de l’occulte des productions hollywoodiennes, le spectateur peut alors devenir un auteur transgressif, avec un sentiment momentané de maîtrise et de reconnaissance. Or c’est précisément ce sentiment qui se dissipe dans les vies ordinaires et civiques. Dépassés dans la course effrénée de l’information et pris de vertige devant la démultiplication des images du monde et de soi, il nous est enjoint d’être les auteurs créatifs et victorieux d’existences qui, elles, ne cessent de s’appauvrir et de s’aliéner. L’assignation à la place du spectateur et la maigre consolation de participer au spectacle par la réaction, l’interaction ou la mise en scène de soi ne font pourtant que conforter un sentiment d’impuissance et une insensibilité.

En somme, notre présent se joue dans ces excès et cette saturation, symptômes d’un trop-plein de sens. La modernité a été synonyme d’une impossibilité de la position du spectateur contemplatif et serein d’une totalité du monde. Le spectateur médiatique du xxie siècle, lui, est sollicité en permanence, sans point fixe. Promis à une immersion toujours plus poussée, il est désormais proche du naufrage.

L’épuisement de l’avenir

Aimanté par la fin, l’avenir se dessine dans l’imaginaire du naufrage ou de l’effondrement. Les crises se multiplient et souvent se conjuguent : écologique, civilisationnelle, économique, sociale… Nous sommes pris dans des temps inhumains : celui de la Machine et de la Terre. C’est dans leurs sillons que nos temps présents se vivent et cherchent la possibilité angoissée d’une habitation. Deux naufrages se profilent et convoquent de puissants imaginaires : celui de l’accélération aliénante des technologies et celui, dont nous vivons déjà les prémices, de l’épuisement écologique à l’ère de l’Anthropocène. Ils ont en commun de se définir au regard de l’entropie, c’est-à-dire la tendance des systèmes au désordre.

La pandémie, à cet égard, peut être perçue comme une crise symptomatique du déraillement de la mondialisation et des défis à venir. L’impératif de l’action politique et de ruptures a accompagné le désir d’un « monde d’après » fondé sur le ralentissement, l’adaptation et la relocalisation. Pour d’autres, la pandémie aura été le début de la fin, attestant la certitude du pire. Mais en ces temps pessimistes, les entreprises que sont les Gafam ou les tenants du transhumanisme entendent forger l’avenir de l’humanité. S’inspirant des imaginaires de la transgression des limites, ils se prennent à rêver d’immortalité, de la fin de l’entropie grâce aux technologies. Leur terra incognita repousse les frontières : voyages spatiaux pour quelques élus, colonisation de Mars, augmentation de l’homme, création de la Singularité à l’image de HAL 9000 dans 2001, l’odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, à partir du roman du même titre d’Arthur C. Clarke, 1968)… Rien ne leur semble impossible ni encore moins interdit.

Ces songes technoscientifiques se veulent, entre autres, des promesses pour contrevenir aux catastrophes écologiques. L’hybris n’en est que plus frappante dans la mesure où les récits d’anticipation dont ils s’inspirent sont pour beaucoup dystopiques ou se jouent dans des mondes inquiétants, voire inhumains. Les instigateurs et promoteurs de ces projets savent pertinemment qu’une faible partie seulement de la population humaine pourrait en bénéficier. En plus de dessiner des sociétés inégalitaires, ces visions d’un futur technologique radieux impliquent une accentuation de l’exploitation des ressources aux conséquences écologiques dévastatrices. Pourtant, elles gagnent du terrain à la manière d’un soft power : ces mutations, fructueuses sur un plan économique, prennent dans nos esprits les atours de l’inéluctable, si ce n’est du désirable. Peu vraisemblables, elles reposent sur des représentations dangereusement réductrices de ce que sont, par exemple, la mémoire, l’intelligence ou la sensibilité. Si un vent d’utopie se maintient pourtant, c’est qu’il souffle dans un monde qui a foi dans le dispositif, le mécanisme et l’ordre techniques. Or, dans une perspective politique et sociale, les nouvelles technologies ont assez montré les effets tragiques de leur mise en application à des fins de profit pour que nous soyons inquiets.

Si la cybernétique se veut un art de la navigation en temps de tempête, elle accapare au passage jusqu’à nos imaginaires et nos perspectives d’avenir. Face à ces « fictionnaires » du marché mondial, que peuvent encore nous promettre les fictions et récits ? Nous ne pouvons assurément nous résigner à leur réduction à des produits palliatifs contre l’emprise d’un présent insatisfaisant ou à une marchandisation au profit de dispositifs technologiques aliénants. Nous devons au contraire déceler les possibles que déploient ces mondes et ces imaginaires.

Planches de salut

Fictions et imaginaires ont des vertus heuristiques uniques. Pour filer autrement la métaphore étudiée par Blumenberg, elles peuvent être des planches de salut. Comme expériences herméneutiques pérennes, c’est-à-dire défaites des rythmes de consommation et d’accumulation, elles participent à la réparation d’un navire pris dans la tempête de la fin des temps. À l’heure des narratifs et autres storytellings, il est heureusement possible de rencontrer des œuvres qui neutralisent notre accaparement et se déploient comme des contre-récits. La puissance des imaginaires ne tient pas aux récits de possibles, promis à la réalisation ou à la disparition, mais aux respirations qu’ils permettent dans l’étouffement.

L’enjeu est aujourd’hui de leur rendre leur pouvoir d’individuation, leur capacité d’étoffer la subjectivité, en permettant déjà un temps humain pour les accueillir. Le monde consumériste réduit bien souvent l’œuvre à un propos réduit, une citation, une esthétique superficielle imprimable sur des tee-shirts ou des tasses. Ce faisant, il en neutralise le pouvoir heuristique, qui ouvre les imaginaires dans le temps, y compris pendant et après les fins du monde.

L’œuvre répond à un souci d’habitation des temps, même quand le désert gagne ou que survient le naufrage.

L’œuvre répond à un souci d’habitation des temps, même quand le désert gagne ou que survient le naufrage. Dérèglement climatique et épuisement énergétique s’imposent comme des horizons herméneutiques dans des œuvres du passé, témoignant de la manière dont les hommes ont vécu et vivent les catastrophes. Des créations contemporaines s’engagent dans cet horizon où les effondrements de mondes se lisent comme en miroir dans ceux de subjectivités en détresse et fêlées, tout en nous laissant un espace interprétatif suffisant pour y investir notre réflexion. La série The Leftovers (Damon Lindelof et Tom Perrotta, 2014-2017), le film Take Shelter (Jeff Nichols, 2011) ou encore le brillant roman de Ben Lerner, 10:04, prenant pour cadre l’ambiance apocalyptique de l’ouragan Sandy à New York, en sont de vifs exemples4.

Pour conjurer la catastrophe, il importe de troubler un récit totalisant pour retrouver des échelles de temps et d’espaces humains, à hauteur des subjectivités. Les œuvres permettent cette approche des singularités et des localités, en brisant le couvercle de la certitude du pire. Elles permettent aussi de « découvrir dans l’analyse du petit moment singulier le cristal de l’événement total5 ». Comme des vigies critiques de notre présent, elles mettent en perspective le péril que nous pressentons. En somme, il s’agit de laisser l’œuvre exercer son charme en une expérience transformant le lecteur ou le spectateur. C’est ainsi que l’écrivain Roberto Bolaño décrivait ses lectures de Mark Twain : « Survivre. C’est là un des sortilèges que le lecteur trouve dans ce roman. Aptitude à survivre. Lu avec attention, et relu au moins dix fois, il est même possible que quelque chose de ce sortilège se déprenne de ses pages et commence à circuler dans le sang de celui qui le lit6. » Plus que des symptômes de nos sociétés à ausculter ou des possibles à rencontrer, fictions et imaginaires sont, de ce point de vue, élevées au rang de puissances vitales.

Nous n’avons plus de rives assurées d’où contempler le naufrage ou le cerner pleinement, car c’est le sol même qui se dérobe sous nos pieds. Nombre de fictions le rappellent, se faisant embarcations de fortune où trouver un répit et vivre le sursis. Les crises nous interdisent désormais la position de simples spectateurs et nous enjoignent d’être acteurs, que nous le voulions ou non. Il nous faut alors nous défier du chant des sirènes du déni ou d’une aliénation des imaginaires sous l’égide de l’accélération technologique. L’enjeu est d’éviter l’appauvrissement de l’expérience humaine et la clôture de nos horizons. Les fictions sont des mondes qui refusent que le nôtre sombre. Les prendre au sérieux, c’est leur rendre leurs puissances de jeu et d’échappement, seules aptes à rendre notre situation un tant soit peu vivable.

  • 1. Francis Scott Fitzgerald, La Fêlure [1936], trad. par Dominique Aury et Suzanne V. Mayoux, préface de Roger Grenier, Paris, Gallimard, 1963.
  • 2. Zygmunt Bauman, Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, trad. par Laurent Bury, Paris, Seuil, 2007.
  • 3. Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur [1979], trad. par Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994.
  • 4. Ben Lerner, 10:04, trad. par Jakuta Alikavazovic, Paris, Éditions de l’Olivier, 2016.
  • 5. Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, trad. par Jean Lacoste et Rolf Tiedemann, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 488-489 (cité par Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, trad. par Étienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2017).
  • 6. Roberto Bolaño, Entre parenthèses, trad. par Roberto Amutio, Paris, Christian Bourgois, 2011, p. 358.

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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Un monde en sursis

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