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Dans le même numéro

Nouvelles menaces, anciens outils, impuissances partagées. Introduction

août/sept. 2014

#Divers

Si la situation de l’Ukraine et de la Syrie devrait davantage retenir l’attention des Européens, c’est qu’au-delà du drame humanitaire (9 millions de déplacés, plus de 160 000 morts en Syrie), on assiste à la mise en cause d’outils diplomatiques permettant de contenir les violences militaires. Les conflits qui s’aggravent ces derniers mois illustrent en effet un affaiblissement inquiétant de quelques repères contribuant à civiliser, autant que possible, les relations internationales. En Syrie, l’utilisation d’armes chimiques contre la population civile, qui constituait une « ligne rouge » aux dires des autorités américaines, britanniques et françaises, a constitué une transgression, toujours impunie, d’une interdiction restée assez vive dans la mémoire collective après les expérimentations de la Première Guerre mondiale, relayée par la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (La Haye, 19971). L’annexion de la Crimée par la Russie a renié le mémorandum de Budapest (1994), par lequel la Russie s’engageait, avec les autres signataires (États-Unis, Royaume-Uni, puis la Chine et la France), à garantir les frontières de l’Ukraine en échange du démantèlement de l’important arsenal nucléaire ukrainien et de son adhésion au traité sur la non-prolifération des armes nucléaires2.

Ainsi, des engagements interdisant de changer les frontières par la force ou permettant de bannir l’usage des armes de destruction massive ne parviennent plus à limiter des offensives néo-impériales comme celle de la Russie, ni à empêcher de donner un blanc-seing à la terreur cynique du régime de Bachar al-Assad. Alors que des discussions sont toujours en cours avec l’Iran pour convaincre les mollahs de ne pas franchir le seuil nucléaire, quel crédit la négociation peut-elle encore conserver ? Et si l’Iran refuse de renoncer à la bombe, comment presser Israël de revenir à une table de négociation internationale avec les Palestiniens, alors qu’une nouvelle tentative de médiation américaine au Proche-Orient a complètement échoué ?

Les violences en cours en Ukraine ou en Syrie ne sont pas seulement préoccupantes pour l’avenir de ces pays et de leurs peuples : elles manifestent, parmi d’autres exemples, une impuissance collective croissante et l’inadaptation des rares outils internationaux imaginés dans les périodes précédentes. Comment défendre un ordre collectif sans outils partagés ? La prédominance d’une « hyperpuissance » américaine, qui semblait s’imposer après la fin de la guerre froide, n’est plus à l’ordre du jour : en Irak, le retrait américain de 2011 laisse place au chaos et à la constitution d’un improbable « califat », sous la férule de djihadistes sanguinaires. Mais la puissance américaine n’est guère plus dissuasive en Asie, que son « pivot » stratégique désigne comme prioritaire. Jusqu’où la surenchère nationaliste dont la mer de Chine est le théâtre conduira-t-elle les pays riverains ? Un éventuel duo entre les États-Unis et la Chine ne promet pas davantage de redonner des règles au système international. Malgré le « basculement des puissances » vers l’Asie3, les pays émergents ne veulent pas encore prendre leurs responsabilités stratégiques tandis que les Européens ne se donnent plus les moyens de peser sur les grands équilibres mondiaux.

Qu’on observe les équilibres par région ou de manière globale, le brouillage des repères ressort comme notre condition stratégique actuelle, relève Nicole Gnesotto, ce qui rend toute stratégie difficile à anticiper. Comment la France s’adapte-t-elle dans ce contexte incertain ? Jean-Claude Mallet retrace ici les étapes de la réflexion stratégique française, énoncée notamment dans la succession des Livres blancs qui font le point sur les contraintes pesant sur les choix de défense français. Comment peut-on définir, se demande Gérard Araud, un ordre international ? Il ne s’agit plus de compter au plus juste les intérêts de chaque État : le jeu des intérêts et des influences s’est complexifié, alors que l’Europe, en tant qu’ensemble coopératif intégré, peine à rester un acteur de référence. D’autant plus que la Chine, qui se prépare à jouer un nouveau rôle international, ne propose pas encore, malgré ses efforts, un modèle aussi attractif que le « rêve américain » (Alice Béja).

Nous sommes donc bien loin de l’optimisme démocratique qui prévalait dans l’après-1989 en Europe, même si les printemps arabes ont remis en scène des mobilisations populaires et la question de la légitimité des pouvoirs4. Les nouvelles technologies, qui avaient vaincu l’appareil de répression militaire et policier en Tunisie ou en Égypte, facilitent aussi, a-t-on appris à travers l’affaire Snowden, les possibilités de surveillance des citoyens par leur propre État5. Les contrecoups des aspirations démocratiques ou anti-autoritaires sont rudes en Égypte et en Libye. Des États fragiles, au bord de la guerre civile, sont livrés à la criminalité, aux trafics, aux bandes armées fanatisées. Faut-il encore parler de « guerre » au Mali ou en Centrafrique ? La violence, souligne Henri Bentegeat, prend des formes déroutantes. Les peuples européens, surtout après l’interventionnisme hasardeux de George W. Bush en Afghanistan et en Irak, se méfient de la force des armes et de l’héroïsme militaire, mais ce ne sont plus eux qui maîtrisent les règles du jeu. L’abstention européenne est d’autant plus dangereuse que la guerre, désormais hybride, mêle les trafics, le terrorisme et la mobilité internationale. Que peut-on attendre du nouveau face-à-face du djihadiste et du drone ? se demande Pierre Hassner. La sophistication technologique des forces spéciales, des exécutions pré­emptives et de la cyberguerre peut-elle répondre au fanatisme religieux ? La doctrine, si centrale durant la guerre froide, de la dissuasion nucléaire garde-t-elle un sens dans ce nouvel âge des menaces et des violences (Louis Gautier) ? L’industrie militaire, en tout cas, se porte plutôt bien, au point que les dépenses dans ce secteur, par leur volume mais aussi par leur place dans le secteur de la recherche, ont un impact significatif sur les priorités et les opportunités de l’économie globale (voir l’encadré de Valeria Dragoni).

Enfin, quelles sont encore les chances du multilatéralisme dans ce contexte nouveau ? se demande Jean-Marie Guéhenno. Les institutions du multilatéralisme semblent affaiblies partout, mais surtout, ce qui est plus inquiétant, la conviction que c’est par des instruments communs que les États éviteront les guerres. Aucune logique de l’histoire ne conduit le monde vers un surcroît de démocratie et de droit international, ni vers l’espoir d’un apaisement des rivalités, des haines identitaires et des emballements guerriers. Mais les démocraties gardent des responsabilités politiques et morales particulières pour promouvoir le règlement pacifique des tensions et faire prévaloir des principes qui répondent à des aspirations universelles.

Ce dossier a été conçu et coordonné par Nicole Gnesotto que nous remercions vivement de son aide6.

  • 1.

    Sur la situation en Syrie, voir notre entretien avec Bassma Kodmani sur notre site : « La Syrie, trois ans après » (http://www.esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=326). Voir aussi notre éditorial : « La Syrie et les responsabilités occidentales », Esprit, octobre 2013.

  • 2.

    Sur la situation en Ukraine, voir notre entretien avec Piotr Smolar sur notre site : « La crise ukrainienne, une redéfinition des relations Est/Ouest ? » (http://www.esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=328). Voir aussi Marie Mendras : « Contrer l’offensive russe en Ukraine », Esprit, mai 2014.

  • 3.

    Voir nos récents dossiers : « Le rétrécissement de l’Europe et la sécurité internationale », mai 2007 ; « Un monde au pluriel », octobre 2010 ; « Comment faire l’histoire du monde ? », décembre 2013.

  • 4.

    D’où l’importance des débats constitutionnels comme celui qui s’est déroulé en Tunisie : voir sur notre site l’analyse de la nouvelle constitution tunisienne par Hamadi Redissi (www.esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=331).

  • 5.

    Voir notre éditorial : « Données personnelles : la fragile garantie de la “vie privée” », Esprit, août-septembre 2013.

  • 6.

    Ce dossier est publié avec le soutien de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense.

Nicole Gnesotto

Après des études de Lettres et d'histoire, Nicole Gnesotto a passé une grande partie de sa carrière au Conseil de l'Union européenne. Spécialiste des questions stratégiques, elle a été le premier directeur de l'Institut d'études de sécurité de l'Union européenne.Elle est titulaire de la chaire "Union Européenne" au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM).  Elle a notamment publié Le

Marc-Olivier Padis

Directeur de la rédaction d'Esprit de 2013 à 2016, après avoir été successivement secrétaire de rédaction (1993-1999) puis rédacteur en chef de la revue (2000-2013). Ses études de Lettres l'ont rapidement conduit à s'intéresser au rapport des écrivains français au journalisme politique, en particulier pendant la Révolution française. La réflexion sur l'écriture et la prise de parole publique, sur…

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