La prolifération des conflits internationaux. Entretien
Pour Justin Vaïsse, la multiplication des conflits dans le monde est le signe d’un rééquilibrage de la puissance : les États-Unis ne sont plus le garant de l’ordre mondial, la Chine et la Russie s’affirment, tandis que de nouveaux acteurs privés s’imposent dans les régions où les États sont fragilisés. Nicole Gnesotto insiste pour sa part sur l’impuissance des institutions internationales dans le contexte d’une mondialisation douloureuse.
JustinVaïsse – Ces dernières années, des conflits se développent dans différentes régions du monde de manière simultanée. Est-ce une simple coïncidence ou l’indice d’une transformation des relations internationales ? L’été 2014, par exemple, a été particulièrement emblématique de cette instabilité géopolitique. En effet, la prise de la Crimée et l’intervention dans le Donbass par la Russie, la guerre de Gaza, la crise du Hezbollah, la détérioration de la situation en Libye et la prise de Mossoul par Daech sont les traces d’un certain désordre mondial où la simultanéité des événements est aussi inquiétante que leur gravité. À mon sens, ces crises possèdent à la fois des causes systémiques et des causes régionales.
Tectonique des plaques
Les causes systémiques concernent l’ensemble du système international. Pour utiliser une métaphore géologique, on assiste à un craquement de l’ordre mondial. À l’instar des plaques tectoniques qui se déplacent les unes par rapport aux autres, l’ordre mondial est tributaire de phénomènes d’autorégulations. Celles-ci sont doubles dans la mesure où le rééquilibrage de la puissance (entre États) s’accompagne d’une diffusion de cette puissance (vers des acteurs non étatiques) qui crée des ondes de choc dont les secousses se répandent dans le Moyen-Orient, en Ukraine ou en mer de Chine. Autrement dit, le système bipolaire n’est plus, l’unipolarité n’a eu qu’un temps, et nous faisons face aux conséquences d’un monde devenu multipolaire, voire apolaire. En un sens, il y a plus de forces dans le système international et nous avons moins de capacité à les contrôler.
Les États-Unis rendent leur étoile de shérif
Les États-Unis occupent toujours une place primordiale mais de plus en plus contestée dans le système international. Quand Obama est arrivé à la Maison-Blanche en janvier 2009, il avait une vision : il voulait rationaliser la présence américaine dans le monde, réallouer les différents investissements selon leur intérêt réel pour Washington – il estimait que Bush avait engagé l’Amérique dans une position qui jouait au détriment de sa puissance. En effet, Bush aurait dû prêter attention au monde qui était en train de naître, au monde du G20, plutôt que de se focaliser sur la guerre contre le terrorisme. Obama a voulu se désengager des guerres en cours ; il s’agissait de retrouver de l’agilité, de pivoter, de s’extraire des guerres au sol au Moyen-Orient pour se tourner vers le monde émergent, notamment l’Asie, mais aussi vers les États-Unis sur le thème du nation-building at home. Il répond en cela à l’injonction de l’opinion publique américaine qui n’est plus favorable aux interventions militaires (elle y est devenue moins hostile récemment, selon un schéma cyclique bien connu). Suite à la crise financière, la Maison-Blanche doit faire mine de s’occuper principalement de l’Amérique. Cette politique-là sera conduite en Libye avec une participation du bout des lèvres suivant le principe Leading from behind. Les États-Unis ne veulent plus être en première ligne et essaient de diminuer l’empreinte américaine au Moyen-Orient, d’où la non-intervention en Syrie où Obama a décidé de s’en remettre au Congrès. La « Ligne rouge » énoncée par les États-Unis à propos de l’utilisation des armes chimiques en Syrie a été violée à de nombreuses reprises sans pour autant engendrer une intervention militaire. Cet événement a confirmé une impression déjà présente : les États-Unis ont rendu leur étoile de shérif ; l’ordre mondial garanti par les États-Unis n’est plus assuré. Atteints par la crise financière, leur rôle sur la scène internationale est en déclin. Cette impression, largement fausse puisqu’elle procède d’une politique et non d’une limitation matérielle, est l’une des raisons de l’instabilité actuelle : au Moyen-Orient, l’ordre n’est plus véritablement garanti par la puissance qui en avait la charge, ce qui a créé un vide de pouvoir qui demande à être comblé – par l’Iran, par la Russie, par l’Arabie saoudite, par Daech, etc. Obama a par ailleurs commis des erreurs tactiques en politique étrangère, notamment en 2009 sur le conflit israélo-palestinien. De même, il n’aurait pas dû se retirer d’Irak de façon précipitée et pour des raisons électorales en 2010-2011, ce qui a provoqué la montée en puissance de Daech.
La Chine et la Russie affirment leur puissance
Il faut s’intéresser à d’autres puissances pour observer ce rééquilibrage de l’ordre mondial, notamment à la Chine. L’Empire du Milieu bénéficie d’une extraordinaire croissance qui se traduit par une montée en puissance endogène. À l’inverse de la Russie qui se situe plus du côté de la démonstration militaire et de la manœuvre diplomatique, la Chine incarne cette puissance. La force militaire chinoise est à présent au second rang mondial, juste derrière les États-Unis avec environ 130 milliards de dollars de budget par an. Cette puissance s’affirme plus au sein de l’ordre régional que mondial. La Chine ne conteste pas l’ordre mondial mais elle remet en cause le milieu dans lequel elle évolue. Elle est enfermée dans deux chapelets d’îles successives. Les sous-marins chinois ne peuvent pas sortir de Chine sans être détectés à cause du relief sous-marin. Le problème, c’est que la Chine arrive dans un monde où les règles ont déjà été écrites, que le droit international existe et qu’elle ne peut pas briser les codes sans enfreindre certaines lois. On a vu une affirmation de la Chine en 2010, très probablement consécutive à la main tendue d’Obama en 2009. Celle-ci a été perçue comme un signe de faiblesse et de déclin par Pékin. L’offre américaine a été interprétée comme un moyen de retarder l’émergence de la Chine. À mesure que la Chine continue de croître, l’affirmation de sa puissance sera de plus en plus difficile à contenir. Les entorses au droit international en mer de Chine créent des précédents pour ce qui se passe ailleurs. Si le droit de la mer n’est pas respecté là, où sera-t-il respecté ? Les États-Unis font encore respecter les règles mais dans une position d’affaiblissement relatif et en marquant une volonté de désengagement.
La Russie exprime également une volonté d’affirmation, qui ne se caractérise pas par une montée en puissance économique puisqu’elle subit le prix des restrictions économiques à la fois européennes et américaines, mais plutôt par une envie de participer au nouvel ordre mondial. Poutine avait commencé à remettre en cause l’ordre régional à travers la guerre en Géorgie en 2008, qui était perçue comme signe de l’affirmation russe. La réaction occidentale n’avait pas été une sanction mais seulement une menace de sanctions. Par conséquent, Poutine a continué cette même politique d’appropriation avec l’Ukraine, le recul de la puissance américaine laissant davantage de marge de manœuvre à la Russie. Poutine essaie de créer un environnement régional où la Russie affirme sa puissance à travers l’union eurasiatique. Par ailleurs, devant la rebuffade ukrainienne à partir de fin novembre 2013, Poutine va mener une politique de déstabilisation et de chaos : Ukraine is not going East. It’s not going West. It’s going down. Poutine continue d’y veiller. L’intervention dans le Donbass est une nouvelle preuve de la stratégie de Poutine, qui avance masqué pour accroître son influence. L’annexion de la Crimée par la Russie est assez rare dans le fonctionnement du système international. C’est une violation de l’ordre et des règles et c’est ce qui explique les sanctions européennes.
Les nouveaux acteurs non étatiques
L’autre aspect de la diffusion de la puissance, c’est l’ascension des acteurs non étatiques. Certes, ces groupes ont toujours existé et exercé une certaine violence au sein de leur territoire de référence, mais ces acteurs n’arrivaient pas au niveau de la puissance de Boko Haram ou de Daech. Ces groupes non étatiques armés se sont hissés sur le devant de la scène internationale. Les nouvelles technologies de l’information et de la destruction ont favorisé une plus grande puissance des acteurs privés. Il est plus facile pour ces acteurs d’avoir une influence sur certains enjeux géopolitiques en raison de la démocratisation de canaux de diffusions. Daech cherche à faire un maximum de dégâts pour un maximum de publicité. Ce groupe armé maîtrise à la fois l’information et la destruction. On pourrait également penser à d’autres acteurs non étatiques comme Wikileaks ou encore les populations révoltées des printemps arabes qui utilisent un certain type de technologie contre les États.
L’autre élément qui favorise la montée en puissance de ces acteurs non conventionnels, c’est la contestation des États. On peut analyser ce mouvement contestataire comme un contrecoup de la mondialisation et de l’interrogation sur les identités et les appartenances. Beaucoup d’États se fissurent en raison de ces questions, même si les États démocratiques ont davantage de moyens pour résoudre pacifiquement ces problèmes identitaires, comme nous l’a montré le référendum écossais. C’est un phénomène global qui joue davantage dans le sens des acteurs non étatiques. Enfin, certains États d’Afrique ou du Moyen-Orient sont trop faibles pour qu’on puisse nouer des partenariats solides avec eux.
Toutes ces raisons sont systémiques. Mais en fait, plutôt qu’un « système international », on devrait évoquer une « société internationale » avec ses anciens acteurs établis, ses nouveaux venus, ses individus interlopes, ses milices. Cette nouvelle configuration rend compte d’un grouillement de la scène internationale qu’il est de plus en plus difficile de réduire à la simplicité bénie d’un système.
La faiblesse des États en Afrique et au Moyen-Orient
La seconde série des raisons de ces crises simultanées tient à l’évolution particulière du Moyen-Orient et de l’Afrique. En termes stratégiques, nous avons une planète faite de différentes régions. Autour de la Chine et de la Russie, on peut parler de repolarisation. Les pays augmentent leur budget de défense et on perçoit une crispation au niveau des frontières. À l’inverse, au Moyen-Orient et en Afrique, même si certains acteurs se renforcent, on assiste plutôt à une dépolarisation avec une perte relative de puissance des États par rapport aux acteurs non étatiques. Il y a des crises qui sont donc liées directement à l’évolution de l’Afrique et du Moyen-Orient.
La question de la décomposition du Moyen-Orient, plus particulièrement du croissant fertile, est préoccupante. La coexistence d’une incroyable diversité de peuples, de religions, d’ethnies, de traditions ne peut plus être enfermée sous un régime impérial, comme l’avaient fait les Ottomans. Pour autant, cette diversité n’a pas trouvé plus de stabilité avec le panarabisme et n’a pas non plus engendré de vrais États-nations. Nous sommes toujours dans une phase de recherche d’une formule politique qui permettrait cette cohabitation. Par ailleurs, un paysage de guerre se dessine au Moyen-Orient avec des tensions entre les chiites et les sunnites qui reflète avant tout le clivage entre l’Iran et l’Arabie saoudite1. L’absence de solution politique provoque une remise en cause des frontières et des États ainsi que l’apparition de groupes non étatiques. À l’instar de ce qu’on a vu dans les Balkans, la logique de recomposition actuelle trouve l’une de ses suites logiques dans l’homogénéisation ethnique et religieuse – parfois sous la forme simple du nettoyage ethnique. En 2003, l’intervention de l’armée américaine a déstabilisé l’équilibre qui prévalait jusque-là et a marqué la vraie reprise de la guerre civile entre chiites et sunnites. Ce conflit prend davantage appui sur un fond géopolitique que sur des questions religieuses et s’étend au Yémen, en Syrie et au Liban.
En Afrique, les États sont fragilisés par de nombreux trafics. L’arrivée de la drogue sud-américaine par les circuits traditionnels de passage dans la région sahélienne a été l’un des facteurs de déstabilisation. De nouveaux acteurs se sont greffés sur des problématiques déjà existantes, des réseaux terroristes se sont implantés en prenant appui sur des contestations régionales. Ils agissent comme des parasites sur des conflits préexistants. Enfin, il faudrait dire un mot du phénomène des crises en chaîne au sein même de ces régions. L’intervention en Afghanistan et en Irak a diffusé l’action d’Al-Qaïda en dehors de ces frontières. De même, l’intervention en Libye a déplacé certains combats au Sud. Pour finir, la polarisation du conflit israélo-palestinien a des conséquences délétères.
L’Occident sans réponse
Nicole Gnesotto – Justin Vaïsse a rappelé de manière synthétique les différentes raisons qui peuvent expliquer la multiplication des crises régionales et internationales. La question que je voudrais traiter sera plutôt : pourquoi si peu de réponses, notamment de la part des Occidentaux ?
La mondialisation douloureuse
Pour le comprendre, il faut partir de la mondialisation et de la transition profonde dans laquelle elle est entrée. La mondialisation qui se met en place à partir de 1985 entre en effet en crise au début des années 2000. C’est Jean-Louis Bourlanges qui en a le premier clarifié les termes. La première phase, qualifiée de « mondialisation heureuse » (1985-2000), cumule trois dynamiques qui fondent autant d’espérances : une prospérité infinie, une extension de la démocratie dans le monde, une puissance américaine bienveillante. Or à partir de 2001 – date des attentats du 11 Septembre et de l’entrée de la Chine à l’Omc – les dynamiques s’essoufflent et une sorte de mondialisation douloureuse prend le relais. Les espérances d’hier se transforment en trois illusions : la croissance et la prospérité ne sont plus forcément assurées, notamment dans les vieux pays développés, et la crise économique devient un horizon mondial ; la démocratie n’est pas l’avenir radieux de l’humanité – la Russie de Poutine, les échecs des révolutions arabes, l’extrémisme terroriste ou les populismes et extrêmes droites en Europe sont là pour nous le rappeler ; enfin, les États-Unis ne sont pas le gentil hégémon dont on rêvait, mais peuvent devenir une puissance dangereuse, en particulier au Moyen-Orient.
C’est ce passage d’une mondialisation à l’autre qui explique à mes yeux la crise systémique que nous traversons, systémique parce qu’elle fait coïncider une crise économique majeure et une crise stratégique non moins profonde. Toutes deux trouvent d’ailleurs leurs racines dans un même phénomène : la destruction des règles de l’ordre d’« avant ». La crise économique éclate à partir de 2008 après une décennie de dérégulation forcenée du marché, le refus de tout contrôle politique sur la perfection supposée du système (the market is perfect), et notamment de tout contrôle sur le système bancaire et financier. La crise stratégique naît de la destruction de toutes les règles du jeu, en 2003, par une puissance américaine aveuglée par sa force et son idéologie lorsqu’elle déclenche la guerre en Irak, sur fond de désaccord majeur à l’Onu avec ses propres alliés démocratiques.
L’impuissance des institutions
Autrement dit, depuis plus d’une décennie, les règles du jeu et les institutions du monde d’avant ne sont plus efficaces (l’Onu est paralysée, le Fmi et la Banque mondiale débordés, l’Omc impuissante, sans parler des difficultés à créer les nouvelles institutions nécessaires pour gérer le climat, les réfugiés, la cybersécurité, etc.). Elles ne sont plus non plus immédiatement légitimes : la Chine, l’Inde, le Brésil sont sous-représentées au Fmi et à la Banque mondiale, tandis que le Conseil de sécurité des Nations unies reflète toujours l’ordre mondial des années 1960. Quant aux nouvelles règles et instances capables de réguler l’état du monde en 2015, elles n’ont pas encore été trouvées, ni a fortiori négociées. Il n’est donc pas étonnant que la question de la gouvernance – des marchés, de l’euro, du système international, etc. – soit devenue une préoccupation structurelle, aussi bien dans le débat économique que dans la sphère politique.
Mais cette question reste à ce jour sans réponse, d’où cette impression de crises multiples et multiformes qui prolifèrent effectivement sur fond d’impuissance cumulée des États et des institutions internationales. D’autant que les valeurs elles-mêmes sont entrées dans une période de trouble ou de confusion latente. Pour les démocraties occidentales, les valeurs sont théoriquement la variable ultime qui relativise la défense pure et dure des intérêts de puissance privilégiés à l’inverse par les régimes autoritaires. Or l’Occident semble empêtré dans une grande confusion : quelles sont les valeurs que les démocraties défendent en Égypte, en Syrie ou en Ukraine ? Nul ne le sait. Il n’est donc pas surprenant que le résultat de cette bouillie stratégique – peu de règles, des institutions impuissantes car délégitimées, des valeurs fluctuantes – soit une prolifération de crises, un sentiment d’impunité croissant chez les perturbateurs de tous bords et une tendance croissante des Occidentaux à l’abstention stratégique, à la démission collective, à la non-intervention la plus poussée possible face à la plupart des crises régionales, y compris celle des réfugiés.
Des responsabilités occidentales
Justin Vaïsse met également en avant l’émergence d’un monde plus multipolaire et la montée en puissance d’acteurs non étatiques pour rendre compte des nouveaux désordres du monde. Nul doute qu’une reconfiguration fondamentale de la puissance est à l’œuvre au sein de la mondialisation. Nul doute également que ces évolutions, incertaines, contradictoires, complexes, rendent encore plus difficiles la gestion des crises et la prévention des ruptures stratégiques. Mais je voudrais insister moins sur la responsabilité des autres – les pays émergents, la Chine, la Russie, les terroristes, l’Afrique, le Moyen-Orient – que sur la responsabilité des Occidentaux eux-mêmes dans l’état de décomposition rapide de la scène stratégique.
Les responsabilités américaines
Les premiers responsables, parce qu’ils sont les premiers acteurs et leaders du monde, sont les États-Unis. Les deux administrations Bush portent, et porteront longtemps encore, la responsabilité d’une grande partie du chaos mondial, autant sur le plan économique (la crise des subprime et la cupidité des banques américaines ont été à l’origine de la crise économique mondiale), que sur le plan stratégique. Le Moyen-Orient ne serait pas dans cet état de décomposition sans la guerre en Irak. La question iranienne, la question kurde et toutes les problématiques religieuses et ethniques actuelles auraient été posées différemment sans cette intervention militaire qui voulait imposer la démocratie par la force. Certes, mettre sur le dos de l’Amérique toutes les crises de la dernière décennie n’aurait pas de sens. Mais arguer de la complexité des crises actuelles en Syrie, en Irak, en Libye pour minorer la responsabilité américaine, voire sa culpabilité, dans la déconstruction d’une grande partie du système international ne serait pas non plus avisé. Une grande partie de la réticence nouvelle des Occidentaux pour la gestion des crises régionales s’explique ainsi par les leçons catastrophiques que l’on peut tirer de l’intervention américaine en Irak. Une bonne part de l’aventurisme de certains leaders, comme Vladimir Poutine, s’explique à son tour par les velléités abstentionnistes occidentales. Le cercle n’est pas vertueux, tant s’en faut.
Certes, Barack Obama a tenté magistralement de redéfinir une stratégie américaine qui effacerait les errances de son prédécesseur. Il a voulu se réconcilier avec la Russie (le reset de 2009), réduire l’engagement militaire en Europe et retirer les troupes de tous les théâtres d’intervention (Afghanistan et Irak), repenser la stratégie américaine sur une triade moins exigeante en forces terrestres – les drones, les forces spéciales, la cyberguerre – repositionner les États-Unis sur les enjeux stratégiques des décennies à venir, autrement dit sur l’Asie (le fameux « pivot asiatique » de 2012).
En somme, Obama voulait remettre les États-Unis, sinon en position de leader absolu (le slogan retenu est le leadership from behind), du moins en position de maîtrise stratégique et technologique au regard des crises du futur. À charge pour d’autres, les alliés européens notamment, de prendre en main la gestion de leur voisinage proche, à l’est et au sud du continent. Mais cette recomposition logique de la posture américaine en fonction d’une puissance à consolider dans le futur est venue buter sur la contrainte des crises actuelles. La folie de Vladimir Poutine en Ukraine oblige les États-Unis à réinvestir partiellement l’Otan. La folie de Daech les contraint à prendre la tête de la coalition internationale contre l’organisation terroriste, en frappant y compris en Syrie. Il y a ainsi quelque chose de tragique dans le personnage Obama, tant il se voit contraint de faire exactement ce qu’il ne veut plus faire. Quant au résultat de cette tension américaine – recherche d’une flexibilité stratégique maximale sur fond de contrainte d’intervention permanente –, il se retrouve tous les jours dans l’impuissance globale des États-Unis.
Que fait l’Europe ?
Simultanément, les Européens ne remplissent pas les vides. Ils ont essayé de s’adapter à la chute du système soviétique en 1989, en mettant toute la priorité sur l’entrée des pays ex-communistes dans l’Union européenne. Mais cette obsession à l’égard de la démocratie à l’Est a retardé simultanément en Europe la prise en compte de la mondialisation. Les Européens n’ont commencé que très tardivement à s’y adapter, à en comprendre les effets et les désordres structurels. Ils le font très lentement, car l’habitude de compter sur les États-Unis pour analyser le monde et résoudre les crises demeure colossale. Les Européens devraient et pourraient fournir des pistes d’écritures pour penser de nouvelles règles internationales, aussi bien économiques que stratégiques, mais ils ne le font pas pour de multiples raisons qui tiennent à leurs divisions internes, leur frilosité politique, leur peur de l’abandon américain et leur désaccoutumance stratégique.
On peut en tirer une première conclusion assez pessimiste : moins d’Amérique, plus de crises, pas d’Europe, cette triade négative favorise de toute évidence un certain chaos stratégique. En revanche, si l’on garde un minimum de volontarisme politique à l’égard de la construction européenne, une autre conclusion, plus optimiste, demeure possible : moins d’Amérique et plus de crises devrait en effet logiquement entraîner plus d’Europe.
J. Vaïsse – Les fautes d’Obama sont presque aussi grandes que celles de Bush. La décision délibérée de quitter l’Irak pour de bon était une erreur énorme prise pour des raisons électorales (l’engagement de la campagne de 2008). Il avait pourtant le choix et il fallait composer avec les éléments qui étaient en sa possession. Certes, la faute de Bush est plus grande, mais les choix d’Obama y sont également pour beaucoup. Par ailleurs, je ne pense pas que les États-Unis aient connu un changement structurel : ils se trouvent plutôt dans l’une des phases d’un mouvement cyclique. Pour schématiser, les États-Unis sont tantôt interventionnistes, tantôt introvertis. Au cours des décennies paires (1940, 1960, 1980, 2000), le budget de la défense augmente et l’Amérique se porte au-dehors de chez elle ; au cours des décennies impaires, il décroît et l’Amérique clôt les guerres ouvertes plus tôt. Je pense qu’on va revenir vers une posture interventionniste.
N. Gnesotto – J’ai tendance à penser que l’évolution stratégique américaine est plus profonde que cela. Quoi qu’il en soit, du côté européen, on pourrait s’attendre à ce qu’une certaine montée en puissance stratégique découle logiquement de la dégradation du climat international et du retrait des États-Unis.
J. Vaïsse – Il faut tout de même rappeler que la défense européenne n’a jamais été pensée comme un instrument de défense territoriale. Elle est conçue avant tout comme un outil de sécurité et de stabilisation. Ce sont les pays individuellement, et l’Otan collectivement, qui devraient supporter cette responsabilité. Par ailleurs, les Britanniques ont perdu une partie de leurs capacités d’intervention. Nous insistons sur une instabilité au Sud tandis que les Européens sont focalisés sur la menace à l’Est. C’est une mauvaise passe pour la défense européenne.
N. Gnesotto – Il est vrai que les Européens sont divisés sur l’analyse des menaces, que ni Londres, ni Paris, ni Berlin ne manifestent une ambition visible en matière d’Europe stratégique, et que les solutions militaires ne sont pas forcément les meilleures pour stabiliser l’est ou le sud du continent. Mais la question de la défense européenne se pose désormais de façon différente, moins technique, plus politique. Les crises régionales mettent en cause désormais bien davantage que des enjeux de défense. Elles ont des implications très sérieuses sur la prospérité des Européens : l’embargo russe pénalise les agriculteurs et la déstabilisation du Sud réduit les marchés à l’exportation des entreprises européennes. Elles ont également des effets majeurs sur la sécurité des citoyens européens : le terrorisme est très exactement une conséquence intérieure d’une crise extérieure. Elles entraînent enfin une remise en cause profonde du contrat de solidarité et des valeurs de l’Europe démocratique : la question des réfugiés est en passe de devenir le défi politique majeur pour l’Union. Le tout nourrit des mouvements racistes et xénophobes capables de miner la construction européenne et la démocratie elles-mêmes. Autrement dit, il y a bien d’autres raisons que militaires pour s’intéresser à la question de la défense européenne. Et ce n’est pas par hasard que les chefs d’État et de gouvernement ont décidé de tenir tous les ans un Conseil européen spécifique sur la question de la défense.
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Nicole Gnesotto est professeure au Centre national des arts et métiers, titulaire de la chaire sur l’Union européenne et présidente du conseil d’administration de l’Institut des hautes études de Défense nationale (Ihedn). Justin Vaïsse est directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie.
- 1.
Voir David Cvach et Brigitte Curmi, « Sunnites et chiites : fabrique d’un conflit », Esprit, octobre 2015.