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Photo : Wesley Tingey
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Dans le même numéro

Archives et politiques du secret

Ramener l’État à la raison démocratique

Les restrictions du droit d’accès aux archives classifiées entravent le travail des historiens, et portent atteinte à la liberté fondamentale du citoyen de demander des comptes à ses représentants. Il est temps de faciliter la déclassification, tout en respectant les enjeux de sécurité nationale.

Dans un temps de crise comme celui que nous vivons, il est des controverses symptomatiques, tant des attentes de nos concitoyens que des pratiques de nos institutions. C’est le cas de la vive querelle qui, en raison de la volonté administrative de limiter l’accès aux archives sensibles de notre histoire contemporaine1, oppose depuis plusieurs années déjà une très large communauté d’universitaires et d’archivistes aux pouvoirs publics2. L’absence de concertation préalable, malgré la disponibilité constante des universitaires et des archivistes, le dévoiement des règles de notre droit public et les errements de la parole politique sur le sujet en ont fait matière à un contentieux devant le Conseil d’État3. Quelle que soit l’issue que la haute juridiction donnera à ce recours, il est déjà emblématique de l’affrontement entre le besoin d’histoire de notre société et les pratiques mémorielles, sélectives et lacunaires, qu’on veut lui proposer. Plus largement, ce qui se joue dans cette affaire est aussi la place du travail universitaire et des sciences sociales dans la compréhension et la conduite de notre temps présent.

C’est donc avec une grande attention qu’a été reçue, le 9 mars 2021, l’annonce du président de la République affirmant qu’il avait « entendu les demandes de la communauté universitaire » sur le sujet, et que le gouvernement engagerait, dès cet été, un travail législatif d’ajustement. On ne connaît pas encore la teneur définitive de cette modification législative, mais on peut déjà se féliciter de ce que l’on se retourne vers le Parlement plutôt que de persister dans une tentative de coup de force réglementaire, alors qu’est en cause le point d’équilibre très sensible entre liberté d’accès aux archives et sécurité nationale.

Bien au-delà des dépôts poussiéreux d’archives ou des évolutions récentes de l’archivage numérique des documents, l’enjeu est en effet éminemment politique : quelle réponse l’État apporte-t-il au besoin d’histoire de la société française, et quels moyens se donne-t-il pour mener une politique publique d’archives efficace ? En lieu et place de la réponse brutale donnée par une simple instruction interministérielle émanant d’un État déraisonnable, il faut revenir au plus vite à la raison démocratique, fondée sur un exercice responsable du libre droit d’accès aux archives, ce patrimoine inaliénable de notre nation qui, depuis la Révolution française, découle du droit de chaque citoyen à « demander compte à tout agent public de son administration4 ».

L’accès aux archives, une liberté fondamentale

Nul besoin de plonger profondément dans l’argumentation du recours formé contre la nouvelle instruction interministérielle no 1300, relative à la protection du secret de la défense nationale5, pour comprendre la malfaçon juridique qui l’affecte, au sujet des conditions d’accès aux archives contenant des documents classifiés.

Elle contourne la règle impérative fixée en 2008 dans le Code du patrimoine (article L. 213-2-3), selon laquelle, par dérogation au principe de libre accès aux archives publiques, celles-ci « sont communicables de plein droit à l’expiration d’un délai de […] cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus récent inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l’État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l’État, à la sécurité publique, à la sécurité des personnes ou à la protection de la vie privée6 ».

La lecture de ce texte ne souffre d’aucune ambiguïté : une fois respectés ces délais – rallongés afin de ne pas risquer de nuire à la sécurité nationale –, tous les citoyens et tous les chercheurs doivent pouvoir se faire communiquer « de plein droit » (c’est-à-dire sans aucune formalité ou condition restrictive supplémentaire) l’ensemble des documents qui seraient encore classifiés.

Pourtant, c’est bien l’opposé que voudrait imposer la nouvelle instruction de novembre 2020, lorsqu’elle affirme qu’« aucun document classifié, même à l’issue du délai de communicabilité de cinquante ans fixé par l’article L. 213-2 du Code du patrimoine, ne peut être librement communiqué tant qu’il n’a pas été formellement démarqué par l’apposition d’un timbre de déclassification ».

Concrètement, cela signifierait qu’aucune archive classifiée ne serait automatiquement accessible à l’issue du délai légal, mais que cet accès resterait conditionné à un accord exprès de l’administration dont sont issus les documents concernés ce qui, non seulement, rallongerait fortement l’attente mais, plus encore, reconnaîtrait à l’administration un droit de veto sur n’importe quelle pièce, même après l’expiration des délais. Par un renversement de la formule iconique du commissaire du gouvernement Corneille en 1917, ce serait donc désormais l’exception (à savoir la possibilité d’une retenue discrétionnaire) qui deviendrait la règle et la liberté d’accéder aux archives publiques qui serait l’exception7.

Mais l’adoption d’une mauvaise norme suit souvent une procédure contestable. C’est clairement le cas dans cette affaire, où la hiérarchie des normes (principe fondamental d’un État de droit) a été frontalement remise en cause. C’est en effet la loi sur les archives qui a prévu, légitimement, les restrictions nécessaires pour concilier l’exercice de la liberté d’accès aux documents avec d’autres impératifs (dont la protection du secret de défense, mais aussi celle de la vie privée et des données personnelles).

En voulant substituer son appréciation à celle de la représentation nationale, l’exécutif encourt le reproche de ne pas respecter la séparation des pouvoirs.

Dès lors, ni le Premier ministre ni aucun autre organe de l’administration ne pouvaient modifier l’équilibre que la loi a souverainement établi entre la protection du secret de la défense nationale et le droit des archives. Mieux, en voulant substituer son appréciation à celle de la représentation nationale, l’exécutif a entaché son acte d’incompétence et encourt le reproche de ne pas respecter la séparation des pouvoirs. La justification de circonstance présentée dans la nouvelle instruction (alléguant soudain que la modification du Code pénal en 1994 concernant le secret de défense impliquerait, plus de vingt-cinq ans après, une nouvelle interprétation des textes) ne pouvait valider ce coup de force administratif ni faire taire la légitime réprobation qu’il a suscitée, autant parmi les juristes que chez les premiers intéressés, à savoir les historiens et les archivistes.

La mauvaise administration d’un domaine régalien

Ces nouvelles dispositions limitant fortement l’accès aux archives sensibles ne constitueraient pourtant pas seulement une illégalité que le Conseil d’État devrait constater. Elles viendraient surtout dérégler, par une mesure sans précédent, le travail de la communauté scientifique et des archivistes. L’histoire, inventée comme discipline académique au xixe siècle, est une méthode critique qui repose sur de longues, lentes et multiples séances de consultation des documents. La « réalité » historique n’émerge pas spontanément des liasses de papiers et des cartons d’archives8 : il faut consulter, réfléchir, croiser et, à l’aide de la méthode critique, construire le réel historique. Il faut donc passer du temps dans les salles d’archives avant que les travaux ne puissent produire des résultats. C’est tout ce processus qui – en matière d’histoire contemporaine – est aujourd’hui freiné, puisque ces règles vont durcir les conditions pratiques du travail historique dans les dépôts d’archives et au sein des institutions publiques de conservation et de recherche. Leur dysfonctionnement, couplé à des problèmes plus anciens d’infrastructures ou de moyens, en dépit des efforts consentis par l’État au cours des décennies, fait désormais obstacle à une recherche libre et responsable.

Un chiffre mérite d’être mentionné, afin que chacun comprenne qu’il ne s’agit pas ici d’une querelle secondaire, mais bien d’une atteinte majeure à la capacité d’écrire l’histoire française des quatre-vingts dernières années9. Selon les indications du professeur Robert Frank, ce seraient – pour le seul service historique de la Défense (SHD)10 – 650 000 cartons d’archives, allant de 1940 à 1970, qui resteront de facto incommunicables pendant une longue période (puisque même une rapide déclassification « au carton » de cette masse immense nécessiterait plus d’une décennie de travail pour une large équipe d’archivistes) !

Ce retour en arrière par rapport au mouvement d’ouverture des archives engagé par les grandes lois du 3 janvier 1979 et du 15 juillet 2008 laisse a contrario le champ libre à des commémorations accompagnées parfois de l’ouverture partielle de quelques archives, permettant d’écrire une forme d’histoire officielle. Mais, s’il est important que la communauté nationale puisse faire mémoire de son passé, seul le traitement dépassionné des témoignages et des documents peut permettre une approche scientifique de notre histoire, tant il est vrai que les mémoires sont portées par des groupes11 naturellement antagonistes, et que ces groupes entrent en conflit bien souvent par mémoires interposées. Or c’est bien l’histoire comme discipline scientifique dont nous avons besoin pour continuer à assumer la fonction, essentielle dans le système éducatif français depuis l’invention de la République12, de formation du citoyen.

On pourrait voir dans la fermeture annoncée l’effet d’une volonté de dissimuler les turpitudes passées, et en particulier celles des guerres coloniales. Ce serait cependant mésestimer les efforts récents entrepris pour proposer une réparation – encore sélective – de la mémoire autour de quelques figures symboliques du combat pour l’indépendance algérienne, comme Maurice Audin et Ali Boumendjel. Allant plus loin, c’est aussi la publication du rapport de la commission Duclert sur la France face au génocide des Tutsi rwandais qui vient de marquer un certain progrès, et montre l’importance du travail d’archives pour éclairer les crises du passé.

La véritable raison du blocage actuel est donc plutôt à rechercher ailleurs. Une expérience commune de trente années d’observation critique des sphères régaliennes nous fait surtout pointer du doigt des processus également inavouables : en amont, l’abus de la classification « secret-défense », que ce soit par précaution ou par souci de se valoriser par l’accès à une information protégée, et en aval, la crainte d’avoir à composer avec les incommodes acteurs de la recherche universitaire et de la société civile (associations, juristes, citoyens).

Évoquant le sujet de la durée du secret de défense, le général de Gaulle déclarait en 1965 : « Trente ans, je n’en demande pas tant. L’histoire s’accélère… Mais dix ans, c’est le moins13 ! » Cette appréciation est très loin d’être isolée, et chacun de nous a entendu, en privé et parfois en public, d’anciens hauts responsables ayant exercé des fonctions touchant à la sécurité nationale abonder dans le même sens. En 1996, le rapport Braibant sur les archives notait d’ailleurs que « les responsables de la défense nationale reconnaissent eux-mêmes volontiers que le secret-défense vieillit vite14 ».

Cette accumulation injustifiée de documents, trop longtemps classifiés au regard des exigences mêmes de la défense nationale, a créé l’actuelle situation de blocage. C’est parce que l’administration a peur de voir un tout petit nombre de véritables secrets de longue durée être déclassifiés d’office dans le flux, qu’elle voudrait élever un barrage qui bloquerait l’accès à l’immense masse des documents dont les chercheurs ont besoin pour écrire l’histoire de la France au xxe siècle.

Cette accumulation de documents classifiés a créé l’actuelle situation de blocage.

Mais ce dossier a aussi montré que, pour quelques légistes haut placés, les archives seraient une propriété de l’État pour l’État, plutôt qu’un bien commun dont l’État n’est que le dépositaire pour le compte de toute la société. Ce qui reviendrait en réalité à remettre en cause ce grand mouvement commencé avec les archives de la nation, créées en 1790 sous l’appellation d’«  Archives nationales », et qui déboucha sur le « droit d’accès » (avec la première loi sur les archives en 1979) et sa consécration constitutionnelle de janvier 2017.

L’autonomie des choix bureaucratiques par rapport à la décision politique a été largement étudiée en sociologie administrative, et peut conduire à une véritable dissidence interne qui déconsidère les décisions gouvernementales et affaiblit la démocratie. Nous en avons, à l’évidence, un magnifique exemple ici, puisque le durcissement progressif de l’accès aux archives sensibles depuis dix ans est diamétralement opposé aux annonces répétées des trois derniers présidents de la République, qui ont chacun pris position pour l’ouverture des archives à maintes reprises, afin de répondre à la demande de la société de regarder son histoire en face.

Dans le cas d’espèce, la régression a été d’autant plus mal admise qu’elle est perçue comme un manquement à la continuité de l’État. En 2016, le groupe de travail interministériel « Déclassification », réuni pour traiter spécifiquement de cette question (qui réunissait les Archives de France et les ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Intérieur) avait en effet proposé « la déclassification de facto à l’expiration des délais de libre communicabilité » et le « non-marquage de la déclassification à l’expiration des délais de libre communicabilité15 ». Puis, sortant du seul cercle interministériel, l’annonce publique en fut faite en janvier 2018 par le secrétaire général de la Défense et de la Sécurité nationale, qui indiqua que la concertation interministérielle prévoyait que « la classification ne pourra dépasser cinquante ans, sauf dispositions particulières prévues par le Code du patrimoine et destinées notamment à lutter contre la prolifération des armes nucléaire, radiologique, biologique, chimique16 ». Dès lors, inverser brutalement le mouvement, sans aucune concertation avec les milieux intéressés, a donné l’image d’un État inconséquent, et soumis aux aléas de la concurrence entre quelques grands corps autour des postes de la haute administration.

Remettre sur de bons rails la relation essentielle qui doit exister entre les traces de l’histoire et les exigences de la sécurité passe donc par une refondation des mécanismes qui gouvernent, dans une démocratie, le recours au secret. La réforme législative annoncée sur la question des archives classifiées pourrait conduire, dans le meilleur des cas, à donner au secret de la sécurité nationale une doctrine rénovée et une pratique adaptée à la modernité numérique, soustrayant dès lors ce domaine régalien aux vicissitudes interministérielles.

Pour une pratique proportionnée du secret

Il y a plus de vingt ans déjà, l’amiral Pierre Lacoste, qui fut directeur de la DGSE, affirmait : « Je suis convaincu qu’il faut gérer les procédures de classification avec la plus grande rigueur. Pourquoi ne pas généraliser ce qui se pratiquait dans la marine lorsque j’y travaillais, à savoir une revue annuelle obligatoire des documents de haute classification afin de déclassifier tout ce qui ne mérite plus de rester vraiment secret ? Un recours plus systématique à ce type de procédure limiterait sans doute les cas de sur-classification abusive17. » Il désignait bien l’endroit où il faut faire porter l’effort pour limiter les coûts d’une mauvaise gestion du secret, tout en limitant au strict nécessaire l’obstacle qu’il oppose à la transparence démocratique.

On ne déclassifie que mieux ce que l’on classifie bien.

On ne déclassifie que mieux ce que l’on classifie bien, c’est en substance le fil rouge qui pourrait guider une réforme du secret de défense. Il faudrait en premier lieu qu’une telle démarche soit orientée dans le bon sens, c’est-à-dire de l’amont (la classification) vers l’aval (la déclassification et l’ouverture des archives), et non qu’elle bloque, après cinquante ans, des cartons remplis de documents dont l’immense majorité aurait eu vocation à être déclassifiée bien plus tôt. Dès lors, l’échéance des cinquante ans (ou des cent ans, lorsqu’il s’agit de documents pouvant affecter la sécurité d’une personne en particulier) agirait comme une contrainte vertueuse obligeant les services concernés à faire un tri préalable bien avant le versement aux archives. En pratique, nous proposons d’inscrire dans les textes – tout comme cela se fait dans les autres démocraties occidentales – l’obligation (et non plus la recommandation) pour les administrations de porter une date de classification sur les documents lors de leur production. En cas de non-respect de cette disposition, la déclassification serait automatique après un délai de sécurité (de quelques années, sans doute) permettant au service émetteur de corriger cette lacune. Les administrations émettrices devraient aussi être astreintes à une procédure de révision périodique de leurs documents classifiés, afin notamment d’identifier ceux qui relèveraient des délais légaux supérieurs de soixante-quinze ou de cent ans. En cas de non-respect de ces règles, des sanctions administratives graduées seraient appliquées, pouvant aller jusqu’au retrait de l’habilitation, donc de la capacité à classifier ou à consulter des documents classifiés.

La logique générale de ces propositions rejoint des idées déjà discutées. Ainsi, le général Patrice Sartre (2S) et le magistrat Philippe Ferlet avaient proposé une limitation de la durée de protection qui « pourrait devenir une obligation imposant, en fonction de la sensibilité des informations, une durée de protection la plus courte possible, diminuant ainsi le volume à protéger et permettant son accès libre au juge comme au Parlement une fois la période de classification écoulée ». Ils envisageaient même des durées de « deux ans pour le confidentiel, cinq pour le secret et dix pour le très secret18 ».

Mais, comme eux, nous pensons qu’il ne suffit pas de se contenter des recommandations internes figurant déjà dans les instructions ministérielles et interministérielles. Seul un contrôle externe, ayant capacité à auditer les pratiques et à sanctionner les abus, aura un véritable impact sur les comportements administratifs et sur la sur-classification. À ce titre, l’exemple des États-Unis est clair : depuis 1978, un organisme, l’Information Security Oversight Office (ISOO), rattaché aux archives fédérales (NARA), reçoit des instructions du National Security Council (NSC) mais a été ouvertement conçu comme un élément d’une politique de libéralisation dans la gestion des archives publiques et de la classification. C’est la raison pour laquelle l’ISOO a pour mission principale de s’assurer du respect de la politique de classification, en communiquant au président des États-Unis un rapport annuel public sur la situation de plus d’une soixantaine d’administrations fédérales.

C’est dans ce sens qu’il nous paraîtrait opportun de créer – comme deuxième pilier de la réforme – une instance interministérielle en charge de la conformité de la classification, dont la mission principale serait de s’assurer du respect des nouvelles règles de classification et de déclassification par les administrations concernées. Elle transmettrait chaque année un rapport classifié au président de la République et au Premier ministre, ainsi qu’un rapport public au Parlement, afin d’informer la représentation nationale de l’état de ce bien collectif que sont les archives classifiées de la nation. Et, pour en renforcer encore l’impact, on peut également imaginer que cette instance devienne une formation spécialisée de la commission du secret de la Défense nationale (CSDN), dont elle étendrait de facto les missions.

Il n’est pas certain que la réforme prévue cet été aille aussi loin. S’il est indispensable que la déclassification automatique à cinquante ans pour la grande majorité des documents classifiés soit gravée dans le marbre de la loi, on pressent déjà que l’administration va en contrepartie vouloir élargir le champ des exceptions dépassant ce délai de rigueur, sans pour autant prévoir d’encadrer ces dérogations par un mécanisme de contrôle adéquat (qui en garantirait un usage limité au strict nécessaire et en éviterait les abus).

C’est dire à quel point le Parlement va avoir un rôle essentiel à jouer pour veiller – dans le peu de temps que le calendrier parlementaire lui accordera – à ce que les dérogations proposées soient rédigées de la manière la plus précise et la plus encadrée possible.

Faudra-t-il, encore une fois, inviter à lire Montesquieu et Voltaire ? Les citoyens placent l’exercice de la responsabilité au cœur du pacte démocratique et appellent à des lois qui, en toute chose, établissent un équilibre, surtout aujourd’hui, entre liberté et sécurité. D’autre part, la compréhension des crises contemporaines appelle une forte mobilisation de toutes les expertises disponibles – et en premier lieu celles des chercheurs en sciences sociales – pour comprendre leurs origines et défricher l’avenir. La recherche de cette « intelligence publique » est donc, elle aussi, un impératif démocratique19.

L’éthique de responsabilité des universitaires et des archivistes et leur mobilisation ont imposé, à défaut d’une concertation préalable, une révision a posteriori des prétentions initiales du secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSDN). C’est maintenant à la représentation nationale de trancher sur cette querelle des archives et de saisir une occasion historique de ramener l’État à la raison démocratique, en tenant compte des besoins de la société en matière d’archives et d’histoire, de sécurité, mais aussi de juste transparence.

  • 1.Le secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN, dépendant du Premier ministre) a publié, le 13 novembre 2020, une nouvelle version de l’instruction générale interministérielle (IGI) no 1300 sur le secret de défense, qui a restreint l’accessibilité des archives classifiées au terme du délai de cinquante ans.
  • 2.Voir notamment « Archives classées “secret-défense” : “un règlement absurde entrave la recherche sur le passé” », Le Monde, 26 janvier 2021, p. 34 ; François-Guillaume Lorrain, « Archives : la grande colère des historiens », Le Point, 1er février 2021, p. 99 ; Chloé Ripert, « Guerre d’Algérie, Occupation… Les historiens bataillent contre l’extension du “secret-défense” », Ouest-France, 4 février 2021 ; « Archives nationales : “N’abusons pas du secret-défense, si justifié soit-il parfois” », Le Figaro, 8 mars 2021, p. 18.
  • 3.L’Association des archivistes français, l’Association des historiens contemporanéistes et l’Association Josette et Maurice Audin avaient formé un premier recours en septembre 2020 contre les dispositions déjà contestables de la précédente IGI no 1300. Elles en ont formé un second en janvier 2021 contre sa nouvelle version, recours dont les trois auteurs du présent article sont – avec d’autres collègues – également signataires individuels.
  • 4.C’est sur le fondement de cette disposition de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que le Conseil constitutionnel a consacré le caractère constitutionnel de la liberté d’accès aux archives publiques (voir Cons. const., décision n° 2017-655 QPC du 15 septembre 2017).
  • 5.Sur le cadre juridique du secret de défense, on pourra consulter Bertrand Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret. Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France, Panazol, Lavauzelle, 2000.
  • 6.Le même article soumet à des délais augmentés certains autres documents, notamment ceux qui, étant classifiés, pourraient mettre en cause la sécurité d’une personne identifiable ou identifiée et qui restent – de ce fait – non communicables durant cent ans.
  • 7.« La liberté est la règle, la restriction de police l’exception » (conclusion dans Conseil d’État, 10 août 1917, Baldy, n° 59855).
  • 8.Voir Sébastien-Yves Laurent (sous la dir. de), Archives « secrètes », secrets d’archives ? Le travail de l’historien et de l’archiviste sur les archives sensibles, Paris, CNRS Éditions, 2003, et Olivier Forcade, et Sébastien-Yves Laurent (sous la dir. de), Dans le secret du pouvoir. L’approche française du renseignement, xviie-xxie siècles, Paris, Nouveau Monde, 2019, notamment p. 9-35.
  • 9.Une argutie juridico-administrative totalement artificielle fait en effet rétroagir les restrictions de la nouvelle instruction jusqu’à l’année 1934 ! Fort heureusement, l’étude sur archives des émeutes contre le Parlement du 6 février 1934 a pu être conduite de longue date.
  • 10.Auquel il faudrait ajouter les fonds des archives diplomatiques et de certains secteurs sensibles des Archives nationales.
  • 11.Voir Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire [1925], Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité », 1994.
  • 12.Voir Patrick Garcia et Jean Leduc, L’Enseignement de l’histoire en France de l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Armand Colin, 2003.
  • 13.Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Éditions de Fallois/Fayard, 1994, p. 17.
  • 14.Guy Braibant, Les Archives en France : rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1996.
  • 15.Compte rendu du Comité interministériel aux Archives de France, 7 avril 2016, p. 5 (accessible en ligne).
  • 16.Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, Rapport sur le secret de la défense nationale en France / II, janvier 2018, p. 13.
  • 17.« Entretien avec l’amiral Pierre Lacoste », Droit et défense, no 97/4, 1997, p. 34.
  • 18.Patrice Sartre et Philippe Ferlet, « Le secret de défense en France », Études, n2010/2, tome 412, p. 174.
  • 19.Voir Bertrand Warusfel, « Expertise de la crise et crise de l’expertise publique », Rue Saint-Guillaume. Revue de l’Association des Sciences-Po, no 156, septembre 2009, p. 29-31.

Olivier Forcade

Olivier Forcade est professeur d'histoire contemporaine des relations internationales à Sorbonne-Université et directeur de Sorbonne Université Presses. Il a notamment publié La République secrète, (2008, NME) et La censure en France pendant la Grande Guerre, Fayard (2016).

Sébastien-Yves Laurent

Sébastien-Yves Laurent est professeur à la faculté de droit et de science politique de l'université de Bordeaux. Il a récemment publié Dans le secret du pouvoir. L’approche française du renseignement XVIIe-XXIe siècle (Nouveau monde éditions, 2019, avec Olivier Forcade) et Annuaire 2019 du droit de la sécurité et de la défense (éditions Mare & Martin, 2019).…

Bertrand Warusfel

Bertrand Warusfel est professeur à l'université Paris-8, avocat au barreau de Paris et vice-président de l'Association Française de Droit de la Sécurité et de la Défense. Travaillant sur les question de sécurité et de droit des technologies, il est également co-éditeur (avec Sébastien-Yves Laurent) de Transformations et réformes de la sécurité et du renseignement en Europe (Presses Universitaires…

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